On connaît bien la parabole des deux fils mise en scène par Jésus. Le plus jeune décide de réclamer à son père sa part d’héritage et d’aller faire sa vie. Il dilapide les biens qu’il a reçus, part « dans un pays lointain » (c’est tellement plus beau, aux antipodes…), ne se pose aucune limite. Mais, suite à une famine survenant dans ce pays exotique qui devait être si merveilleux, il se retrouve à garder des cochons pour un salaire de crève-la-faim. Et là, « il commença à manquer du nécessaire », lui qui avait eu tout ce qu’il fallait chez son père et qui aurait eu largement de quoi voir venir s’il n’avait pas tout gaspillé d’un seul coup.
On a coutume d’aborder cette histoire sous l’angle de la faute morale, comme le fera le fils aîné ; n’est-il pas vrai, entre autres, que le fils cadet, d’une certaine façon, tue son père en lui réclamant son héritage par anticipation ? L’autre angle de lecture possible, c’est l’histoire d’une quête de bonheur qui tourne mal. Parce qu’elle a tout pour mal tourner(1).
Le jeune fils veut mener sa vie en toute indépendance : une fois l’héritage touché, il n’aura plus de contacts avec son père. Il établit une équation exacte entre bonheur et recherche du plaisir sans modération. Très soixante-huitard, il veut « vivre sans temps morts, jouir sans entraves » par l’acquisition de biens… ou des personnes, sous la forme de prostituées. En fait, il aboutira aux confins de la mort et sa jouissance finira entravée à 100% par ses excès mêmes.
Il est dit qu’il vécut, selon la plupart des traductions, « dans la débauche » (v.13). Le terme grec asôtôs suggère plutôt l’idée de vivre « sans salut », ce qui induit la notion de désespoir : « il dispersa son bien en vivant de façon désespérée/ sans porte de salut », traduit Lytta Basset(2). Cette perspective est très éclairante sur le fait que le désespoir, précisément, nous jette dans le noir ! L’égarement atteint ici de telles proportions que le bonheur va voir ses prétentions sérieusement rabaissées : ici, il se limitera à la lutte pour la simple survie.
Du coup, lui qui ne pensait plus qu’à lui-même, il se met à penser aux autres… pour les envier : les ouvriers de son père –sans aucun doute moins bien traités que les deux fils du propriétaire– « peuvent manger autant qu’ils veulent » (v.17). On est toujours l’heureux ou le malheureux de quelqu'un et le jeune fils, qui trouvait sa propre abondance un peu étriquée, se perçoit désormais comme le plus infortuné de la terre. Comme quoi nos perceptions de la plénitude sont très élastiques, il est bon d’en avoir toujours conscience.