Ce livre, récemment traduit, n’est pas une nouveauté. Publié pour la première fois en 1990, il a été réédité et augmenté en 2014. Il n’a, cependant, rien perdu de son actualité et de sa pertinence. Il a été co-écrit par l’évêque méthodiste Willimon et le théologien et éthicien méthodiste Stanley Hauerwas.
Son style est celui d’un virulent pamphlet. Sa cible : le protestantisme américain, aussi bien les libéraux que les évangéliques fondamentalistes. Aux libéraux, il reproche de ne plus offrir de vision chrétienne alternative et, sous prétexte de trouver un langage compréhensible pour la culture séculière, de bénir le statu quo social. Aux évangéliques, comme aux libéraux, il reproche de considérer les USA comme une « nation chrétienne » et de vouloir imposer leurs « idées chrétiennes », par la loi de l’État, alors qu’ils ne sont pas capables de les imposer à leurs propres fidèles dans un monde sécularisé.
Les auteurs se montrent aussi critiques à l’égard des chrétiens qui demandent à l’État de mettre fin à son arsenal nucléaire qu’à ceux qui croient en la bombe pour préserver la paix, au motif que tous œuvrent dans le même esprit de peur et oublient leur espérance en ne cherchant pas leur sécurité dans le Christ.
Ce livre veut aussi montrer concrètement quand l’Église se comporte vraiment en Église du Christ. Les chapitres qu’il consacre à l’Église et au ministère pastoral sont provocants et stimulants. Il donne en exemple aussi bien Jerry Falwel, appelant les chrétiens à financer des maisons d’accueil pour jeunes femmes enceintes en difficulté comme alternative à l’avortement, que des communautés qui vivent la mixité sociale et raciale, que le soutien d’une communauté à un couple en difficulté. À une éthique kantienne qui repose sur l’autonomie de l’individu rationnel, il oppose, avec des exemples concrets, une communauté qui aide à vivre en chrétien.
Ce livre est un appel aux Églises et à leurs pasteurs ; le chapitre destiné aux pasteurs ne mâche pas ses mots sur le détournement du ministère en coaching du bien-être individuel des chrétiens, travaillant à ce qu’ils retrouvent leur mission de faire « que l’Église soit l’Église ». Hauerwas et Willimon invitent à rebâtir une théologie et une éthique chrétiennes qui se fondent sur l’Église comme réalité communautaire, ce qu’il appelle la « politique de l’Église ».
Ce livre a des formules qui, vingt ans plus tard, font encore mouche : « Nous pensons que le sentimentalisme est la corruption la plus néfaste qui menace l’Église aujourd’hui ! »
S’il est agaçant dans ses oppositions binaires, il est attachant dans son désir de recentrer la théologie et la pastorale sur les vrais besoins de l’Église et de bâtir une approche politique qui parte de l’Église et non du monde. Avec raison il remet en cause l’idée que l’Église soit jugée sur sa capacité à travailler pour le bien du monde.
Plus critiquable en revanche est l’affirmation que l’éthique chrétienne n’a pas de sens pour des non-chrétiens et l’excès de langage qui consiste à qualifier le projet d’une éthique universellement compréhensible d’« hérésie diabolique ». On sera d’accord qu’une éthique chrétienne découlant de la foi au Christ est folie pour le monde, mais est-elle pour autant incompréhensible ? L’éthique chrétienne ne vient-elle pas réveiller la conscience que Dieu a déjà placée en chacun ?
Répondant à un théologien qui lui reproche d’avoir une théologie de « haine du monde », Hauerwas réplique : « Nous avons essayé de remettre en question l’idée selon laquelle les chrétiens ont un rôle historique à jouer qui devrait faire d’eux des progressistes ». Il précise qu’il ne souhaite pas pour autant que les chrétiens se retirent du monde, mais que l’engagement chrétien dans le monde soit « déterminé par ce que nous avons appris sur la nature politique de l’Église » qui est d’être, dans sa manière communautaire de vivre, une éthique sociale.
Cet accent sur la communauté comme source éthico-politique est tellement fort qu’on a parfois l’impression que, dans cette vision, l’Église remplace le Christ. De façon étonnante, s’il est beaucoup question d’une éthique chrétienne de la sanctification, et si les auteurs, méthodistes, font des sacrements comme le baptême des enfants, la confirmation, l’eucharistie, des « actes politiques », il est très peu question du Saint-Esprit dans ce livre. Or, c’est d’abord parce qu’ils ont été touchés par le Saint-Esprit que des chrétiens évangélisant dans des milieux difficiles ont eu un fort impact social. Le caractère problématique dans le postulat de Willimon et Hauerwas est de présupposer qu’il faut partir de la sociologie (vie sociale) de l’Église pour bâtir une théologie et une politique de l’Église. Ils oublient que la vie de l’Église vient d’en-haut et non d’en-bas, qu’elle est née et vit de l’Esprit.
Ce livre avertit avec justesse contre les dangers d’un lobbying politique chrétien qui prétendrait influencer le monde en oubliant l’Église. Il rappelle avec raison que le premier rôle politique de l’Église est d’être témoin du Christ dans ce monde, et la première nécessité c’est que l’Église soit un « pilier de la vérité », qu’elle vive ce qu’elle affirme croire : « Christ est Seigneur ». Son rejet de l’idée de nation chrétienne est aussi pertinent à l’heure où certains politiciens, qui font par ailleurs preuve de peu de charité chrétienne, voilent leurs desseins politiciens en brandissant la bannière de l’identité chrétienne de la France. Son reproche aux Églises américaines de « transformer l’Évangile en une religion civile » ne pourrait-il pas s’appliquer quand les politiques imposent à l’Église de mettre en haut de son agenda le dialogue interreligieux ?
Toutefois, si nous nous accordons avec Hauerwas et Willimon sur le fait que l’Église a son propre agenda et ne doit pas s’aligner sur celui du monde, nous serions moins dualistes qu’eux. Ce monde est aussi créé par Dieu avec des structures qui, quand les gouvernants, croyants ou non, se mettent au service de leurs concitoyens, suivant la volonté du Créateur, leur permettent de vivre ensemble en paix. Il est légitime pour l’Église de vouloir influencer positivement ce monde, d’être le sel de la terre, de lutter contre le mal, tout en gardant sa liberté chrétienne envers les pouvoirs de ce monde.
On peut prendre l’exemple de l’euthanasie : il est légitime que les chrétiens s’opposent à la promulgation de lois instaurant un droit à mourir qui mettrait en danger les plus vulnérables poussés à se considérer eux-mêmes comme des fardeaux pour la société. Mais ces chrétiens doivent être conscients que, dans leurs propres Églises, un certain nombre d’entre eux adhèrent à cette idée d’un droit à décider de sa mort, par peur de souffrir. Il y a donc nécessité de prêcher la Parole de vie dans l’Église, d’éveiller l’Église au danger pour les plus vulnérables de légaliser l’euthanasie, et de soutenir, déjà dans l’Église, les malades et leurs familles, montrant ainsi concrètement la valeur que Dieu accorde à toute personne, d’autant plus si elle est vulnérable (cf. Mt 25.35ss). L’Église sera alors davantage crédible quand elle demandera à l’État de maintenir un cadre social favorisant ce respect dans la société.
Luc Oleckhnovitch