En se penchant sur l’
Institution chrétienne , l’ouvrage définitif de Jean Calvin, le lecteur occasionnel pourrait éprouver le sentiment très net que l’eschatologie ne joue pas de rôle majeur chez ce réformateur pour la vie chrétienne. Ce sentiment semble confirmé par le plan de l’ouvrage : alors que la plupart des manuels de dogmatique modernes se terminent par la doctrine des choses dernières, le dernier livre de l’
Institution , le tome IV, se consacre, non à l’eschatologie mais à l’Église
(1) . Ajoutons à cela que l’Apocalypse – avec 2-3 Jean – est le seul livre du Nouveau Testament sur lequel Calvin n’a jamais écrit de commentaire, et l’on comprend qu’Albrecht Ritschl, au XIX
e siècle, ait pu affirmer que la théologie de Calvin était surtout une reprise de la spiritualitémédiévale issue de François d’Assise
(2) . Aujourd’hui encore, bon nombre d’historiens estiment que l’eschatologie aétésublimée chez Calvin par des aspects de la foi qui lui tenaient davantage à cœur, comme la vie chrétienne ou la prédestination. Dans sa biographie théologique de Calvin, Denis Crouzet écrit ceci : [ …] Calvin va bien au-delà de Luther dans la voie de la sécurisation de l’imaginaire. Luther fournit une réponse à l’angoisse devant la mort mais il conserve une eschatologie très vivante, puisqu’il pense l’approche imminente des tribulations dernières dont le Turc est l’agent annonciateur.
Calvin, quant à lui, en définitive, passe par-dessus l’eschatologie, la marginalise (3) .
Crouzet ajoute : « Calvin propose la voie d’une déseschatologisation de l’imaginaire. Il est contraire à l’ordre de la souveraineté de Dieu de spéculer sur le devenir ». Et encore, « Calvin désengage le chrétien du doute ou du soupçon eschatologique en lui disant qu’il ne peut être fidèle que parce que Dieu a voulu qu’il le devienne. » (4) Pour AndréBirmelé, « Calvin considère l’âme , qu’il tient pour immortelle, comme l’image de Dieu en nous qui demeure éveillée après notre mort et qui connaî tra sa véritable gloire dans le ciel où elle obtiendra son identité derniè re . […] L’eschatologie obtient ainsi une dimension très individuelle. » (5)
Cette citation de Birmelé appelle deux remarques. Premièrement, il ne faut pas oublier que le premier ouvrage théologique que Calv inécrivit, alors qu’il n’avait que 25 ans, fut sa Psychopannychia (du grec, « la veillée nocturne de l’â me » ) où il cherche à montrer que l’âme de l’individu ne disparaî t à la mort ni ne tombe dans un sommeil inconscient jusqu’à la résurrection. Il y a donc une continuité essentielle chez la personne dans l’existence présente et dans l’au-delà. Comme nous le verrons, cette perspective reviendra, avec des variations, tout au long de l’œuvre littéraire du réformateur (6) . Deuxièmement, il est incontestable que le langage de Calvin dans ce domaine reprend assez systématiquement le vocabulaire de son époque, teintéde néoplatonisme. Otto Weberévoque les « caractéristiques platoniciennes qui entourent l’eschatologie » de Calvin, un héritage, poursuit-il, qui est « constamment visible. » (7) Un exemple suffit à le montrer (8) :
Que les serviteurs de Dieu donc suivent toujours ce but en estimant cette vie mortelle : c’est que voyant qu’il n’y a que misère en elle, ils soient plus libres et plus dispos à méditer la vie future et éternelle. Quand ils seront venus à les comparer ensemble, alors non seulement ils pourront passer légèrement la première, mais aussi la mépriser, et ne l’avoir en nulle estime au prix de la seconde. Car si le ciel est notre pays, qu’est-ce autre chose de la terre qu’un passage en terre étrangère, et selon qu’elle nous est maudite à cause du péché, un exil même et un bannissement ? Si le départ de ce monde est une entrée dans la vie, qu’est-ce autre chose de ce monde qu’un sépulcre ? Et y demeurer, qu’est-ce autre chose que d’être plongés en la mort ? Si c’est la libertéque d’être délivré de ce corps, qu’est-ce autre chose du corps qu’une prison ? […] Si donc la vie terrestre est comparée à la vie céleste, il n’y a doute qu’elle peut être méprisée, et aussi estimée comme fiente (9) .
C e texte le montre bien, Calvin reprend dans sa présentation théologique des éléments typiques du platonisme : le caractère méprisable de la vie présente, une opposition nette entre l’existence terrestre et l’existence céleste, entre la vie présente, mortelle, et la vie éternelle, immortelle ; le corps comme une prison dont il faut être « délivré » pour jouir de la béatitude divine, et ainsi de suite.
Cependant, à l’inverse de ces constats préliminaires, apparemment incontournables, certains auteurs comme Th. F. Torrence en écosse ou P. F. Theron en Afrique du Sud soulignent l’importance de l’eschatologie chez Calvin, et même la place centrale de cette doctrine pour son projet théologique (10) . Quelle est donc réellement la vision eschatologique du réformateur ? C’est cette question que je propose d’aborder dans le présent article.
En rapport avec mon domaine de spécialisation, je m’attacherai surtout aux commentaires que Calvin a rédigés sur le Nouveau Testament. Toutefois, cette démarche présente une difficulté majeure : la méthode exégétique du réformateur se définissant par la célèbre expression brevitas et facilitas , Calvin se contente presque toujours dans ses commentaires d’expliquer le texte biblique de la manière la plus concise possible (11) . Sa démarche de commentateur ne consiste que rarement à prendre le texte de l’Écriture comme tremplin pour développer en profondeur des interrogations d’ordre dogmatique, même si ces dernières y sont régulièrement effleurées. Il est donc difficile de restituer une vision globale en s’en tenant à un nombre restreint de textes commentés. De ce fait, je reprendrai une quinzaine de passages du Nouveau Testament où la perspective eschatologique est la plus explicite et, à partir de là , je relèverai les constantes qui émaillent les explications que le réformateur y donne. Je m’interrogerai également, mais de façon plus provisoire, sur les causes possibles de l’expression calvinienne en matière d’eschatologie. Ce sera la dernière partie du présent article.
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