Face à la diversité de l'architecture théologique, quand pouvons-nous dire d’un de ses éléments qu’il s’agit d’un « fondement » ? Comment distinguer entre «fondements» et «ornements» ?
Les Ecritures nous invitent-elles à discerner des affirmations, hors desquelles la mission de l'Eglise se dénature et donc se disqualifie ?
Pour esquisser une réponse, je considérerai deux voix, celles de Paul et de Jean, en proposant de les écouter comme complémentaires.
La prédication de Paul
La remarque est banale, Paul n’évoque pas les événements de la vie de Jésus. Il serait toutefois peu prudent d'en conclure qu’il ignorait le détail de la vie de Jésus. Sauf à nier toute valeur historique aux récits bibliques, Paul connaissait certainement très bien les événements ayant constitué le ministère de Jésus ainsi que ses enseignements. De son temps, ces informations commençaient à être collectionnées sous forme d’évangiles. Il est peu vraisemblable que ses contacts multiples avec les apôtres ne lui aient pas donné une pleine possibilité de connaître tout cela et qu’il n’ait pas cherché à s’informer sur ces événements. Or, Paul focalise sa prédication et sa pastorale sur un unique événement exprimant à ses yeux le tout de la Bonne Nouvelle : LA CROIX. L’absence de références factuelles est d’ailleurs si criante que son explication pourrait bien en être que Paul, tout simplement, englobe toute la vie de Jésus dans ce qu'il appelle la Croix. L’hymne christologique de Philippiens 2 nous encourage dans cette lecture. Selon les évangiles, la Croix commence avec la crèche ou avec le Jourdain. La Croix inclut le chemin de la Croix. Pour autant l'acte propre de la crucifixion demeure déterminant puisqu’il est l’acte de la mort du Fils de Dieu. La Croix aurait peut être pu se passer du chemin de Croix, mais le chemin de Croix sans la Croix aurait été l'échec de Dieu. C'est à cause même du caractère unique de ce qui passe à Golgotha qu'il est juste d'inclure toute la vie de Jésus dans « ce processus de la croix ». Ainsi pour Paul, la foi nouvelle se construit et se comprend à partir de la Croix en laquelle converge tout le récit évangélique et, de plus loin encore, toute l'histoire du salut. Si on en croit le récit de Luc, la prédication de la Croix a marqué la prédication des apôtres dès les premiers jours de l’Eglise et lui qui rédigea aussi un évangile ne fait pas non plus référence aux détails des circonstances de la vie de Jésus dans la prédication apostolique.
C’est la Croix attestée par la résurrection, qui est l’Evangile. Cet Evangile de la Croix, Paul signifie aux Galates que même si un « ange du ciel » en annonçait un autre, il devrait être considéré comme anathème. Là, et là seulement, réside ce qui est spécifique à la vie de l'Eglise et à sa proclamation. Paul achève ensuite son exhortation en affirmant que Christ n'est pas mort pour rien (2,21), et par une formule lapidaire : « Galates stupides, qui a pu vous fasciner, alors que sous vos yeux Jésus-Christ a été dépeint crucifié ? » Cette « stupidité » c'est de s'être laissé entraîner dans des spiritualités marginalisant la Croix.
Deux formulations identiques de la première lettre aux corinthiens justifient un arrêt : « Car moi j'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis ». Une première fois à propos de la cène (ch. 11) et une seconde fois à propos de la résurrection (ch.15). Dans cette seconde Paul exige des corinthiens qu’ils gardent la foi dans les termes où elle leur a été annoncée. Or, ces deux transmissions se rapportent à la Croix. Il vaut de noter le caractère très particulier de l’expression : « J'ai reçu …… je vous transmets ». Face au noyau de la foi, lui, l’Apôtre, n’est que le « transmetteur ».
L'Eglise annonce la mort du Seigneur et l'Eglise annonce la Résurrection du Seigneur. Inséparablement. Elle fait mémoire dans le monde de ce que Dieu a accompli pour le monde par la Croix. Elle est la mémoire vivante de la Croix transmise de génération en générations, de lieu en lieux et de culture en culture. Un « succès » de l’Eglise qui serait hors de la prédication de la Croix serait un échec devant Dieu. C’est ce que montrent les lettres aux églises de l’Apocalypse !
Cet attachement à la centralité de la Croix est tout à fait évident dès le début de l'épître aux corinthiens. Paul en parle lui-même en termes de fondement : « J'ai posé les fondements ... personne ne peut poser d'autres fondations que celle qui est déjà en place à savoir Jésus Christ » (1 Co 3.10-11). Des constructions différentes sont envisageables, mais quant au fondement, que nul n'y touche !
A la lecture des lettres de Paul on peut avancer que pour lui l'abandon de la croix ou simplement sa marginalisation, sa mise à l’arrière plan, suscite et accroît les divisions. A contrario, la reconnaissance de la Croix est la condition d'unité indispensable à une saine diversité.
Paul se réjouit de n’avoir quasiment baptisé personne à Corinthe ; nul ne peut se revendiquer de lui ! Il y a dans cette partie de l'épître la pleine conscience que là où la croix n'est pas vraiment au centre de la foi, des rapports idolâtriques s’instaurent vis à vis des hommes. Il rappelle (1 Co 1.17) que sa vocation est d'annoncer la Bonne Nouvelle, de manière à ce que la Croix ne soit pas vidée de son sens. Il insiste (2,2) : « car j'ai jugé bon de ne rien savoir parmi vous que Jésus Christ et Jésus Christ crucifié ! ». Remarquons l'exigence : il ne s'agit pas de savoir si la Croix est à la bonne place dans la confession de foi, mais si la Croix, ce qu'elle signifie, son sens, ses conséquences sont bien dans la vie même et la proclamation de l'Eglise ; dans la représentation que l'Eglise a d'elle-même. Il est intéressant de noter que faisant allusions à des prédicateurs dont la motivation était suspecte, Paul va jusqu’à écrire : « Qu’importe ! De toute manière, prétexte ou vérité, le Christ est annoncé, et je m’en réjouis. »
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