«Les handicapés mentaux sont le signe que tous les hommes ont une importance au-delà de ce qu’ils peuvent représenter pour nous – notre ami, notre compagnon de jeu, notre frère; chacun d’entre nous est précieux et important car son existence est enracinée dans l’intérêt que Dieu porte à sa personne. Les handicapés mentaux, les pauvres, les malades sont des expressions particulièrement intenses de l’appel que Dieu adresse à chaque homme à travers les autres. Dieu nous appelle à regarder l’autre comme important parce que chacun de nous existe en lui, chacun de nous est le don de Dieu à l’autre.»
En tant que méditation, ce court essai n’est pas une analyse approfondie et ne traite pas toutes les questions éthiques soulevées par l’accompagnement des handicapés mentaux. Les arguments présentés ici ne le sont pas pour satisfaire les experts en matière d’éthique ou de théologie. C’est la tentative personnelle d’un faible chrétien qui accessoirement est théologien et spécialiste en éthique pour comprendre les implications du fait de vivre dans un monde où l’on côtoie des handicapés mentaux de naissance.
Ce texte n’est pas écrit pour tout le monde; il vise les hommes et les femmes qui se trouvent être chrétiens et confrontés aux handicapés mentaux. Ceux qui ne partagent pas ma conviction chrétienne peuvent trouver mes propos au mieux incroyables, au pire moralement irresponsables. Pour certains, y compris de nombreux chrétiens, le fait que cela puisse heurter le non-croyant est un argument décisif contre toute tentative d’élaborer un point de vue «étroitement» chrétien sur l’obligation de prendre soin des handicapés mentaux.
Il semble y avoir deux raisons à cette réticence: (1) les chrétiens sont de plus en plus conscients de la nécessité qui s’impose à eux d’éviter le scandale de l’inhumanité et du pharisaïsme souvent associé à ceux qui prétendent avoir une obligation «religieuse» particulière; (2) il est du devoir des chrétiens d’être au service des nécessiteux; dans une société pluraliste, cela semble impliquer le fait de minimiser l’importance de nos différences pour pouvoir participer à un effort commun pour améliorer la condition humaine. Ainsi, en vue d'établir une société meilleure, les chrétiens convaincus de la mauvaise foi de notre propre société ont eu tendance à écrire leur éthique d’une perspective largement humaniste; ce faisant, ils espèrent pouvoir formuler, pour les structures institutionnelles, une politique de soins claire à laquelle tout homme de bonne volonté accepterait de s'associer.
I - Quoique je ne sois pas entièrement opposé à ce type de réflexion éthique, je doute qu'il permette au chrétien de formuler de façon adéquate l'obligation qui lui incombe de prendre soin des handicapés mentaux. L'humanisme que le chrétien tolère au nom d’une société meilleure l'entraîne bien trop souvent à accepter le bien qui est humainement possible à la place du bien vers lequel nous devons tendre en tant que chrétiens. Au nom de l'humanité, nous commençons à envisager la possibilité de sacrifier la minorité pour le bien de la majorité, les faibles pour le bien des forts. Nous essayons de peser les «droits» des «handicapés mentaux» contre ceux des gens «normaux», de déterminer qui vivra ou mourra en termes de «qualité» de vie de chacun. En outre, en acceptant l'humanisme actuel, les chrétiens trahissent leur contribution unique à une société meilleure; ils ne contestent même pas l'hypothèse humaniste qui consiste à dire que le bien se limite à ce qui peut s'accomplir dans cette vie.
La question de l'accompagnement des handicapés mentaux est l'illustration la plus irrésistible de cette assertion générale. Cependant, de bien des manières, la façon de s'occuper des handicapés mentaux n'est qu'un aspect de notre manière de traiter tous les enfants. Toute tentative sérieuse faite pour analyser l'éthique des soins apportés aux handicapés mentaux devrait faire partie intégrante de l'étude de l'éthique plus générale de la maternité et la paternité responsables. Notre incapacité à affronter la question des handicapés mentaux n'est qu'une forme spécifique et intense du manque d'intérêt de notre société pour les enfants et son impuissance à les respecter et à prendre soin d'eux convenablement.
L'existence des handicapés mentaux et les soins dont ils ont besoin soulèvent des problèmes tellement profonds et ardus qu'ils dépassent de loin l'optimisme nécessaire à n'importe quelle forme d'humanisme. Ces questions si difficiles ont été le plus clairement exprimées pour moi par un jeune homme qui chantait pendant l'eucharistie à l'Université Notre-Dame. Il avait écrit la chanson après qu'un ami lui avait fait part de tout ce qu'il avait souffert en apprenant à vivre avec un frère handicapé mental. La voici:
Pour Rick
1.J’ai un frère, enfant oublié Je me demande pourquoi? Je n’ai pas de réponses. Quelqu’un sait-il, au nom de Dieu, pourquoi certains sont handicapés mentaux?
Refrain Donne-moi la force de faire face à la folie. De pouvoir dire qu’il y avait une raison. Donne-moi la force de faire face à la folie. Pourquoi? Non, c’est arrivé.
2.Il est plus vieux que moi, j’ai toujours pensé Qu’on aurait dû grandir ensemble, Jouer au baseball, aller nager, Profiter de l'été, comme d'autres frères.
3.Il ne me connaît pas, il ne sait rien dire Je n'ai pas de raisons pour ça mais je l'aime. On aurait pu être amis, apprendre ensemble Je demande juste, où est-il?
(Steve Campbell)
Il nous est rarement possible de poser les questions soulevées par cette chanson; elles nous rappellent trop la fragilité et l'ambiguïté de notre existence. Ainsi, le fait qu'une telle chanson soit chantée dans le cadre du saint sacrifice n'est pas fortuit. Car ce n'est que si un tel sacrifice est valable, seulement si un tel sacrifice soutient et constitue notre propre existence et l'existence du monde, que nous pouvons être libérés de notre crainte d'une vie dénuée de sens et regarder honnêtement nos frères handicapés mentaux. Le sacrifice du Fils de Dieu affirme que notre vie se déroule dans le cadre d'une bienveillance digne de notre confiance; le Calvaire révèle que la valeur de chacun d’entre nous, même des plus faibles, ne dépend nullement de nos buts et forces humains.
II - Le Dieu adoré par les chrétiens est le Dieu du sacrifice, le Dieu de la faiblesse et de la souffrance qui nous attire à sa table non par une force coercitive mais par un amour sacrificiel. Un tel amour est contraint par une faiblesse qui n'est pas de ce monde. La faiblesse de Dieu est suffisamment forte pour résister à la tentation d'être un autre moyen (encore plus subtil) de contrôler les autres. Nous savons de par notre propre expérience que, en tant qu'homme, nous ne pouvons même pas vouloir être faibles sans utiliser cette faiblesse pour dominer l'autre; ce pouvoir est encore plus destructeur que la force, puisqu'il se présente sous la forme d'un renoncement au pouvoir qui aboutit à un contrôle total, justement parce qu'elle donne l'impression de ne rien contrôler du tout. Mais la faiblesse de Dieu n'est nullement feinte, ce qui se manifeste pleinement dans l’engagement total qui le conduit à devenir un homme et à souffrir jusqu'à mourir sur une croix. Une telle faiblesse nous détourne de notre tentative prétentieuse pour donner un sens à notre vie par le biais du pouvoir et de la violence; elle nous incite à mettre notre confiance en celui qui a tant souffert pour rendre la paix possible pour nous.
Dans sa faiblesse, Dieu vient vers nous non pour dominer au nom du bien, mais pour servir dans la réalité de la bonté, pour révéler la nature du bien. Jésus n'est pas venu avec de nouvelles solutions politiques de rechange qui auraient été compréhensibles pour César et ses opposants; il est venu en proclamant un nouveau Royaume où les hommes pouvaient participer à la vie même de Dieu. Il n'est pas venu vers le riche ni le puissant mais vers le pauvre, le faible, le mourant et le pécheur. À travers de telles personnes, la nature de son royaume se révèle être la liberté de nourrir le pauvre et de pardonner le pécheur. Dieu a ainsi refusé de s'imposer par le pouvoir violent de ce monde avec ses nombreuses déceptions; son règne ne peut être établi que par la douceur née d'une faiblesse authentique et non d'un semblant de faiblesse. Seul un tel Dieu pouvait être le Dieu de la messe; à travers son Église, il continue de se donner dans la faiblesse afin que son peuple ait la force de renoncer au pouvoir de ce monde.
Lorsque nous avons été unis à ce Dieu par le moyen de ce repas de faiblesse, nous ne pouvons pas repartir tels que nous sommes venus. Ce repas nous donne pleinement la capacité de faire confiance à Dieu et de servir les faibles du monde dont il se préoccupe tout particulièrement. Dans l'autre, dans la faiblesse, nous découvrons le Christ; comme lui, ils nous aiment sans avoir le pouvoir de se préserver eux-mêmes. Nous serons transformés dans la mesure exacte où nous apprendrons à accepter cet amour sans le laisser se transformer en haine de soi à cause de ce qu'il nous révèle de notre propre misère.
III - Le devoir de s'occuper du faible qui incombe au chrétien n'est qu'un aspect de son appel à aimer Dieu. Servir le faible au nom de l'homme est insuffisant; Dieu nous appelle à aimer et à prendre soin du faible, tout comme il nous a aimés et a pris soin de nous. N'est-ce pas là la force de l'exhortation de Jésus à être parfait comme son Père est parfait?
L'auteur compositeur chrétien qui demande «où est-il?» sait que son frère handicapé mental est en Christ mais cette «réponse» ne donne pas d'explication facile permettant de soulager l'anxiété exprimée par la question. Elle propose plutôt un modèle d'amour et de soins obéissants conformes à celui dont doit dépendre tout objectif authentique dans cette vie. Les handicapés mentaux sont le signe que tous les hommes ont une importance au-delà de ce qu’ils peuvent représenter pour nous – notre ami, notre compagnon de jeu, notre frère; chacun d’entre nous est précieux et important car son existence est enracinée dans l’intérêt que Dieu porte à sa personne. Les handicapés mentaux, les pauvres, les malades sont des expressions particulièrement intenses de l’appel que Dieu adresse à chaque homme à travers les autres. Dieu nous appelle à regarder l’autre comme important parce que chacun de nous existe en lui, chacun de nous est le don de Dieu à l’autre.
Regarder les handicapés mentaux de façon honnête revient à nous rappeler que nous ne pouvons pas donner de l'importance à notre vie; c'est un don de Dieu. Dans ce contexte, il est raisonnable de dire que je dois vivre de telle sorte qu'une seule chose compte: que ma vie manifeste la gloire de Dieu. Je ne deviens pas plus important en essayant de soulager toute souffrance; ce serait une autre façon d'essayer d'asseoir mon pouvoir. La tâche difficile qui est la mienne est plutôt d'aimer ce seul frère handicapé mental qui ne pourra jamais comprendre l'occasion d'aimer qu'il représente. Par sa présence, j'apprends ce que comporte de radicalisme le fait de refuser de lui dénier mon amour et mes soins; je ne peux pas refuser ces soins à mon frère handicapé mental au nom de la création d'un monde meilleur pour toute «l'humanité» ou pour «ma famille actuelle». Un monde ainsi créé ou une famille maintenue de cette façon ne peuvent être «meilleurs»; ils me rendent sourd à l'appel à l'humanité que ce seul enfant handicapé mental m'adresse.
Par le Christ, il m’est possible d’aimer mon frère handicapé mental d’un amour qui est radicalement différent de celui qui est possessif à l’égard de l’autre et qui dépend du besoin de se sentir indispensable pour se développer. L’amour du Christ crée les conditions nécessaires au respect dû aux handicapés mentaux, respect qui nous libère et nous permet de nous occuper d’eux sans sentimentalité étouffante. En effet, c’est l’amour sentimental qui construit les institutions insensibles où nous enfermons les handicapés mentaux dans un cadre inviolable, soi-disant pour leur propre bien. Aimer le faible dans le Christ veut dire oser le libérer de ce qui nous rend dépendants de son besoin de nous. Cet amour respecte tellement l’être des handicapés mentaux qu’il est prêt à leur permettre d’expérimenter la douleur et la frustration inhérentes au fait de se servir de leurs capacités limitées pour tenter de comprendre le monde. Je n’ai pas besoin de protéger mon frère handicapé mental par des soins étouffants qui ne font que renforcer son arriération; je peux l’aimer d’un amour qui soutienne ses efforts. Il sait que cet amour ne l’abandonnera pas lorsqu’il sera parvenu, grâce à une lutte acharnée, à développer une volonté indépendante de la mienne.
Un tel amour révèle la perversité de certaines théodicées qui cherchent à sauver l’honneur de Dieu en attribuant l’existence des handicapés mentaux à sa volonté. Il n’y a aucun doute possible que la présence de tels enfants peut occasionner beaucoup de bien; ils nous appellent à une humanité plus profonde en mettant en question notre compréhension de ce qui fait qu’une vie soit riche de sens. Cependant, ces éventuels bons fruits ne justifient pas l’implication que Dieu veut que ces enfants existent dans un tel but; cela ferait du Seigneur de ce monde un monarque faible et mesquin qui ferait n’importe quoi pour arriver à ses fins. Dieu n’a pas voulu que ces enfants naissent ainsi; mais il fait en sorte qu’ils puissent être présents parmi nous de façon non destructive. Par leur existence, nous apprenons combien il est difficile, combien il est effroyable, combien il est merveilleux de dire que Dieu est amour et que son amour s’est révélé de la façon la plus parfaite sur une croix.
IV - Vous remarquerez que je n’ai pas essayé de baser ce que je dis du devoir chrétien envers les handicapés mentaux sur des principes tels que le «droit à la vie» ou le «respect de la vie». De tels principes expriment une sagesse morale que le chrétien a intérêt à préserver mais ces mêmes principes servent parfois à justifier des formes de vie étrangères à l’Évangile. Cependant, le chrétien n’est pas obligé de protéger la vie humaine comme si la vie était une fin en soi. Agir ainsi démentirait l’affirmation que parce que Dieu donne la vie, notre propre existence et celle d’autrui ne sont qu’un bien relatif qui fait partie de la providence divine à notre égard. Pris en dehors du contexte théologique adéquat, les principes tels que le «droit à la vie» tendent à devenir des idéologies qui soutiennent les efforts de certains pour maintenir à tout prix leur existence plutôt que celle d’autrui. Ainsi, le chrétien a le devoir de prodiguer des soins aux handicapés mentaux qui feront comprendre à tous qu’il y a, dans cette vie, des choses bien pires que la mort.
Je suis conscient du fait que certains interpréteront mon insistance sur le fait de prendre soin des faibles comme une justification religieuse de l’irresponsabilité sociétale. Il semble injuste d’argumenter en faveur d’un tel accompagnement des handicapés mentaux dans une société qui a tant de besoins. Par exemple, dans un article qui traite des aspects génétiques de l’avortement thérapeutique, le docteur James Neel décrit le coût énorme voire exorbitant que représentent pour la société les soins prodigués aux enfants handicapés mentaux ou souffrant d’autres déficiences génétiques. De plus, malgré ces dépenses, ces enfants ne pourront avoir qu’une «performance très marginale au sein de notre société complexe. Tout en ne voulant pas mettre un prix sur la vie humaine, je ne peux m’empêcher de me demander comment cette même somme dépensée pour des enfants normaux aurait fait avancer les intérêts de la société» (dans Some Genetic Aspects of Therapeutic Abortion, Perspectives in Biology and Medicine, Automne 1967, pp.133-134).
La question du docteur Neel n’est pas injuste. Elle n’est pas inhumaine; elle englobe beaucoup d’humanité et de charité. Mais c’est une charité à la dérive, devenue folle en raison de son incapacité à soulager le monde de toute sa souffrance. Cette charité-là essaie de donner la main aux puissances créées par les hommes; ainsi, elle est prête à détruire certains au nom de la «qualité» de vie. Cette charité n’a plus la patience d’essayer d’agir de façon juste dans un monde que la souffrance torture. Elle choisit d’être aveugle face au seul enfant handicapé mental au nom d’une meilleure vie pour tous les autres, mais cette vie-là ne peut qu’être vide, si elle ne répond pas aux besoins d’un tel enfant. La question de Neel assume que la seule raison pour laquelle nous existons est de soulager la souffrance que nous connaissons dans cette vie. Malgré toute sa grande humanité, c’est donc une question impie.
C’est une question que nous ne pouvons pas envisager en tant que chrétiens. Le Seigneur qui dresse sa table devant nous exige plus que ce que cette question imagine. Le devoir du chrétien est de prendre soin du faible et cette exigence ne tolère aucune limite. Le chrétien doit tout donner dans son accompagnement du faible; il devra peut-être même sacrifier son rêve de «faire avancer les intérêts de la société». Si le chrétien doit aller jusqu’à sacrifier sa propre vie pour qu’on prenne soin des faibles, il le fera car il ne vit pas comme s’il avait été placé sur terre pour exister à jamais. Le chrétien n’a que faire d’exister; son but est d’apprendre à vivre. Et il ne doit pas prendre soin des autres comme si ce n’était qu’un moyen de parvenir à l’existence d’une qualité encore plus haute de l’espèce humaine. L’accompagnement chrétien des faibles n’est pas une façon de concrétiser une grande vision humaniste mais simplement l’expression de l’idée que, quelles que soient les choses merveilleuses qu’elle accomplit, une société qui néglige de prendre soin des handicapés mentaux ne sera ni digne ni humaine. C’est précisément cette vision-là qui expose les prétentions pécheresses et avides de pouvoir que nous cachons derrière l’affirmation que nous servons les autres au nom de l’humanité. Une telle humanité n’existe pas, sauf si on la reconnaît dans un enfant qui doit se battre même pour prononcer son nom.
Nous, qui sommes chrétiens, devons avouer que nous avons hésité à reconnaître sans détour cette exigence, parce que nous savons à quel point nous y avons été infidèles. Nous avons essayé d’aider les pauvres et les faibles à travers la philanthropie de nos offrandes de reconnaissance ou des initiatives gouvernementales, initiatives qui n’exigent pas le don de nous-mêmes. Nous nous sommes leurrés en choisissant de croire que s’opposer à l’abrogation des lois sur l’avortement suffisait, même si nous n’étions pas prêts à consentir des sacrifices pour pourvoir aux besoins de l’enfant qui naît dans la pauvreté. Nous nous sommes tellement pris au piège de notre mauvaise foi que nous nous empressons d’adopter la dernière technique censée faire un peu de bien, comme si elle répondait à toute l’exigence du Christ. Ce faisant, nous choisissons de croire en l’humanisme actuel à bon marché, nous transformons l’exigence chrétienne absolue d’aimer tous les hommes en possibilité d’être gentils et d’en aider quelques-uns. Et les chrétiens se demandent pourquoi les hommes ne croient plus que la foi en Dieu ait un quelconque rapport à l’apprentissage de la vie que nous menons ici-bas! Ce n’est que dans la mesure où les chrétiens refuseront d’éviter la présence des handicapés mentaux et les soins dont ils ont besoin que les hommes se rendront compte que la foi change tout. Nous n’avons pas compris à quel point notre position est radicale, car même si nous aidons les handicapés mentaux, nous n’incarnons pas les implications de ce genre d’aide pour toute la durée de notre existence. La promotion sincère des intérêts des handicapés mentaux par des chrétiens créera forcément de plus grandes tensions dans notre relation à la société qui nous entoure que celles que nous connaissons actuellement.
V - La tâche du chrétien et la responsabilité de l’Église sont donc d’aller au-delà de ce qui est considéré comme «socialement responsable», à une époque donnée, dans les soins apportés aux handicapés mentaux. A travers son adoration fidèle, l’Église offre une façon de voir l’existence qui nous permet d’exprimer clairement notre devoir de prendre soin des autres; cette perception d’une grande acuité est radicalement différente de l’aveuglement produit par nos efforts pour éviter la haine de soi. Ce n’est que de cette façon que nous serons capables de reconnaître que ce sont notre propre indifférence et notre affirmation de soi qui produisent souvent les handicapés mentaux (le retard provoqué par l’environnement est plus répandu que le retard génétique); pourtant, savoir cela ne nous oblige pas à défendre coûte que coûte notre intérêt personnel. En effet, l’exigence de l’amour chrétien peut être radicale dans le sens qu’elle libère le moi du besoin d’être sur la défensive; nous sommes délivrés de la nécessité de donner de l’importance à notre propre vie et d’en maintenir l’importance.
Je ne veux pas dire ici que le chrétien doit refuser d’apporter son soutien à ce qui peut se faire au sein de la société; mais il doit comprendre que les exigences qui s’imposent à un membre de l’espèce humaine ou au citoyen d’une nation ne sont pas les mêmes que celles qui s’imposent à lui en tant que membre de l’Église. Dire que l’Église et les chrétiens se sentent très à l’aise dans la civilisation qu’ils ont créée peut sembler dérisoire. Pourtant, je soupçonne que plus les chrétiens réfléchissent aux questions fondamentales de l’accompagnement des handicapés mentaux, plus ils se sentiront étrangers au milieu de la gloire et des ruines qu’ils ont eux-mêmes aidé à construire. En vivant avec cette sensation d’étrangeté, peut-être parviendrons-nous à mieux comprendre et aimer ceux qui existent au milieu de nous comme des étrangers; ils ne peuvent pas comprendre comme nous le pouvons mais ces frères handicapés mentaux n’en sont pas moins membres du royaume de Dieu.