« La question éthique est au cœur du premier évangile » (1) . Pour illustrer cette observation que je partage avec Jean Zumstein, il est envisageable d’emprunter plusieurs voies fructueuses (2) . J’ai choisi celle de parcourir quelques péricopes qui évoquent la possibilité pour le disciple de Jésus de devenir fou, insensé ( mwros en grec) dans le cas où il ne pratique pas ce qu’il a entendu de la bouche de Jésus. Le choix de cette voie part d’un étonnement : pourquoi ce terme est-il retenu en Mt 5,13 pour signifier le fait que le sel perde sa saveur ? Comment se fait-il qu’on le retrouve à d’autres endroits de l’évangile ? Faut-il voir un lien entre ces différents textes ? Finalement, qu’est-ce que cette réalité renferme ?
Sous forme d’une promenade exégétique, je vous propose d’examiner la question classique de l’importance de l’éthique chez Matthieu avec un angle original.
En essayant d’expliciter cette formulation du « sel qui devient fou », j’ai été amené à découvrir d’autres textes de l’évangile qui emploient eux aussi cette même racine. À travers les exemples qui suivent, je vais tenter de déterminer en quoi et comment la mise en relation de la folie et de la question éthique chez Matthieu sert à illustrer la nécessité et l’importance de la dimension éthique dans la vie du disciple. Cette mise en relation est spécifique au premier évangile (3) . En effet, Marc ne recourt jamais à ce vocable et Luc ne le fait qu’à une seule reprise dans le logion du sel (Lc 14,34).
Selon Matthieu, le disciple peut donc devenir fou, insensé ( mwros ). Le terme en grec est fort, et il ne paraît pas justifié d’en amoindrir la portée (4) . Même si le caractère hyperbolique de la sentence ne doit pas être oublié, pour Jésus, celui qui traite son frère de « fou » se voit condamné avec une grande sévérité (Mt 5,22). Dans sa violente polémique contre les scribes et les pharisiens en Matthieu 23, Jésus les traite d’« insensés » ( mwros , 23,17), ce qui d’ailleurs ne manque pas de poser un problème au niveau de l’interprétation.
Dans l’Ancien Testament, on rencontre cet adjectif pour décrire l’individu ou le peuple qui néglige les dimensions éthiques de l’appartenance à Dieu, ce qui est considéré comme une révolte contre Lui. « L’insensé ( mwros ), en effet, profère des folies et dans son cœur il médite le mal : il agit en impie et adresse au SEIGNEUR des blasphèmes, il laisse l’affamé le ventre vide et laisse manquer de boisson celui qui a soif. » (Es 32,6) (5) .
Jésus utilise à plusieurs reprises ce vocable en lien avec le comportement éthique du disciple. Ces propos radicaux deviennent compréhensibles si l’on songe que, en laissant la question éthique de côté, le disciple court le risque de ne plus demeurer dans l’Alliance voulue par Dieu et accomplie en Jésus-Christ.
Exégèse de Matthieu 5,13
« Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur (devient fou), comment redeviendra-t-il du sel ? Il ne vaut plus rien ; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes. »
Mt 5,13 utilise le verbe mwrainw pour désigner le sel qui perd sa saveur. Le lien avec une attitude insensée de la part du disciple n’est pas évident de prime abord. Première chose, ce verbe est relativement rare dans le Nouveau Testament puisqu’on ne le rencontre que quatre fois. Deux fois sous la plume de Paul en 1 Co 1,20 et en Rm 1,22, où le sens « rendre fou » est bien établi. Les deux autres occurrences se trouvent en Mt 5,13 et en Lc 14,34, où la traduction qui paraît le mieux convenir serait celle de « rendre sans saveur » (6) , plutôt que « rendre fou ». À noter que Marc utilise l’adjectif analos , qui est formé d’un alpha privatif devant le substantif « sel » (Mc 9,50).
Dans la LXX, la racine mwros se retrouve quarante fois dont vingt-neuf occurrences pour le seul Siracide. Dans les autres textes (7) où mwrainw est employé c’est dans le sens de « rendre fou » : une traduction et un contexte d’énonciation qui vont donc dans le sens défendu ici.
Finalement, on peut aussi se demander si les auteurs de A Greek–English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature (BDAG) n’ont pas gardé le sens de « rendre sans saveur » dans le but premier de respecter le contexte d’énonciation et sa logique, voire par manque de traduction alternative !
À ce stade et en suivant plusieurs exégètes (8) , nous pouvons retenir avec une certaine assurance que le disciple peut devenir « fou », ou « stupide » étant entendu que la métahpore du sel s’applique au disciple, particulièrement à son éthique.
Que faut-il donc comprendre quant à ce sel qui perd sa saveur, qui « devient fou » ? La question est complexe et largement débattue. Deux options principales apparaissent (9) .
La première considère, en s’appuyant sur un texte juif parallèle ( Bekh 8b), que Jésus évoque une situation impossible. Le sel ne peut pas perdre sa saveur. Jésus raisonne donc par l’absurde pour signifier que les disciples ne peuvent pas perdre le statut qui leur est donné. Cette interprétation ne résiste cependant pas à la suite du texte (v. 13b), qui évoque justement la possibilité de voir le sel « devenir fou ». Dès lors, il paraît difficile de suivre cette ligne-là. Le fait d’écarter cette solution ne résout pas pour autant la question.
Comme Matthieu ne semble pas suivre cette voie du raisonnement par l’absurde, il doit avoir en tête un autre cadre de plausibilité qui lui permette de considérer que le sel puisse perdre sa saveur et par conséquent être jeté dehors. L’explication de cette deuxième ligne d’interprétation serait alors à rechercher dans l’éventualité que le sel subisse les effets néfastes de l’humidité dont la conséquence est une perte de saveur (10) .
Le fait de ne pas assumer sa vocation de « sel de la terre », c’est-à-dire de vivre concrètement la nouveauté de vie suite à l’appel de Jésus (cf. Mt 4,18-22), est considéré à la fois comme une folie et comme un cas de figure plausible qui entraîne des conséquences. Matthieu maintient les deux options ensemble. Ainsi, Christophe Paya :
« La fin de la parabole – le sel est jeté dehors et piétiné – montre que l’avertissement est sérieux et que la responsabilité des auditeurs est engagée. Ce qui est impossible – que le sel ne soit plus salé – n’est pas exclu… » (11)
L’interprétation doit en effet tenir compte de cette impossibilité qui est malgré tout envisageable ! Il est évidemment tentant d’éliminer cette manière de comprendre la métaphore du sel, car on évacue ainsi la délicate question du jugement. Comme nous allons le voir, d’autres textes de Matthieu pointent dans cette direction où « ce qui est impossible – que le sel ne soit plus salé – n’est pas exclu… » (12) .
Avant de les prendre en considération, il nous faut encore soulever une autre question : étant donné que le sel peut perdre sa saveur, nous devons essayer de déterminer de quelle manière cela se produit. Pour Matthieu, la réponse est assez évidente et elle concerne l’éthique du disciple, ce que souligne Pierre Bonnard dans son commentaire :
« Les disciples ne sont le sel de la terre que par leurs œuvres (v. 16b) : tout le passage est une exhortation à faire ces œuvres : s’ils ne les font les disciples deviendront inutiles, voire dangereux et même haïs par les hommes : l’impropriété de l’image (un sel perdant sa saveur) sert alors à souligner la gravité de ce qui arrivera aux disciples s’ils négligent les œuvres. Dans le contexte de Matthieu, cette dernière interprétation nous paraît la plus heureuse. » (13)
Le contexte littéraire proche de Mt 5,13 est essentiel pour comprendre l’importance de l’éthique pour Matthieu. Ce logion du sel débute une péricope qui s’étend jusqu’au verset 16. L’unité de la péricope 5,13-16 et le rôle conclusif du verset 16 sont évidents. Ces différentes observations permettent donc de dire que la manière par laquelle le sel peut perdre sa saveur réside dans l’éthique du disciple, comprise ici comme la manière de « saler la terre » et « d’éclairer le monde ».
Attention toutefois à ne pas se méprendre sur la signification et la portée de l’éthique, des bonnes œuvres exigées des disciples. Elle est premièrement dépendante de la personne du Christ et partant de la relation, placée sous le mode de l’obéissance , que le disciple entretient avec Lui. En ce sens cette péricope fait office de pivot entre les Béatitudes qui se concentrent sur l’identité du disciple dans sa dépendance totale du Christ et ce qui doit découler – naturellement – de cette nouvelle identité, à savoir des gestes, des actes, des bonnes œuvres qui sont développées en 5,17-20 puis dans les antithèses de 5,21-48 (14) . Deuxièmement, cette éthique du disciple est étroitement liée à la question du témoignage face au monde qui l’entoure. Troisièmement, les contrastes employés dans ces quelques versets illustrent également le versant positif des affirmations du Jésus matthéen : les disciples sont considérés comme étant à même d’assumer leur nouveau statut de disciple.
Pourtant, cette posture qui insiste sur la nécessité de l’éthique chez les disciples de Jésus ne fait pas l’unanimité chez les exégètes. Souvent, l’accent est uniquement mis sur la grâce de Dieu qui donne la foi, c’est-à-dire la saveur aux disciples, sans que l’éthique ne joue un rôle majeur. Cette lecture est évidemment tributaire du choix interprétatif évoqué ci-dessus quant à la manière de comprendre la perte de saveur du sel, c’est-à-dire l’impossibilité de voir cette situation se produire. De même, la seule « œuvre » envisageable est celle de la foi. « Devenir fou » signifie donc perdre la foi véritable en Christ (15) . Cela étant, un déplacement s’opère alors en direction de la proclamation, notamment sous la forme de la confession de foi. Les bonnes œuvres ne relèvent plus de l’éthique, mais de la qualité et de la justesse de l’enseignement relatif au Christ. C’est la ligne d’interprétation suivie par Martin Luther. Dans ses prédications sur Matthieu (1530-1532), Luther évoque la péricope de Mt 5,13-16, et plus particulièrement le verset 16, de cette manière :
« ‘En sorte qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est aux cieux’ est énoncé à la manière de St Matthieu, qui a l’habitude de parler de cette manière des œuvres. De sorte que lui, de concert avec les deux autres évangélistes Marc et Luc, ne traite pas, dans son Évangile, de façon aussi profonde et complète que St Jean et Paul le sujet important du Christ. Il en résulte qu’ici en parlant d’œuvres bonnes il comprend le fait de pratiquer, d’illustrer et de confesser l’enseignement concernant le Christ et de souffrir pour cela. » (16)
Les œuvres bonnes, l’éthique, deviennent, par un subtil développement, le fait d’enseigner correctement l’œuvre de Christ, selon Jean et Paul. Le retournement est assez spectaculaire et la pertinence théologique des synoptiques quelque peu amoindrie ! Il n’en demeure pas moins compréhensible dans le cadre de la pensée de Luther, où l’opposition bonnes œuvres-justification est fondamentale. De plus, il a le mérite, rare, d’assumer ses choix herméneutiques en affirmant clairement qu’il privilégie un corpus de textes du Nouveau Testament par rapport à un autre. Je crois pouvoir montrer à travers cet article que ce schéma n’est pas entièrement satisfaisant en ce qui concerne l’évangile de Matthieu. Il ne me semble pas respecter la volonté de Matthieu de maintenir ensemble le don de la foi et l’exigence éthique. Là où Luther hiérarchise, à savoir la foi d’abord et les œuvres ensuite, Matthieu veut maintenir les deux pôles en tension.
Roland Deines, un théologien luthérien contemporain, fait une lecture similaire en commentant ce même passage de Mt 5,13-16. Dans son ouvrage, il met en effet l’accent sur l’importance de l’annonce et de la prédication comme étant la tâche principale confiée aux disciples :
« Luz voit en 5,16 la priorité que Matthieu donne aux actions par rapport aux paroles. Par contre, il ne voit pas que les disciples sont comparés aux prophètes et placés à leur suite dès 5,12. Il leur est confié l’annonce de Dieu et avec la proclamation de celle-ci ils font leurs ‘bonnes œuvres’, qu’eux seuls peuvent faire et ainsi pouvoir être ‘sel’ et ‘lumière’. » (17)
La filiation avec les propos de Luther est étonnante de proximité. Pour Deines, l’accent est mis sur l’annonce et la prédication, qui sont effectivement les « bonnes œuvres » des disciples. L’exigence éthique est donc placée sous le registre plus large de la prédication et de l’annonce du Royaume de Dieu. Dans la suite de son argumentation, il refuse de faire une distinction entre « faire » et « dire ». En ce sens, il réagit donc à la position d’Ulrich Luz qui voit dans ces versets le signe que Matthieu privilégie les œuvres par rapport à la prédication, les faits par rapport aux mots. En convoquant la figure des prophètes pour justifier cette prééminence de la prédication et la proclamation par rapport à l’éthique, Deines est à mon avis sur un terrain glissant. Non seulement les prophètes de l’Ancien Testament ont souvent, voire toujours, allié des actes concrets à leurs paroles (18) , mais le Jésus matthéen fait de plus explicitement référence aux faux prophètes du Sermon sur la Montagne (Mt 7,15-23) qui se contentent de dire « Seigneur, Seigneur » sans « faire la volonté » de Dieu.
Cela dit, la position luthérienne reste un remarquable garde-fou qui permet d’éviter de retomber dans une forme de légalisme chrétien qui succèderait (et qui a succédé) au légalisme de certains mouvements juifs de l’époque. Et surtout, il se comprend aisément compte tenu du contexte historique dans lequel il a été formulé. Le maintien, quasi in extenso, de cette position à l’heure actuelle est plus problématique.
Exégèse de Matthieu 7,24-27
Dans les versets 24-27 du chapitre 7, Matthieu utilise l’adjectif mwros (« fou », « insensé », « stupide ») pour qualifier l’homme qui construit sa maison sur le sable. La racine grecque est la même qu’en 5,13. Cette métaphore ne pointe pas sur un manque de foi, comme on pourrait le penser. Dans son versant positif, la parabole parle d’un homme prudent ( phronimos , Mt 7.24) qui construit sa maison sur le roc, image souvent employée dans le langage biblique pour désigner Dieu, en qui le croyant peut placer sa foi de façon certaine (19) . Même si cet imaginaire ne saurait être exclu (20) , la parabole pointe sur un autre manque qui concerne la mise en pratique des commandements reçus de Dieu. Le fou, l’insensé est celui qui a entendu les paroles et qui ne les pratique pas (Mt 7,26) (21) . Le terme dénote une certaine violence qui met une fois de plus en évidence l’importance accordée par Matthieu à l’éthique, à la pratique des bonnes œuvres. Luc, quant à lui, renonce à qualifier l’homme qui bâtit sa maison sur le sable. Il garde une formulation neutre, en parlant simplement d’un homme (Lc 6,47-49). Cette observation semble confirmer la volonté originale de Matthieu d’insister sur le caractère insensé de celui qui refuse de mettre en pratique les paroles du Jésus matthéen (22) .
Exégèse de Matthieu 25,1-13
Mt 25,1-13 est le dernier texte qui met en exergue cette dimension de la folie. La parabole se trouve uniquement chez Matthieu, ce qui confirme le caractère particulier de ce couple antithétique « prudence-folie », ainsi que la plausibilité pour le disciple de devenir « fou ». Les autres synoptiques ne l’envisagent pas sous cette forme. Dans cette parabole, il est question de cinq vierges sages ( phronimos ) et cinq vierges folles ou insensées ( mwros ). On retrouve le même couple qu’en Mt 7,24-27. Le contexte de la parabole est également celui du jugement eschatologique : la péricope 25,1-13 fait partie d’un ensemble plus large (Mt 24,4 à Mt 25,46) qui forme le grand discours de Matthieu sur cette thématique.
Plusieurs aspects caractérisent ce discours. Le disciple éprouve la réalité que le maître tarde à revenir. Dès lors, il lui est nécessaire d’être vigilant dans cette attente qu’il subit. L’attente souligne ici la soumission particulière du disciple au temps de Dieu, qui reste totalement souverain quant au jour et à l’heure de son retour parmi les siens (Mt 25,13). La mainmise de Dieu est également totale quant aux rythmes : tantôt le temps s’allonge plongeant le disciple dans différents états de léthargie, tantôt il s’accélère de manière radicale et subite. La dimension de la soumission, en l’occurrence aux éléments naturels, est patente en Mt 7,24-27 pour les deux hommes, quelle que soit leur attitude. Le lien entre ces deux textes est également thématique (23) .
Même si les vierges sont caractérisées de deux façons différentes, il est remarquable de constater plusieurs éléments qui les rapprochent : elles sont toutes vierges (ce qui est normalement considéré comme un signe de pureté), elles ont toutes une lampe pour aller au-devant du marié (v. 1), elles s’endorment toutes au même moment car le marié tarde à venir (v. 5) et elles se préparent toutes avec empressement lorsque retentit le cri au milieu de la nuit (v. 6). Ces caractéristiques concernent aussi bien les insensées que les prudentes. À l’évidence, l’interprétation est complexe, ce que ne manque pas de souligner Saint Augustin lorsqu’il commente ce texte (24) . Cette complexité, en plus d’étonner à juste titre les commentateurs, met également en lumière une tendance forte et récurrente chez Matthieu : la communauté chrétienne est un corpus mixtum (25) , c’est-à-dire que les bons comme les mauvais font partie intégrante de ce corps et qu’il revient à Dieu seul de faire la distinction, de poser un jugement. Il en est le seul capable.
Matthieu 7,24-27 et Matthieu 25,1-13 : comment comprendre l’éthique de ces textes ?
En Mt 7,24-27 la référence à l’éthique est claire (v. 26), il s’agit de mettre en pratique les paroles de Jésus. Le verbe poiew (« faire ») qui établit également le lien avec la péricope précédente (7,21-23), revient à plusieurs reprises. Dans la parabole de 25,1-13, la référence est moins évidente. La conclusion souligne la nécessité de veiller et de se tenir prêt en toutes circonstances en attendant le retour du maître (v. 13). La question est de savoir si cette veille implique une dimension éthique. Premièrement, il s’agit de déterminer ce qu’il en est du verbe grhgorew , pour lequel deux traductions sont proposées : la première souligne le fait de « rester éveillé » et d’« être vigilant, attentif », la seconde insiste sur l’aspect d’« être « constamment prêt, en état d’alerte permanent » (26) . Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la veille n’est en aucun cas une attitude passive. Elle implique une vigilance de tous les instants qui se révèle très exigeante. Toute une série de comportements sont nécessaires pour assumer ce statut de disciple vigilant. Il y a donc une dimension éthique forte derrière ce verbe. Grhgorew (« être vigilant ») revient à trois reprises dans cette section, en Mt 24,42 et 43 ainsi qu’en 25,13. On le retrouve encore dans l’épisode du jardin de Gethsémani (Mt 26,36-46) où Jésus ordonne à ses disciples de veiller à ses côtés, avec le succès que l’on connaît. Les disciples eux-mêmes, une fois de plus, ont été incapables d’assumer ce que Jésus leur ordonnait de faire. Le contexte immédiat, à savoir les deux paraboles qui entourent celle des dix vierges (Mt 24,45-51 et Mt 25,13-30), insiste également sur la nécessité d’agir. Daniel Marguerat le souligne :
« […] la succession des paraboles ne vise pas à combler une lacune dans le calendrier du futur : elle révèle la volonté d’exploiter parénétiquement le thème de l’attente de la parousie. La succession des slogans parénétiques qui ponctuent la séquence (24,42.44.51 : 25,13.30) est éloquente en elle-même : l’exhortation éthique gouverne la structure du discours matthéen. » (( D. Marguerat, Le jugement dans l’Evangile de Matthieu , coll. Le monde de la Bible, n° 6, Genève, Labor et Fides, 1995, p. 497. Mise en italique par l’auteur.
Luz va dans la même direction : « The goal of the Matthean parable is parenesis for the church » (U. Luz, Matthew 21-28 , coll. Hermeneia, Minneapolis, Fortress Press, 2005, p. 244).
))
Tant dans la parabole de l’esclave avisé (24,45-51) que dans la parabole des talents (25,13-30), l’être digne de confiance est celui qui aura agi conformément aux attentes de son maître. Celui qui ne fait rien, c’est-à-dire qui se laisse aller à la paresse qui engendre irrémédiablement des comportements déviants (Mt 24,49 donne des précisions), est celui que le maître va rejeter et juger mauvais. La nécessité de l’action juste est donc soulignée avec force. Le disciple ne saurait rester les bras croisés, même lorsqu’il veille en attendant le retour du maître, car rester les bras croisés revient à adopter une attitude insensée, à devenir fou. Au contraire, être avisé ( phronimos ) consiste à prendre au sérieux ce temps de l’attente à travers différentes attitudes actives. En Mt 7,24-27 il s’agira de construire une maison avec des fondations solides, en Mt 24,45-51 de donner de la nourriture aux domestiques en temps voulu, en Mt 25,1-13 de se procurer de l’huile pour les lampes avant qu’il ne soit difficile d’en trouver et en Mt 25,13-30 de faire fructifier les talents que le maître a confiés.
Toutefois, ces trois dernières paraboles sont relativement silencieuses ou alors énigmatiques sur le contenu de l’action attendue. Il n’est rien dit sur la manière dont les deux esclaves ont fait fructifier leurs talents, pas même un petit indice. De même, sur un plan éthique et symbolique, il est très difficile de savoir à quoi correspond l’huile qui est mise dans les lampes pour qu’elles continuent à briller. Le comportement des cinq vierges avisées lorsque survient la crise est plus troublant encore. Plutôt que de venir en aide à leurs collègues insensées, elles les laissent se débrouiller seules avec les conséquences décrites par la suite (v. 10). En s’appuyant sur l’éthique de l’amour qui semble se dégager de certains textes de Matthieu (Mt 7,12 ; Mt 22,37-40 ; sans parler de Mt 5,43-48), on est en droit de s’attendre à une autre réaction de la part des cinq vierges avisées ! Luz l’appelle de ses vœux de façon à la fois pressante et presque un peu naïve : « Est-ce que le fait de partager un peu d’huile n’eût pas été un beau geste d’amour dans cette histoire ? » (27) Pourtant ce n’est pas le cas. Que faut-il en déduire ? Sont-elles sans pitié, égoïstes, voire un peu cyniques ? La structure interne de la parabole ne permet d’envisager une telle issue puisque le narrateur pointe délibérément dans une autre direction, plus tragique, celle du jugement. Les vierges avisées ne peuvent donc pas agir autrement selon la logique propre de la parabole (28) .
On peut donc établir que le critère éthique fonde la distinction, radicale, entre les vierges insensées et les vierges avisées. Comme en 7,24-27, seul(e) celui ou celle qui aura préparé correctement les événements au jour où ils étaient encore hypothétiques sera à même de passer sans dommage à travers ce temps de crise majeure.
Attitude insensée et jugement de Dieu
Dans tous les textes abordés, la folie qui consiste à négliger l’éthique entraîne le jugement de Dieu, qui paraît dès lors inévitable. La sentence de Mt 5,13 se termine par une menace, un avertissement solennel. Le sel qui a perdu sa saveur n’est plus bon qu’à être foulé aux pieds des hommes. En suivant la métaphore, le texte évoque une menace réelle qui pèse sur les disciples qui pourraient, le cas échéant, se retrouver dans une situation identique à ce sel jeté dehors et foulé aux pieds des hommes. Le contraste avec la saveur qui doit se dégager du sel ainsi qu’avec la lampe qui éclaire ces mêmes hommes est saisissant (Mt 5,14).
Les textes qui concluent le Sermon sur la Montagne (Mt 7,13-27) font également état d’avertissements et de menaces pesant sur la vie des disciples. Ces différentes péricopes mettent en évidence la nécessité de mettre en pratique les commandements reçus de Dieu, de pratiquer les bonnes œuvres, d’être cohérent entre le « dire » et le « faire ». C’est notamment le cas pour la péricope de Mt 7,24-27. Pour Matthieu cette parabole évoque le jugement dernier. L’usage du futur en 7,24 pour poser la comparaison qui se fait à l’aide du verbe omoiwthew (« sera semblable ») ainsi que le contenu de la parabole plaident pour cette interprétation. En effet, on comprend bien que la tempête décrit avec fracas le jugement final. De même, la conclusion de la parabole s’intéresse avant tout aux conséquences catastrophiques pour l’homme insensé. À ce moment, il n’est plus guère question de s’attarder sur les raisons qui ont abouti à cette issue fatale, contrairement à ce qui se passe pour l’homme prudent (Mt 7,25) (29) . Dans ce contexte, on comprend alors pourquoi Matthieu utilise ce vocabulaire relatif à la folie. On voit bien que, pour lui, il est plausible de se retrouver exclu du Royaume.
En Mt 25,1-13, il est également question du jugement de Dieu qui se réfère aux actes importants. Au niveau linguistique, le parallélisme avec Mt 7,24-27 se vérifie par l’usage du verbe omoiwthew (« sera semblable ») en Mt 25,1 (30) . Le contexte est donc également celui du jugement eschatologique. La sentence pour le groupe des cinq vierges insensées est radicale : la porte de la noce leur est fermée (Mt 25,10), alors que dans le même temps, les cinq vierges prudentes festoient dans la salle de noce en compagnie de l’époux. On peut noter un autre élément linguistique : la requête des cinq vierges lorsqu’elles voient la porte fermée fait écho à Mt 7,21-23, la péricope qui précède immédiatement Mt 7,24-27. Elles implorent l’époux de leur ouvrir la porte en employant l’expression Kurie , kurie (« Seigneur, Seigneur ! ») qui est typique de Matthieu. Le lien ainsi posé entre Mt 7,21-23 et la conclusion de la parabole est intéressant. Tout d’abord, le texte du Sermon sur la Montagne est plus explicite que celui de la parabole au niveau éthique. Dans la réponse de Mt 7,23, Jésus précise qu’il ne connaît pas ceux qui l’implorent parce que ces derniers sont ceux « qui [commettent] l’iniquité ». Dans ce verset le verbe ergazomai (« faire », « accomplir ») fait clairement référence à l’agir et anomian (« iniquité ») signifie littéralement « sans loi » (31) . Cette conclusion constitue la pointe de la péricope, ce qui souligne une fois de plus l’importance accordée par Matthieu aux actes concrets. En Mt 7,23, ce sont donc les « sans loi » que Jésus ne va pas reconnaître au jour du jugement. L’agir est donc qualifié, mais le contenu de cette qualification n’est pas précisé directement. Que faut-il donc comprendre ? Comme Mt 7,23 prend place en conclusion du Sermon sur la Montagne, on peut y voir une allusion à Mt 5,17 et aux développements qui s’en suivent (Mt 5,21-48 notamment).
Un silence relatif
En Mt 25,11, par contre, la réponse est lapidaire et ne donne aucun élément explicatif quant au jugement donné. Le marié, à travers une formule d’autorité, se contente de signifier aux vierges insensées qu’il ne les connaît pas. La sentence est sans appel. Un événement censé être joyeux pour tout le monde devient un événement tragique pour une partie du groupe, voire pour l’ensemble du groupe.
Ce silence étonne et questionne. Matthieu laisse le lecteur dans une profonde perplexité ; il lui est difficile de donner des raisons à ce jugement. Il en est réduit à formuler des hypothèses. Pour reprendre le langage métaphorique de la parabole des dix vierges, à quoi correspond l’huile ? Pour cette dernière, les nombreuses interprétations données ne sont que conjectures (32) , tout simplement car Matthieu reste silencieux sur ce point. L’histoire de l’interprétation nous offre un excellent aperçu de l’imagination et de l’imaginaire suscités par cette parabole (33) .
Comment interpréter le silence de Matthieu lorsqu’il s’agit de donner plus de précisions sur ce contenu ? Serait-ce la seule capacité d’agir qui constituerait le critère déterminant pour Matthieu ? Faut-il comprendre que le fait d’agir dans la bonne direction soit sous-entendu, car connu de tous (34) ? Il faut laisser résonner ces questions. Le silence relatif sur le contenu de l’éthique attendue des disciples est une caractéristique de Matthieu bien mise en évidence par Christian Singer :
« C’est tout le débat du Sermon sur la montagne : il ne s’agit pas tant d’un développement sur le comment de la loi, mais sur le quoi : quel rôle la loi joue-t-elle dans ma vie plutôt que comment faire pour accomplir la loi . » (35)
Même la section des antithèses (Mt 5,21-48), la plus explicite de l’évangile, se contente d’exemples caractéristiques plutôt que d’élaborer un nouveau code de lois que les disciples seraient amenés à respecter. En effet, comment faire de l’amour des ennemis – le sommet de cette section des antithèses – une loi, sans en dénaturer profondément le sens ?
Conclusion
On le voit à travers cette métaphore de la folie appliquée au disicple du Christ, l’ambition de Matthieu est de placer le croyant en état d’éveil et conscient des responsabilités nouvelles qui lui incombent. Cet état d’éveil et de prise de conscience ne correspond pas à une nouvelle législation, mais à une attitude de vie radicalement influencée par une éthique nouvelle. Ainsi, Matthieu enjoint fermement le disciple à rester fidèle à sa vocation sous peine de se renier, de devenir fou.
Cette nouveauté de vie où l’éthique joue un rôle central n’est possible que par l’action de Jésus, qui a accompli toute justice (cf. Mt 3,15). En ce sens, le disciple retiendra toujours que la condition de mise en pratique de l’éthique voulue par le Christ découlera de la relation de dépendance et d’obéissance à son maître et sauveur, telle qu’elle est décrite dans les Béatitudes qui précèdent immédiatement le texte que nous venons de méditer.
En Mt 5,9, il y a cette déclaration étonnante qui évoque pour les disciples la perspective d’être appelés « fils de Dieu » lorsqu’ils empruntent ce chemin d’obéissance à travers leurs actes, puisqu’il y est question d’être artisans de paix. Cette promesse est reprise en Mt 5,45, où Jésus invite ses disciples à aimer leurs ennemis et à prier pour eux.
Si Matthieu évite soigneusement de placer les disciples sur le même plan que Jésus aux niveaux éthique et sotériologique, il évite également de les considérer comme incapables de suivre ce chemin tracé par le Christ. Il maintient fermement ensemble la réalité faillible de l’être humain, tout en lui reconnaissant une capacité d’agir selon la justice au point de pouvoir être appelé « fils de Dieu ». Ce n’est pas rien !
« Fils de Dieu » ou atteint par la folie, le disciple se retrouve constamment à la croisée des chemins. La radicalité de l’Évangile et de la vie à la suite du Christ ne nous permet pas d’éviter cette expérience inconfortable, certes, mais ouverte sur des perspectives vraies et porteuses de sens pour éclairer le monde qui nous entoure.