Les récits de la Passion, qui occupent une forte proportion des évangiles, ont alimenté dans la chrétienté un culte de la douleur et de la mortification. La souffrance fut longtemps considérée comme méritoire, rédemptrice (elle l’est toujours dans certains milieux). Par elle, à la suite du Christ, on pouvait racheter ses fautes. La souffrance est salutaire, et elle doit donc, pour certains, être cultivée, recherchée.
C’est aux réformateurs qu’on doit un recentrement nécessaire sur le véritable message du Nouveau Testament. Jubilation de Luther lorsque, à la lecture de l’épître aux Romains, conscient que jamais ses mérites ne satisferont la justice de Dieu, il découvre que la facture de ses péchés est déjà intégralement payée ! Chez Calvin, de manière plus progressive et plus raisonnée, mais non moins intense, reconnaissance envers ce Dieu qui, en Christ, nous délivre pleinement, notamment de l’incertitude sur notre devenir éternel : dans « la prédication de Calvin, la conversion est l’instant où l’angoissé apprend sa libération et émerge dans la lumière de la certitude. C’est un bouleversement et une réorganisation du psychisme, une nouvelle naissance symbolique, une illumination […] C’est pourquoi il n’y a de salut qu’avec certitude. Douteux, éventuel, probable, il n’est pas la délivrance mais l’angoisse »(1).
Le message du salut gratuit et assuré par les seuls mérites de Jésus-Christ apparaît donc comme le plus grand bonheur terrestre pour le croyant conscient de son indignité devant Dieu. La gratuité du salut ayant délié le chrétien de l’obligation (jamais satisfaite) d’apaiser la colère du Seigneur, la souffrance, en conséquence, ne sera pas une œuvre nécessaire au salut, mais le corollaire du combat acharné qu’il convient de mener pour proclamer que le salut, par la foi en Jésus-Christ, est acquis. « Si je veux vivre avec Christ, ce monde me sera toujours plein de troubles, écrivait Calvin à Farel. La vie présente est destinée à la lutte »(2). Si nous souffrons, c’est parce que ce monde est troublé, que le mal existe et qu’il doit être combattu avec acharnement.
Souffrir n’est ni une nécessité en soi, ni une vertu en soi : le bonheur, même terrestre, n’a rien d’illégitime. Beaucoup ont vu dans cette libération spirituelle l’explication fondamentale du dynamisme économique et technique de l’Occident. La crainte continuelle du divin paralyse : on a toujours peur de mal faire, ou de n’en faire jamais assez. Au contraire, le message de la Réforme engage celui qui se sait sauvé à construire l’avenir, débarrassé de ses entraves, sûr d’être aimé de Dieu, et délesté de l’obsession de mériter son paradis à la fin de ses jours.
Le protestant est, très concrètement, un homme libéré, affranchi. C’est au point que, paradoxalement, le protestantisme a tellement bien réussi à faire que le ciel ne soit plus un souci que Dieu lui-même a fini par devenir secondaire, voire absent de la vie des délivrés. L’assurance du salut a peut-être, subtilement, dégénéré en ignorance de la réalité du péché. Le bonheur a dérivé vers l’insouciance.