C'est à une grande tapisserie que l'on peut comparer l'ouvrage de David J. Bosch intitulé Dynamique de la mission chrétienne. Après avoir patiemment rassemblé les fils qui allaient servir au tissage, une quantité impressionnante d'études scientifiques et de recherches tant exégétiques, historiques, systématiques que pratiques sur le thème de la mission, Bosch a composé une vue d'ensemble tout à fait unique. Sans prendre de risque, on peut avancer que ce volume est appelé à faire référence en missiologie.
La traduction française elle-même vaut la peine qu'on en parle, puisqu'il s'agit d'une réalisation de l'Association Francophone œcuménique de Missiologie (AFOM). Cette association a pour but notamment de "promouvoir la recherche théologique sur la mission, en lien avec l'expérience". Avec ce livre, elle offre au public francophone un exemple de ce qui se fait de mieux en la matière.
LE NOUVEAU TESTAMENT COMME DOCUMENT MISSIONNAIRE
Vouloir résumer un ouvrage à la fois aussi global et touffu serait fastidieux et risqué. Le livre se présente déjà comme un condensé de toute une réflexion : celle d'un missionnaire et missiologue contemporain, Bosch lui-même. Je me contenterai de relever des thèmes qui me semblent caractéristiques et de faire une présentation générale du livre. La première partie prend le Nouveau Testament comme un document missionnaire et s'arrête sur la notion de mission dans Matthieu, Luc et les Actes, et enfin chez Paul. Pour Bosch en effet, "le Nouveau Testament ne présente pas de vue uniforme de la mission, mais plutôt une variété de théologies missionnaires" (p.28).
a) Le premier Testament
Nous pouvons nous interroger sur le parti que prend l'auteur de ne pas aborder vraiment le thème de la mission dans le Premier Testament. Le paragraphe qu'il lui consacre est très court, et c'est pour dire que s'il y a un missionnaire dans le Premier Testament, c'est Dieu lui-même. On reste un peu sur sa faim. Le fait que la notion de mission ne soit pas la même ne veut pas dire qu'elle ne mérite pas que l'on s'y intéresse (que l'on pense à un texte aussi fondamental pour la vocation d'Israël que celui d'Exode 19, 1-6 par exemple). Mais il est vrai que le sujet est délicat à traiter, et que même les ouvrages les plus volumineux ne disent jamais tout (on remarquera aussi l'absence de présentation de la mission chez Marc ou Jean).
Bosch souligne cependant que le Premier Testament est capital pour comprendre ce que le Nouveau Testament entend par mission, mais aussi que Jésus a compris sa mission dans les termes de la tradition authentique du Premier Testament. Lorsque l'on parle de la personne de Jésus et de son ministère, il faut en parler à partir du contexte de sa communauté. Cela est nécessaire pour comprendre ce qu'ils pouvaient avoir de conforme et de polémique par rapport aux usages de l'époque.
b) Le Jésus et les évangiles
Le message et le comportement de Jésus représentaient en effet un défi aux attitudes et aux pratiques courantes qui excluaient des catégories de gens hors de la communauté juive. Le règne de Dieu était pour Jésus le point de départ et le contexte de la mission. Ce règne qui s'est approché et qui s'attaque au mal sous toutes ses formes. Car si la détresse prend des formes diverses, Jésus affirme que le pouvoir de Dieu en fait tout autant. Jésus sera finalement crucifié à cause de ce qui fut interprété comme des proclamations politiques. Les disciples ont interprété la croix comme la fin de l'ancien monde et la résurrection de Jésus comme sa réhabilitation, l'irruption du monde nouveau. "Nos évangiles ont été écrits uniquement à cause de Pâques. Sans Pâques ils n'ont pas de sens. Plus précisément encore, ils ont été écrits à partir de la perspective de Pâques" (p.56). Et le don de l'Esprit, lié à la résurrection, est articulé de façon constitutive à la mission.
C'est ainsi que Bosch voit dans le fameux "impératif missionnaire" de Matthieu (Mat. 28, 18-20) une clef permettant de comprendre tout son évangile et d'interpréter la mission et le ministère de Jésus. C'est à la fois un programme théologique et un sommaire. Il ne faut pas oublier que Matthieu est un juif qui s'adresse à une communauté juive qui se perçoit elle-même comme un mouvement de réveil à l'intérieur du judaïsme. Les citations systématiques du Premier Testament veulent apporter la preuve que Jésus est bien le Messie attendu. En Matthieu, la mission s'adresse d'abord aux juifs, mais n'exclut pas les non-juifs. Cependant, à cause de leur attitude négative, les juifs cesseront d'être les destinataires privilégiés ou exclusifs de l'Évangile. L'expression "toutes les nations" (Mat. 28, 18) désigne aussi les juifs, mais Jésus n'est pas envoyé seulement à Israël, il est le sauveur de toute l'humanité.
L'Évangile de Luc et le livre des Actes semblent eux aussi préoccupés par les origines juives de la foi chrétienne. Luc est peut-être le seul auteur non-juif du Nouveau Testament, et il s'adresse entre autres à des chrétiens d'origine non-juive. Il a compris le problème que pose l'écoulement du temps et la transformation des communautés, et répond à des questions du style : quelle est notre relation avec la tradition juive (question suscitée par l'hostilité que les chrétiens d'origine non-juive rencontraient à l'époque de la part des juifs) ? Le christianisme est-il une nouvelle religion ? Quelle est la relation entre nous et la personne terrestre de Jésus ?
Bosch s'arrête en particulier sur Luc 4, 16¬30, un discours programme de la mission de Jésus, qui a pris pour beaucoup d'exégètes contemporains la place de l'impératif missionnaire de Matthieu. Dans ce texte il apparaît que Dieu n'est pas exclusivement le Dieu d'Israël mais aussi celui des non-juifs, puisqu'il rappelle les bénédictions accordées à une femme non-juive de Sidon, ou à un Syrien guéri de la lèpre. Ce thème apparaît également dans le livre des Actes où l'Évangile est sans cesse offert aux Juifs qui le refusent. Les Apôtres s'adressent alors aux non-juifs. Un autre aspect du discours de Luc 4, 16-30, aussi souligné par Bosch, est la dimension éthique et sociale des citations du prophète Ésaïe dans la bouche de Jésus, dimension qui devait être évidente pour son auditoire. Dans Luc et les Actes, les gens riches et respectés sont invités à prendre au sérieux le message de Jésus et de ses disciples vis à vis des pauvres, ainsi que leur style de vie.
c) L'apôtre Paul
Chez l'Apôtre Paul, ce qui est central pour la compréhension de la notion de mission, c'est l'événement de sa conversion et de sa vocation. Une expérience primordiale qu'il comprend lui-même de façon normative. Au moment précis où il se convertit, il se voit chargé de proclamer l'Évangile auprès des non-juifs. Son ministère se déroulera dans une tension créatrice entre sa loyauté envers les Apôtres de Jérusalem et son sentiment d'avoir reçoit une vocation unique. Bosch repère chez l'Apôtre des "gentils" une forte influence de l'apocalyptique, et il précise que pour celui-ci le nouveau centre de gravité de l'apocalyptique est la personne de Jésus-Christ, et que le cœur de son message missionnaire, c'est la mort et la résurrection du Christ (cf. I Co. 15). Les croyants vivent dans un monde appelé à disparaître et sont déjà partie prenante de la nouvelle création de Dieu, mais leur attente authentiquement apocalyptique exige le sérieux éthique. A noter que Bosch refuse de choisir entre une lecture universaliste et une lecture particulariste des écrits pauliniens (cf. p.197 ss.).
LA MISSION DANS L'HISTOIRE DE L'ÉGLISE
La partie suivante s'intéresse à la façon dont la mission a été vécue dans l'histoire de l'Église. Bosch commence par constater qu' "à chaque période de leur histoire, les chrétiens ont dû affronter la question du sens de leur foi et, par-delà, celle du sens de la mission chrétienne en relation avec leur contexte particulier" (p.242). Là encore, il ne faut pas parler d'une seule théologie chrétienne. C'est la raison pour laquelle l'auteur s'intéresse, après la période du christianisme primitif dont nous avons déjà parlé, à quatre autres temps forts de l'histoire de la mission : l'époque Patristique, le Moyen Age, la Réforme et la période des Lumières. Ces façons de comprendre et de vivre la mission, que l'auteur appelle "paradigmes", ne sont pas imperméables les unes aux autres.
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