Le quatrième évangile figure parmi les écrits les plus énigmatiques du Nouveau Testament. Tout en présentant la vie, l’œuvre et la personne de Jésus de Nazareth, il tranche avec les trois évangiles « synoptiques », Matthieu, Marc et Luc. Cette spécificité concerne aussi bien la forme que le fond, autant la présentation que le contenu. Sous des apparences simples – au plan du langage, Jean a un vocabulaire relativement dépouillé en comparaison des autres écrits du Nouveau Testament –, il fait appel à des concepts rappelant la philosophie grecque, il use d’un symbolisme subtil mais profond, il recourt à l’ironie et à des jeux de mots fréquents. Par ailleurs, ces procédés permettent à son auteur de développer une christologie hautement réfléchie. Pas étonnant alors que Clément d’Alexandrie, vers la fin du II
e siècle, souligne que, si les autres évangiles ont exposé « les choses corporelles », Jean a de son côté écrit « un Évangile spirituel » !
(1) Cette description du Père de l’Église, quoique tributaire du platonisme de l’époque, rend bien compte de l’originalité de Jean.
C’est sur cette originalité du quatrième évangile que l’Association francophone et européenne des théologiens évangéliques (l’AFETE) a voulu se pencher lors de son colloque de septembre 2019 à l’Institut biblique de Nogent-sur-Marne.
Qu’est-ce qui rend l’évangile de Jean si particulier ? Une partie de la réponse saute aux yeux dès que l’on s’intéresse à la façon dont il présente l’enseignement de Jésus : dans les trois autres évangiles Jésus se sert abondamment de paraboles et d’aphorismes – des dires courts, percutants, souvent grinçants – pour aborder une multiplicité de sujets : le règne de Dieu, les bouleversements provoqués par son irruption dans le monde, la vie du disciple, l’argent et les richesses, les souffrances qui attendent le Maître à Jérusalem, l’avenir de la ville sainte, et ainsi de suite. Chez Jean, au contraire, Christ s’exprime par de longs discours qui se développent « en spirale », s’enrichissant progressivement de nouveaux éléments mais revenant sans cesse au point de départ. Le but de ces exposés ? Mettre en exergue l’identité de Jésus lui-même, de celui qui se présente comme « Je suis » (eγo εiμι, ego eimi ), suivant les affirmations fortes de l’Ancien Testament où « Je suis celui qui est » (eγo εiμι o oν, ego eimi ho on ) n’est autre que YHWH, le Dieu d’Israël (2) . De fait, beaucoup plus que les synoptiques, Jean prend les allures d’une véritable « christologie narrative ». Peut-être conviendrait-il même de parler d’un manuel de christologie ayant la forme d’un évangile.
Cette concentration christologique fait, en même temps, la différence la plus notable avec les synoptiques et la vraie spécificité du quatrième évangile. Tout en étant conscient de l’insuffisance de la description, nous pourrions avancer que là où les trois premiers évangiles ont pour dessein de rapporter ce que Jésus de Nazareth a dit et fait, Jean s’attache à montrer que celui qui a marché sur les routes poussiéreuses de la Galilée est aussi la Parole qui était auprès de Dieu dès le commencement. C’est cette Parole éternelle qui a été « faite chair », envoyée par le Père afin de révéler ce dernier au monde. En définitive, dans un langage qui lui est propre, Jean rend explicites des aspects du ministère et de la personne de Jésus qui, dans les autres évangiles, sont avant tout implicites.
Depuis l’avènement des approches critiques de l’Écriture, les différences entre les synoptiques et Jean – nous ne faisons ici que les effleurer – soulèvent d’importantes questions concernant la fiabilité « factuelle » de ce dernier. Peut-on accorder une valeur historique à un écrit qui semble à tel point « personnalisé » et original ? Il est clair que le quatrième évangile porte les marques d’une reprise en profondeur de l’enseignement de Jésus. De plus, celui-ci s’y exprime avec le même langage et se servant des mêmes notions théologiques que l’on trouve dans les épîtres johanniques. Étonnamment, cet évangile si différent des autres est aussi le seul où l’auteur affirme explicitement être témoin oculaire des événements qu’il relate (3) ! De fait, on assiste aujourd’hui à une réévaluation – certes timide – de sa valeur historique (4) . Mais il est clair que cette question ne peut être éludée dans un colloque qui s’interroge sur la place du quatrième évangile dans la théologie et la vie de l’Église. Dans ce numéro, Richard Bauckham et Xavier Levieils s’y attellent avec compétence, tout en mettant en lumière certains aspects proprement théologiques de l’évangile qui passent souvent inaperçus.
Comme le montre Laurent Clémenceau dans son étude portant sur la relecture de Jean par Irénée de Lyon, l’Église ancienne n’a pas hésité à identifier l’auteur avec l’apôtre Jean, fils de Zébédée. De nos jours, ce consensus s’est effrité, y compris parmi de nombreux spécialistes de tendance évangélique. Au sein même du colloque une diversité d’appréciations sur ce sujet était visible. Pour ma part, et sans entrer dans les détails du débat, il me semble que les arguments classiques en faveur de la paternité johannique, c’est-à-dire de Jean, fils de Zébédée, gardent leur pertinence, même si l’on peut aussi reconnaître une certaine mise en forme ultérieure par l’entourage de l’apôtre suite à son décès (5) . Il paraîtrait en tout cas cohérent avec la conception de ce qu’était un apôtre – c’est-à-dire un témoin oculaire de la vie et de l’enseignement de Jésus, chargé par celui-ci de faire connaître au monde sa personne et son message – qu’un Jean, disciple « depuis le commencement » (Jn 15,27), ait eu le souci de faire comprendre l’identité réelle et profonde de son maître, et qu’il se sente autorisé à le faire en raison, précisément, de sa charge apostolique (6) !
Cependant, qui dit récit personnalisé laisse entendre que le quatrième évangile est aussi une œuvre littéraire susceptible, par conséquent, d’être étudié comme tel. Cet aspect de Jean est reconnu depuis longtemps par les spécialistes, notamment dans la recherche catholique romaine – pensons, par exemple, au commentaire de Xavier Léon-Dufour qui a fait date (7) – et il constitue un champ de recherche encore riche en potentiel. Les conférences de David Richir et d’Yves Simoens présentées au colloque ont essayé d’en rendre compte, chacune à sa manière (8) . De même, en tant qu’œuvre littéraire, l’évangile de Jean présente des contrastes pour ne pas dire des « dualismes » qui sont, sinon uniques, du moins développés de manière originale. En évoquant l’opposition entre celui « d’en-haut » et ceux « d’en-bas », entre « la vérité » et « le mensonge » ou encore entre « la lumière » et « les ténèbres », Jean se sert de notions présentes dans le judaïsme de l’époque, à Qumrân par exemple, comme aussi dans la philosophie grecque. Cependant, chose inhabituelle pour les écrits du Nouveau Testament, il le fait directement en rapport avec Jésus et ceux qui se dressent contre lui. Nicolas Farelly s’est attaché à approfondir la portée éthique d’une de ces oppositions, celle de la lumière et des ténèbres. Dans sa conclusion, il développe certains enjeux théologiques et pratiques de cette thématique, en soulignent d’ailleurs l’harmonie entre ces deux domaines malheureusement trop souvent séparés.
Les implications du message de Jean dans les domaines de la politique et de l’engagement social ont été explorées par Rodrigo de Sousa. Chacun le sait, nous vivons dans un contexte international où de plus en plus de chrétiens sont tentés par le pouvoir politique comme moyen privilégié de faire avancer le « règne de Dieu », ou de promouvoir une éthique « chrétienne ». À ce sujet, Jean 18,36 avec son affirmation marquante – « mon royaume n’est pas de ce monde » – sert de rappel salutaire des limites d’une telle démarche. Non pas que le règne du Christ soit détaché des réalités sociales ou même politiques mais, comme le souligne fort bien l’auteur de cette étude, la royauté de Jésus ne se conçoit pas selon la même logique – logique de pouvoir, de richesse et d’imposition juridique – que celle des royaumes de ce monde (9) .
Le quatrième évangile, « évangile spirituel » selon la belle description de Clément d’Alexandrie, conduit enfin au recueillement. À ce titre, la méditation de Valérie Duval-Poujol et, avec une visée plus technique, celle de Jacques Buchhold, nous servent de porte d’entrée à cet aspect fondamental de Jean.
Voilà donc autant d’invitations à entrer dans l’univers johannique et à prendre à bras-le-corps cet écrit qui, par des formulations et un vocabulaire étonnamment simples, nous fait découvrir comme nul autre le cœur du Dieu vivant dans le visage de Jésus de Nazareth. En ce sens, la remarque de Richard Bauckham, reproduite dans ces pages, mérite une réflexion sérieuse : avant toute autre chose, l’évangile de Jean est « l’évangile de l’amour » (10) .