Le lecteur de Que ton règne vienne aura la délicatesse d’être attentif à l’article indéfini pluriel du sous-titre : Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu. Ce n’est pas l’intention de Philippe Gonzalez de réduire la complexe mosaïque évangélique à l’un de ses courants particuliers. Néanmoins, ayant esquissé une « anthropologie du croire », Gonzalez pose la thèse d’une vulnérabilité du monde évangélique à l’extrémisme (p. 25). Toute conviction portant le risque d’un excès dans ses manifestations, admettre une vulnérabilité peut être une sage attitude préservant d’y céder. Est-ce une spécificité évangélique ? N’est-ce pas le danger propre à toute conviction ? Tous sont menacés ; tous n’y cèdent pas ! Le terme « Évangélique » est victime d’un « kidnapping » sémantique. Ce qui fut un courant d’attachement à une compréhension orthodoxe de l’Évangile, traditionnellement transversal aux dénominations protestantes donc avec une diversité d’expressions liturgiques, est aujourd’hui de plus en plus médiatiquement présenté comme une sorte de nouvelle dénomination : « l’Évangélisme ».
Philippe Gonzalez conduit son étude selon une méthode précise de sociologue expérimenté. Fait symptomatique, associé à des expériences vécues et des rencontres, les matériaux de sa documentation proviennent grandement de la consultation de sites Internet. C’est que ce surgissement d’un « évangélisme », résulte grandement de la mondialisation, et se diffuse en particulier par le moyen d’Internet. Une culture religieuse nouvelle se développe ainsi avec une efficacité redoutable. Le « Vu », « Lu » et « Entendu » sur le Web prend auprès d’une génération une autorité difficile à questionner.
L’auteur s’attelle à une étude particulière : la volonté de présence de certains courants évangéliques dans l’espace public. Ceci sur deux scènes : les États-Unis et la Suisse. Cette lecture sera éclairante pour qui veut mieux comprendre l’arrière-plan des présentations médiatiques des diverses élections américaines, avec cette omniprésence active, peu compréhensible dans notre culture laïque française, des lobbys religieux et en particulier des ultra-conservateurs.
La Suisse et les États-Unis, ont en commun que le rapport à l’espace public pour une frange devenue importante des évangéliques est marqué par le principe du « translatio electionis ». La Suisse et les États-Unis sont « peuple élu », toutefois sans affirmation d’exclusivité. Ils sont affirmés comme « nation sainte », « nation chrétienne », au nom d’une histoire sélective. Pour la Suisse, le Calvin de Genève est bien « récupéré » ! La mission des chrétiens est de préserver ou reconquérir ce caractère spécifiquement chrétien voulu par l’histoire, mais menacé par la modernité païenne, par l’Islam, par la dégradation des mœurs. Une appropriation de caractéristiques vétérotestamentaires, traditionnelle dans la piété évangélique, se trouve redéployée à l’échelle de la nation, par une théorie missiologique inspirée des travaux de Peter C. Wagner, en particulier la théorie des « 7 Montagnes », c’est-à-dire les 7 sphères d’influence gouvernant la société (les arts, les affaires, l’éducation, la famille, le gouvernement, les média et la religion). Chacune de ces montagnes devant être conquise pour l’Évangile comme condition nécessaire à la nation. L’évangélisation, caractéristique majeure de la pensée évangélique, se trouve là fréquemment associée au récit biblique de la conquête. Le salut est délivrance qui appelle la foi en la conquête d’un territoire. Traditionnellement intériorisé et pensé en terme de sanctification (la conquête de soi), voici cette appropriation appliquée à ce qui n’est qu’un royaume de ce monde. Ambiguïté ! Ainsi se justifie un langage belliciste qui n’est plus une forme rhétorique, car s’adressant parfois violemment à des réalités concrètes : l’homosexualité, l’islam, etc. Reconnaissons que les Réformateurs, Luther en tête, n’étaient pas toujours exemplaires en la matière.
Quoique l’échec du rassemblement de Pentecôte 2009 au Stade de Bercy soit cité en introduction, la France est absente de cette présentation. Non que les sensibilités présentées ignorent l’Hexagone, mais, d’une part parce que le monde évangélique français reste ultra-minoritaire ; que d’autre part, la laïcité, quoique discutée, demeure majoritairement encore un consensus accepté du vivre-ensemble ; enfin que l’existence du CNEF, comme lieu de dialogue interne et d’interrogations mutuelles des institutions évangéliques, ainsi que de représentation auprès des pouvoirs publics, participe à apaiser la relation à l’espace public. Cette problématique demeure encore marginale, comme ont peu prospéré jusque-là chez nous les théologies de la prospérité.
Au-delà de la singularité des situations étudiées, nous sommes reconnaissants à l’auteur d’attirer notre attention sur plusieurs points névralgiques dont :
- La puissance de la transmission d’une culture, à l’échelle mondiale, par le moyen d’Internet, avec pour conséquence un formatage de la pensée par un vocabulaire inspiré certes de l’imagerie biblique, mais peu de l’esprit de l’Évangile, et auquel s’ajoute une volonté de formatage cultuel. Peut-on attendre qu’Internet soit facteur de maturité, quand on cautionne un fonctionnement par slogan et « happening » provoquant adhésion, plutôt que par l’encouragement à une réflexion, supposant de la distance.
- L’impact d’une hymnologie planétaire préparant efficacement le terrain à des conceptualisations théologiques particulières. Nous avons constaté que cette hymnologie est largement relayée par des Églises n’ayant a priori aucune affinité avec les courants décrits. Serait-ce que la demande est telle que les « théologiens » démissionnent ?
- La puissance des organisations para-ecclésiales souvent dominées par une personnalité fondatrice qui, sous l’argument de « l’apostolique », s’affranchit de tout contrôle fraternel. Or, a priori, le contrôle fraternel est une forme évangélique de la démocratie. Les Unions d’Églises semblent débordées par les mouvements para-ecclésiaux et subissent plus que ne conduisent l’évolution de la piété. Le risque est celui de la résurgence de comportements constantiniens où l’État et ses moyens coercitifs sont perçus comme devant être au service de la morale.
- La question de la régulation. La notion renouvelée « d’apôtre » exerçant une autorité par une vocation non institutionnelle, établit insidieusement le principe d’une autorité sans régulation. Dans ces milieux, l’institution est méprisée et la revendication à l’inspiration valorisée, Gonzalez reconnait d’ailleurs là une constante populiste. Certes, il y a beaucoup à redire quant aux lourdeurs et aux lenteurs des institutions, néanmoins celles-ci ont pour vocation de préserver le croyant de la crédulité, en lui garantissant une certaine sécurité dans la parole qui lui est adressée. C’est cette dimension pastorale qui justifie l’institution. La conjonction de l’Internet, du para-ecclésial et de l’apostolique, fait voler en éclat cette sécurité. Plus rien ne régule vraiment la parole.
- Enfin la présentation que l’auteur fait de ce courant évangélique – corroborée par nos propres constatations – pose la question : qu’est devenu l’Évangile, à la fois comme Parole de grâce, et comme récit de l’enseignement et de l’exemple de vie de Jésus ? Nous craignons un grave décentrement. La Croix n’est plus le centre de la vie croyante, mais celle-ci se structure autour d’une théorie démonologique. Les démons et leurs « territoires » occupent en effet une place essentielle qu’ils n’ont jamais dans aucun des récits bibliques. Dire le mal, c’est le dire démonologiquement. Ce déséquilibre altère la souveraineté de Dieu, et est parfois véhiculé avec quelques relents d’animisme.
Il est à craindre que cet « Évangélisme » dont les médias affirment l’existence, devienne une religion mondiale, « religion » au sens où les évangéliques méprisent ce mot, puisque la rencontre avec les récits bibliques s’y trouve toujours préalablement formatée et encadrée.
Soyons reconnaissants envers Philippe Gonzalez, quoique quelques dents certainement grinceront, d’éveiller notre attention à ces tentations dont il serait présomptueux de se croire à l’abri.