Toute la vie du croyant est culte offert à Dieu. Toutefois ce que l'on nomme "le" culte représente un temps particulier. On admettra, comme une convention tacite, que l'on reconnaît le culte comme un temps particulier de la vie d'une Église, défini par une dimension symbolique (la visibilité de la communion) - une dimension publique (une rencontre ouverte) - et une régularité (traditionnellement un rythme hebdomadaire). Bien sûr, cette triple dimension pourrait correspondre à toutes sortes de rencontres puisque ne précisant rien du contenu. Peut-on discerner des éléments indispensables, sans lesquels une réunion appelée "culte" ne serait pas un culte ? La réponse affirmative, évidente au premier abord, se révèle ensuite plus difficile à établir.
Le rite et la relation
Le NT ne contient aucune instruction contraignante quant au rite de célébration du culte chrétien. Tant que l’Église demeurait articulée au judaïsme, cette absence pouvait se comprendre par une logique de continuité. Mais quand le clivage se creuse entre la synagogue et l’église païenne, il est plus surprenant que de telles instructions ne soient pas données. Pour notre part nous interprétons ce “silence” comme un signe fort indiquant que le culte chrétien n’est ni réductible à du rituel, ni même conditionné par du rituel. La foi au Christ revendique même un culte d'une autre nature. Toutes les recommandations transmises par le Nouveau Testament touchent dès lors à la relation, particulièrement à la relation entre les frères : « Comblez ma joie… » (Ph 2). Cette affirmation répétée du primat de la relation sur le rite - souvent remarqué par des visiteurs d'autres traditions de passage dans un culte évangélique - est à penser en termes d’accomplissement. Cette démarche accomplit l’intuition des prophètes (És 58). Elle s'enracine dans le dialogue de Jésus avec la femme samaritaine, au puits de Jacob : « Ce n’est ni à Jérusalem, ni sur cette montagne que vous adorerez le Père. Les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jn 4). Le rite n'est donc pas la condition de la relation. Il n'en est que la conséquence. La promesse de Jésus : « Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux » (Mt 18), témoigne de cette priorité mise sur la relation entre les frères, au point d'être la condition de la présence spirituelle.
Ce passage du rituel à la relation n’est pas pour autant le passage d’un culte très codifié à n’importe quoi. Le culte chrétien se pense et se vit à l'écoute de l’esprit et dans l'attention à la vérité. Le lecteur évangélique voudra bien ne pas réduire cette référence au rite, aux pratiques dites "liturgiques". La liturgie peut être source d'authentiques relations, tant à Dieu qu'au prochain, et un culte en apparence “non-liturgique” être en réalité profondément ritualiste. Nous parlons de rite quand le lieu, le temps, le cérémoniel, suffisent en eux-mêmes. La relation, c'est la rencontre ouverte, attentive avec le prochain.
Nous proposons une approche du culte reposant sur trois fondements dont le dénominateur commun est l’idée de relation.
1) « Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi »
La relation à Dieu. L’humain a une infinie capacité à fabriquer du religieux. C'est-à-dire à donner des expressions et des formes aux convictions et aux besoins spirituels qui l'habitent. Du religieux à l’idole, il n’y a qu’un pas. C’est pourquoi toute vie cultuelle est confrontée à la tentation de produire de l’idole. Il y a "idole" quand ce qui n'est pas Dieu est investi de ce qui n'appartient qu'à Dieu. Cette “idole” surgit quelquefois là où on l’attend le moins. Parfois, quand nous investissons une particularité légitime de notre histoire spirituelle, d'une importance démesurée (à méditer : l'histoire du Serpent d’airain en 2 R 18). Une pratique cultuelle dont la conduite serait seulement subjective serait particulièrement sensible au risque de telles dérives. La Croix libère de la malédiction de la loi. Mais la loi de Dieu, exprimée dans les 10 commandements, n’est pas abrogée, au contraire ! Nous avons besoin du commandement divin, pour vivre la grâce. Sans la loi, la grâce est vide de sens. Dans le culte sont publiquement réaffirmées la loi et la grâce. Quelle que soit son émotivité, un culte qui ne renvoie pas à la loi - par laquelle l'homme se confesse toujours pécheur - et à la grâce - qui surabonde toujours au péché -, ce culte présente un risque de dieu-idole.
2) La dimension sabbatique
Le septième jour, sans soir, ni matin, Dieu se repose de son œuvre de création. Ce repos de Dieu manifeste le passage de la création à la relation. La relation doit être source d’un repos, d’un apaisement, d’une disponibilité. La communauté chrétienne, qui est par nature un projet de fraternité, relève en tous ses aspects de cette dimension sabbatique. Ce qui est en jeu ici concerne l’expression de la nature du sabbat ou un vécu de nature sabbatique, non le débat autour d’un jour particulier. Ce que nous sommes les uns pour les autres, par la présence du Christ, est promesse d’un repos. C'est dans cette perspective que le culte se situe en gratuité, générosité et disponibilité. On peut retraduire la phrase de Jésus : « Le culte est fait pour l’homme, et non l’homme pour le culte ». Le temps particulier du culte marque symboliquement notre oui à l’appel à faire vivre d’autres relations que celles de la nécessité et de la productivité. Dans une société toute empreinte de pressions à la réussite, assidue au culte de l'activisme, célébrant la productivité et la compétitivité, glorifiant la beauté et la santé, le culte chrétien doit être clairement vécu dans une perspective sabbatique. Un temps de repos et de relation offert à tous, un temps sans sélection, sans classification. Il faut qu'il soit un temps d'accueil de tous, un temps où l'on prend son temps, un temps sans urgence.
3) La dimension fraternelle
L’histoire de Caïn et d’Abel atteste que la fraternité n’est pas un donné naturel, mais un projet éthique (Ricœur). La fraternité n’est pas un choix, mais un don. Nous sommes frères et sœurs non parce que nous nous serions choisis, mais parce que cela nous est donné par l’égal amour du Père. Cependant, cette fraternité est à construire. Elle est un projet à vivre. L’une des dimensions incontournables du culte chrétien, c’est sa nature fraternelle. Toute ce qui s’y dit, tout ce qui s’y fait se situe dans un registre de fraternité. C’est cette fraternité qui permet d’affirmer la personne sans sombrer ni dans un individualisme qui viderait le culte de sa raison d’être, ni dans un collectivisme où la communauté serait placée au dessus de la personne. Pour être chrétien, le culte a besoin d'affirmer cette dimension de la fraternité. Cela suppose une recherche d’équilibre entre ce qui unifie (l’émotionnel) et ce qui singularise (l’interrogatif). Le culte est un lieu de relation et de communion, mais ni de fusion, ni de confusion.
Considérations autour d’Actes 2.42
1) L’enseignement des Apôtres
L’enseignement des apôtres est la transmission de l’enseignement du Christ. 2 Jean 9 : « Quiconque va plus loin et ne demeure pas dans l’enseignement du Christ n’a pas Dieu ; celui qui demeure dans cet enseignement a le Père et le Fils. Si quelqu’un vient vous voir sans apporter cet enseignement, ne le recevez pas chez vous et ne lui dites même pas bonjour… » (NBS). Cet enseignement des apôtres sera présent dans le culte par une double dimension :
- la lecture de la Bible. Cette lecture, sans commentaire, dit notre besoin d'écouter la Parole de Dieu. Cette lecture, non-commentée, contrebalance la dérive récurrente d'une parole toujours médiatisée par quelque “prêtre”. Il est paradoxal que ce soit dans les milieux affirmant le plus fortement l'identité de la Bible et de la Parole de Dieu, que la lecture biblique soit en train de devenir la portion congrue et que cette Parole de Dieu ne puisse jamais se faire entendre sans que l'homme n'y ajoute son petit commentaire ! Sur ce point, il est sain qu'une communauté se donne à elle-même la discipline d'une lecture qui ouvre à une communion plus universelle. La pratique de lecture selon des lectionnaires (par exemple : "Épi" de la Ligue ou la liste de la FPF), permet de se mettre à l'écoute d'une parole choisie "ailleurs".
- Dans une perspective protestante, la prédication est incontournable. Elle l’est parce que c’est la Parole qui donne sens aux “gestes”. C’est la Parole de Dieu qui éclaire toute chose, le culte y compris. « La Parole de Dieu était la vraie lumière, celle qui éclaire tout humain » (Jn 1). La foi elle-même est réponse à la Parole proclamée. Cette prédication sera une “traduction”, une interprétation, de l’Écriture pour le temps présent. Cette référence à l’enseignement des Apôtres implique la "centralité" de la Croix. Ce message de la Croix (mort et résurrection de Jésus-Christ) est la pierre angulaire de toute l’expérience chrétienne. Tout doit ramener là et doit repartir de là, transformé par cette sagesse paradoxale. L’exhortation de Paul « Nous nous emparons de toute pensée pour l’amener captive à l’obéissance du Christ » (2 Co 10) est vraie en premier lieu de toutes les pensées cultuelles. Nous devrions nous poser la question : quelle ressemblance ou quelle dissemblance entre le Jésus des Écritures et la représentation que le culte communique ? Ou encore, l’image de Dieu toujours présente dans un culte particulier est-elle en harmonie ou en distorsion avec ce que Jésus révèle du Père ? Un incontournable demeure dans une juste représentation de Dieu au regard des Écritures.
2) Le partage du pain.
La cène est par excellence au risque de devenir le lieu d'un rite. La cène renvoie à la fois à la commémoration de la Croix et au corps du Christ existant en l’Église-même. Or, cette double dimension, par laquelle nous sommes inséparablement renvoyés simultanément au Seigneur crucifié et au frère à notre côté marque à nouveau la prééminence de la relation sur le rite. Au cœur du culte, la cène manifeste une solidarité fraternelle, affirmée en tous ceux qui vivent ce rassemblement ici et maintenant, mais aussi dans l'universalité de l'Église. Parlant, en 1 Co 11, de « ceux qui mangent le pain ou boivent la coupe indignement et sont donc coupables envers le Corps et le sang du Seigneur », Paul joue consciemment sur cette double lecture du corps crucifié et du corps rassemblé. Celui qui méprise “un de ces petits” qui lui a été donné comme frère, celui-là méprise le corps crucifié du Christ. La parole de Jésus (Mt 5.22) appelant à la réconciliation des frères comme préalable à l’expression cultuelle résonne dans le partage du pain. Il ne s’agit pas de se livrer à des introspections culpabilisantes, ni de chasser la moindre maladresse. Par contre il est juste, au regard de l’autorité de Jésus, que le culte soit vécu comme un appel à des réconciliations et à des pardons. Dans cet ordre d'une fraternité vécue, parmi les rares recommandations touchant au culte, nous pouvons noter celle qui enjoint d’être bref dans ses prises de parole pour que l’autre frère puisse s’exprimer (1 Co 14) ! Cette recommandation traduit de façon très concrète cette attention à l’autre, ce vrai respect qui doit présider aux relations fraternelles. Nous connaissons le cas d'une personne toujours privée de la cène, simplement parce que le culte se prolongeant, celle-ci est en obligation de partir pour des raisons conjugales. Il y a là une faute vis-à-vis de l’incontournable de la fraternité à vivre, qui appelle l’attention au plus petit d’entre les frères du Christ.
3) La prière.
L’identité évangélique est attachée à la prière spontanée ouverte à tous. C'est une des manifestations du sacerdoce universel des croyants. La prière spontanée à sa juste place… tant qu'elle demeure à l’écoute des recommandations de Jésus (Mt 5). Pour autant la prière au culte ne devrait pas être réduite à la forme spontanée. Si Jésus prie les psaumes, pensons-nous que nous n’avons pas besoin de les prier ? Louange, adoration et action de grâce, par des chants et des hymnes, marquent aujourd'hui comme hier le culte évangélique. Les styles changent, la pratique s'accentue. Mais dans le domaine de la prière, le parent pauvre, c'est l'intercession. Par elle, la communauté porte bien sûr les fardeaux de ses membres. Mais l’intercession la plus absente, c’est l'intercession pour le monde. Pourtant, cette prière réduit la fracture un peu schizoïde entre la vie spirituelle et l’information du monde. Parce que c’est le monde que Dieu a tant aimé par la Croix, ce monde ne peut pas être absent du culte. L'intercession est le prolongement dans des situations particulières de la prière : « Que ton règne vienne ; Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Elle est comme une bouffée d’air frais qui chasse le nombrilisme latent de nombre de cultes. Cette intercession en faveur du monde s'enracine dans la prière d'Abraham en faveur de Sodome (Gn 18).
Le culte est un pédagogue. Ce qui structure notre culte, structurera aussi la vie du croyant. Celui qui chaque dimanche est invité à prier pour un visage ou un lieu de ce monde - légitime extension de l’exhortation de Paul à prier pour les autorités - celui-là ne portera plus le même regard de mépris ou d'oubli. L'information médiatique ne sera plus une curiosité inutile ou culpabilisante mais l'encouragement à la prière pour que vienne le règne de justice. Parce que relevant à la fois d'une forte dimension symbolique, d'une vraie rencontre avec le prochain et d'une parole libre, le culte participe à l’épanouissement de la culture (l'élargissement de notre conscience du monde) et de la spiritualité (la vie profonde de chacun).
Cherchons donc, par le dialogue fraternel, à faire vivre un culte où l'écoute de la Parole de Dieu nous rend capables d'écouter la parole du frère et de répondre aux cris du monde.