Cette Bonne Nouvelle du Règne/Royaume sera prêchée dans le monde entier, pour être un témoignage à l’adresse de toutes les nations/tous les païens : alors viendra la fin (Mt 24,14). Le dit du Seigneur Jésus associe à coup sûr la mission évangélisatrice et l’eschatologie. Jean Calvin, qui a tant combattu pour que la Parole du Christ, le sceptre même de son Règne, soit fidèlement obéie dans l’église, a-t-il su pareillement lier les deux ?
De nombreux auteurs en doutent fort. On reproche couramment à la Réforme protestante du XVI e siècle un grave déficit à cet égard. Une Histoire des missions qui fait autorité déplore : « Non seulement les Réformateurs n’ont pas envoyé de missionnaires, mais surtout, (...) ils n’ont établi aucune base théologique pour une missiologie évangélique », et interroge : « Pourquoi ce manque d’intérêt ; alors qu’à la même époque, dominicains, franciscains et jésuites étaient actifs en Asie et en Amérique ? » Le contraste avec les jésuites est saisissant. Ignace de Loyola (« vocation tardive ») et Jean Calvin se sont sans doute côtoyés quelques semaines dans le même Collège Montaigu, au début de 1528 ; quelques années plus tard, l’un des premiers disciples du fondateur de la Compagnie de Jésus, François Xavier, s’embarquait pour l’Extrême-Orient ; rien de comparable du côté réformé.
Est-ce la faiblesse de l’eschatologie qu’il faudrait incriminer ? Karl Barth estimait, des Réformateurs, « l’eschatologie est la partie la plus faible de leur doctrine ». Certains ont voulu illustrer cette faiblesse en citant l’absence de commentaire de l’Apocalypse dans la série de Calvin sur le Nouveau Testament. D’autres, il est vrai, l’en ont félicité : le grand érudit Scaliger s’est exclamé : « Comme Calvin a bien saisi la pensée des prophètes ! (...) Calvin a fait le mieux en écrivant le moins sur l’Apocalypse ». Ou bien la faiblesse se logerait-elle dans l’ excès d’intérêt pour les prophéties de la fin, la conviction fiévreuse d’une telle imminence qu’il était trop tard pour la mission ? Le grand historien du progrès missionnaire Kenneth S. Latourette le pensait et Jacques Blocher et Jacques Blandenier écrivent dans ce sens : « Il n’est plus temps de rêver à de nouvelles conquêtes au-delà des mers », puisque la fin est là. Il est vrai que nous sous-estimons l’importance de l’imminence eschatologique chez les Réformateurs. Non seulement chez les « radicaux » comme Hans Hut et Melchior Hoffmann : Luther a publié un livre de calculs et prédit la Parousie pour 1558. Calvin, plus sobre et plus prudent, partageait la conviction que la papauté accomplissait ce qu’annonce 2 Thessaloniciens 2. Pour lui, c’est une évidence : le lecteur qui regardera à « ce que le Pape s’usurpe : encore que ce soit un enfant de dix ans, il ne sera pas fort empesché à cognoistre l’Antéchrist ». Le grand dénouement doit être très proche. Rappelons-nous la menace turque, qui allait aussi dans ce sens : Vienne assiégée par le sultan en 1529 (et encore, la dernière fois, en 1683) !
Avant de chercher les causes, il faut cependant, vérifier le diagnostic. Thomas Torrance (prompt, il est vrai, à prendre ses désirs pour des réalités), fait de Calvin, au contraire des jugements déjà cités, un théologien missionnaire . Andrew Buckler, surtout, propose une thèse, nuancée certes, mais bien étoffée, qui va dans le même sens.
Le pivot de la thèse d’A. Buckler concerne la méthode, ou même, avant la méthode, la définition des termes de l’énoncé : qu’appeler mission ? L’image mentale qui accompagne la mention de William Carey, le grand pionnier, ou François Coillard pour le protestantisme français, situe la mission outre-mer , dans une civilisation techniquement moins avancée... Mais restreindre à cette situation la mission, dès qu’on y réfléchit, laisse voir son arbitraire. Avec Buckler, il convient d’élargir. La mission de l’église, au sens biblique et théologiquement responsable, a pour principe l’obligation du témoignage ou proclamation de l’évangile ; pour détermination « étymologique » l’ envoi de ceux qui le rendront (« mission » de mittere , envoyer ; les témoins ne restent pas chez eux), et pour qualification supplémentaire l’illimitation du champ : dans le monde entier . C’est selon cette triade que nous voulons cerner quel fut l’enseignement de Calvin, et, chaque fois, le rapport à l’eschatologie.
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