L’expression « critique canonique » désigne un ensemble d’approches qui cherchent à tenir compte de la forme finale (« canonique ») du texte biblique, ou des implications du processus canonique pour l’exégèse, notamment dans le domaine de l’Ancien Testament. Il doit une grande partie de son impulsion à Brevard S. Childs (1923-2007), bibliste vétérotestamentaire et théologien américain qui a élaboré sa méthode dans plusieurs ouvrages, en particulier dans son Introduction to the Old Testament as Scripture(1). La critique canonique connaît un rayonnement bien au-delà des travaux de Childs ; le présent article s’y attachera toutefois en priorité, tant les développements ultérieurs sont liés à ce point de départ.
1. Présentation générale
Exégèse, canon et communauté
L’approche canonique est née d’une crise(2). Brevard Childs fit ses études à Princeton aux États-Unis, puis à Bâle (Suisse) où Karl Barth occupait la chaire de théologie dogmatique. Au début des années 1970, il vécut l’effondrement du mouvement de théologie biblique qui avait fleuri durant les deux décennies précédentes grâce au barthisme. À cette même époque, il prit conscience de l’échec des méthodes historico-critiques. Celles-ci éclataient le texte biblique en une multitude de reconstructions hypothétiques mais semblaient incapables de rendre compte de sa signification profonde et avaient tendance à le réduire aux seules influences historiques, politiques et sociales [p. 14]. Dans l’esprit de Childs, il était impensable de revenir à une lecture « pré-critique », telle que pratiquée par les Pères de l’Église ou les réformateurs. Cela restait vrai, malgré l’apport incontestable de cette lecture sur le plan spirituel et exégétique, en raison d’un attachement au sens premier du texte et d’une conviction que l’Écriture tout entière rendait témoignage à Jésus-Christ. Devant ce dilemme, Childs s’interroge : « Est-il possible de comprendre l’Ancien Testament comme Écriture canonique, tout en se servant pleinement et de façon conséquente des outils de la critique historique ? » [p. 45].
L’exégète retiendra des méthodes historico-critiques l’idée d’une émergeance progressive du texte biblique passant par de multiples éditions ou sources antérieures. Mais il soulignera aussi la fonction unique de ce texte en progression constante, comme témoignage de l’expérience que la communauté de foi a faite du Dieu vivant [p. 59]. À ce titre, le texte – dans toutes ses formes – a exercé, dès le départ, une influence sur la communauté, et c’est pour cette raison précisément qu’il fut sans cesse repris, enrichi et remanié pour les générations suivantes. Parvenue à sa forme finale, cette Écriture est devenue le témoin de foi normatif pour la communauté qui lui avait donné naissance.
Cette présentation s’accompagne de deux précisions importantes. Premièrement, bien que le texte biblique soit le fruit d’un long processus, il est impossible de reconstruire celui-ci dans les détails, car les éditeurs bibliques ont en grande partie effacé leurs traces [p. 60]. Deuxièmement, l’exégèse ne saurait se satisfaire d’une simple restitution des couches rédactionnelles ou des contextes historiques qui ont contribué à l’émergeance de l’Écriture. La logique même de l’histoire canonique veut que l’exégète se concentre sur le texte final qui, seul, représente l’aboutissement de ce processus. Comme le dit Childs :
L’établissement d’un canon scripturaire implique que l’expérience qu’Israël fait de Dieu ne trouvera pas son témoignage dans la reconstruction des processus historiques mais que ce témoignage se confirme dans l’effet qu’il a sur le texte biblique lui-même. L’Écriture rend témoignage à l’activité divine en faveur d’Israël au sein de l’histoire mais l’histoire comme telle n’est pas un moyen de révélation au même titre qu’un canon. C’est uniquement dans la forme finale du texte biblique, où l’histoire normative est parvenue à son aboutissement, que l’on peut percevoir le plein effet de l’histoire révélationnelle(3).
Notons en passant que, parmi les protagonistes de la critique canonique, ces deux derniers points ne feront pas consensus. Pour James A. Sanders, par exemple, contemporain de Childs et innovateur lui aussi de l’approche canonique, c’est précisément sur la restitution des étapes contribuant à l’émergence du texte que l’exégèse doit se concentrer(4). L’accent porte donc moins sur l’aboutissement du processus que sur le processus lui-même avec ses facteurs historiques, politiques et autres.
Des Écritures d’Israël à une parole pour aujourd’hui
Les travaux de Childs ne visent pas simplement à dépasser les limitations inhérentes aux méthodes critiques. Ils cherchent ultimement à « lire l’Écriture à la lumière de la réalité divine dans sa plénitude »(5). Childs met donc en œuvre une véritable « herméneutique canonique » qui se décline en plusieurs étapes(6).
Il convient dans un premier temps de dégager le « sens normal » (plain sense) du texte. L’exégète se servira ici de tous les outils dont il dispose en vue d’une analyse rigoureuse. Mais l’exégèse (il s’agit en premier lieu de l’Ancien Testament) s’ouvre ensuite à un dialogue avec le Nouveau Testament. Cette conversation doit être attentive aux convergences et complémentarités entre les deux corpus, comme aussi aux dissonances et tensions. Dans un troisième temps, l’exégète tâchera de voir comment le texte, en lien avec ce double témoignage biblique, rend compte de la réalité divine à laquelle il renvoie. Les auteurs bibliques se sont efforcés de témoigner de leur expérience en dialogue avec des textes antérieurs. Aussi convient-il – à partir de ces textes – de rechercher cette même Parole qui fut à la base de leur expérience. Les symboles de foi, confessions et catéchismes de l’Église font intervenir d’autres voix, d’autres témoignages auxquels l’exégète fera bien de prêter attention. S’il ne s’agit pas de reproduire simplement leurs énoncés, ce sont néanmoins des ressources permettant de voir comment l’Église a tenté de retranscrire, à des moments précis de son histoire, la Parole qu’elle a entendue dans l’Écriture.
La démarche de Childs, résumé sommairement ici, est ambitieuse. Elle trouve une expression concrète dans les chapitres de l’Introduction consacrés aux livres particuliers de l’Ancien Testament mais aussi dans deux commentaires, sur les livres de l’Exode(7) et d’Ésaïe(8). Dans son commentaire de l’Exode notamment, Childs aborde chaque section du livre par une traduction qui fait intervenir des éléments de philologie et de critique textuelle, puis il passe en revue les questions littéraires et rédactionnelles. Vient ensuite l’exégèse à proprement parler, complétée par une recherche sur le contexte néotestamentaire et l’histoire de l’interprétation. Une réflexion théologique replace enfin le travail exégétique dans un cadre plus large.
2. L’approche canonique : une option pour la recherche ?
Apports positifs
Le projet de Childs et l’érudition mise à contribution pour y arriver permettent souvent de dégager des éléments importants sur le plan de l’exégèse, tout en donnant des perspectives utiles pour l’histoire de l’interprétation et la réflexion théologique. La présentation des différents livres bibliques dans l’Introduction, surtout dans les sections traitant de leur « forme canonique » ou des « implications théologiques et herméneutiques » regorgent d’intuitions éclairantes pour la compréhension du texte.
L’approche canonique peut illuminer certains aspects de l’Écriture que d’autres approches ont tendance à laisser dans l’ombre. Le « livre des douze prophètes » en fournit une illustration pertinente : le choix des éditeurs bibliques de retenir douze livres précisément semblent bien témoigner d’une volonté de lier le message de ces prophètes au nombre des tribus d’Israël. Bien que la prédication de chaque prophète, prise isolément, soit historiquement et géographiquement située, le message que véhicule cette collection dans son ensemble est pour tout Israël. Il s’étend de la période précédant la destruction du Royaume du Nord (Osée et Amos) jusqu’au retour d’exil et s’achève par l’attente du retour de YHWH au temple (Malachie). Par ces éléments et d’autres, le message canonique va plus loin – et prend un caractère plus ample – que ses composants individuels(9).
Une solution en trompe-l’œil ?
Pour certains, soucieux des positions doctrinales classiques mais ouverts aux méthodes critiques, l’approche canonique peut sembler permettre un équilibre entre les deux perspectives. Cependant, elle suscite pour l’exégète de tendance évangélique de vraies interrogations. Relevons ici deux points majeurs.
En premier lieu, face à la doctrine classique de l’Écriture, l’approche canonique se caractérise par la séparation typiquement barthienne entre Écriture et Parole de Dieu. Pour Childs, l’Écriture est, tout en même temps, le témoignage rendu à la Parole divine, la réponse de la communauté de foi à cette Parole et le véhicule permettant à Israël, comme à l’Église, d’entendre aujourd’hui cette Parole de façon renouvelée. Childs peut même affirmer que « la force décisive à l’œuvre dans la formation du canon émergea dans la transmission d’une parole divine dans une forme telle qu’elle a pu revendiquer une autorité normative sur les générations successives » [p. 60]. Mais où se trouve précisément cette Parole ? Dans la tradition initiale ? Dans sa forme finale ? Ou cette Parole ne serait-elle pas plutôt évoquée par l’Écriture canonique sans jamais s’y identifier vraiment ? De fait, l’Introduction évite soigneusement la notion d’inspiration, comme aussi les implications de l’affirmation classique, Sacra Scriptura est Verbum Dei(10).
Deuxièmement, l’approche canonique pose la question de la fiabilité des traditions historiques contenues dans l’Écriture. Est décisif dans l’approche canonique, non pas tant les interventions de Dieu au sein de l’histoire que le processus par lequel les traditions ont permis à la communauté de discerner en Dieu la source de sa vie. Une opposition s’opère donc entre le sens théologique du texte et les événements qui le fondent. Ainsi, par exemple, Childs souligne l’importance théologique du statut de Moïse comme législateur, affirmant qu’un appel à « la paternité mosaïque [‘the authorship of Moses’] joua un rôle normatif dans le contexte canonique dès une période reculée ». Toutefois, poursuit-il, cela n’est pas « un jugement historique au sens moderne mais une manière de mesurer la vérité d’un corpus législatif en expansion constante » [p. 134]. Qu’en est-il de l’activité – ou de l’existence – réelle de Moïse ? La question est mal posée car « l’appel à la paternité mosaïque n’a dérivé sa signification que dans le contexte d’une communauté de foi pour laquelle un corpus de tradition écrite avait déjà été reconnue comme faisant autorité » [pp. 134-135]. En d’autres termes, la prétention d’une paternité mosaïque vient légitimer a posteriori un texte qui exerce déjà une influence sur Israël sans pour autant prendre racine dans une réalité historique, réalité qu’elle est censée décrire. Il en est de même de la sortie d’Égypte. Childs relève à ce sujet que « les tensions fréquentes dans le récit narratif révèlent une longue histoire de développement précédant la forme finale, où divers matériels furent combinés pour former une composition peu homogène » [p. 170]. Dans son commentaire de l’Exode, Childs identifie les perspectives contradictoires entre les sources supposées avoir existé en amont du texte canonique, puis il affirme que l’éditeur final a combiné ces divers fils en un seul récit tout en laissant intactes leurs incohérences mutuelles(11). La question de l’événement historique derrière le texte ne reçoit, finalement, qu’une réponse assez vague(12).
Ces questions ne sont pas simples. On le sait, tout en soulignant le rôle de Moïse comme législateur et médiateur de l’alliance, rien dans le Pentateuque ne l’identifie à « l’éditeur final ». Il faut également reconnaître une différence entre, d’un côté, l’historiographie moderne avec (en principe !) ses exigences d’exactitude et, de l’autre, la façon dont les auteurs bibliques racontaient l’histoire. Cela étant dit, l’Écriture souligne constamment le lien entre la réalité de Dieu, et son action dans l’histoire qui n’en est pas uniquement la manifestation visible mais aussi, d’une certaine façon, la preuve. Est importante, non seulement l’affirmation que Dieu agit mais qu’il le fasse d’une manière qui corresponde – dans le respect des genres littéraires – à la description qu’en fait l’Écriture. En réalité, tout en voulant dépasser les perspectives imposées par les Lumières aux xviie et xviiie siècles, l’approche canonique en est le fruit… et le prisonnier(13).
3. L’approche canonique aujourd’hui
L’approche de Childs correspond à un moment particulier de l’histoire des sciences bibliques. Comme nous l’avons vu, elle est née d’une réaction à l’hégémonie que les méthodes historico-critiques exerçaient dans les années 1960-80. Depuis, la situation a passablement évolué : ces méthodes trouvent encore des adeptes mais se combinent désormais à d’autres approches qui s’interrogent aussi sur le message du texte biblique en son état actuel ou sur les effets que le texte peut produire aujourd’hui chez le lecteur.
Cela étant dit, plus de quarante ans après la parution de l’Introduction, l’approche canonique reste importante. Parmi ceux qui y ont contribué de façon substantielle se trouvent des noms comme Christopher Seitz, ou Rolf Rendtorff en Allemagne(14). D’autres biblistes pourraient également être mentionnés(15). De façon générale, l’approche canonique a eu pour conséquence durable d’apporter aux sciences bibliques une attention plus grande au texte final. Comme le remarque Seitz, il y a cinquante ans à peine, il aurait été inimaginable que, parmi les commentaires de l’Ancien Testament qui sortent actuellement, ceux qui négligent les implications de la forme finale se trouvent dans la minorité. C’est pourtant le cas et cette situation est due en grande partie à l’approche canonique de Childs(16). L’approche canonique s’étend aussi – quoique plus timidement – aux écrits du Nouveau Testament(17).
D’un point de vue évangélique, que peut-on retenir de l’approche canonique ? Force est de constater que les lignes de partage entre exégèse critique ou évangélique sont aujourd’hui plus floues que par le passé, particulièrement dans la recherche anglo-saxonne. Sans entrer dans la question de savoir si cette situation est à saluer ou, au contraire, à regretter, on doit reconnaître que de nombreux évangéliques adoptent – à des degrés variables – les outils critiques dans l’exégèse, tout en restant attachés à la cohérence du message biblique dans les grandes lignes. En ce sens, la démarche de Childs a trouvé un écho favorable dans des milieux qui, paradoxalement, y étaient assez largement réfractaires il y a une génération.
En essayant de formuler une appréciation générale, il me semble possible de dire ceci : posée sur des bases plus solides (cf. les réserves exprimées supra), l’approche canonique, en tant qu’orientation globale vis-à-vis de l’Écriture, représente un apport potentiel pour l’interprétation. Au cœur de cette approche se trouve une double exigence : étudier de façon rigoureuse le texte biblique dans sa forme finale en rapport avec son contexte littéraire immédiat et, en même temps, tenir compte de son statut unique d’Écriture sainte. L’approche canonique souligne encore l’importance, à la fois, d’être attentif au texte biblique comme Parole de Dieu pour l’époque où il fut écrit, et de reconnaître que son orientation ultime – son telos ou finalité – est Jésus-Christ, l’aboutissement des Écritures et la concrétisation des promesses anciennes(18). Sur tous ces points, nous touchons du doigt des préoccupations qui permettent une exégèse féconde et pertinente.
Rappelons pour terminer que l’approche de Childs allait de pair avec une autre préoccupation qui est tombée en défaveur, elle aussi, dans la recherche critique, à savoir la théologie biblique. De fait, le projet canonique de Childs a été plus ou moins « bordé » par deux livres sur la théologie biblique, le premier faisant part de la crise où se trouvait cette discipline(19) et le second – qui fut un des derniers travaux majeurs de Childs – une tentative de dégager le message de l’Écriture au moyen d’une théologie biblique renouvelée(20). Un tel projet n’est possible que dans la mesure où l’on est convaincu que, au-delà de la polyphonie qui caractérise les livres bibliques, un message fondamental et une harmonie profonde les unissent, et que l’on peut articuler ce message par une théologie cohérente. Ces convictions sont, ou devraient être, celle de toute théologie évangélique, précisément parce que les paroles d’hommes qui composent la Bible sont aussi Écriture canonique et Parole de Dieu(21).