UNE MEDITATION DE L’ÉVANGILE DE MATTHIEU
En matière de ministère pastoral, il faut reconnaître qu’on se tourne moins spontanément vers les évangiles que vers les épîtres. Il est vrai que les épîtres appliquent à la situation concrète des Églises du premier siècle les principes de l’Évangile, donc que le rapport entre les épîtres et notre situation présente paraît plus évidente au premier abord. Mais on aurait tort de penser que les évangiles ne disent rien du ministère chrétien. L’Évangile de Matthieu, en particulier, à cause de son instance sur l’enseignement de Jésus et donc sur la formation des croyants/disciples, à cause de son insistance sur la mission et de son intérêt pour l’Église, est à prendre en compte, et c’est ce que nous allons faire dans ce qui suit.
À première vue, l’Évangile de Matthieu paraît orienter plutôt nos regards vers le ministère missionnaire. Néanmoins, les définitions modernes ne conviennent pas nécessairement aux écrits du Nouveau Testament, et l’on peut recevoir de l’Évangile de Matthieu des instructions concernant la mission de l’Église au sens large, tous ministères compris. Nous nous proposons donc de voir dans les enseignements missionnaires de Jésus des directives qui concernent non seulement la « mission des missionnaires » mais aussi la mission de l’Église, et donc l’exercice des ministères. Il est cependant évident que les missionnaires seront tout particulièrement attentifs à ces recommandations de Jésus.
On se limite souvent à la finale de Matthieu pour parler de mission (« allez, faites de toutes les nations… »). Mais la réalité, c’est que le texte qui parle le plus de mission et de ministère vient bien avant, au chapitre 10. Ce chapitre est un discours de Jésus qui est introduit par ces paroles :
« À la vue des foules, il fut ému, car elles étaient lassées et abattues, comme des brebis qui n’ont pas de berger. Alors il dit à ses disciples : La moisson est grande, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson » (9.36-38).
Les instructions qui suivent posent un certain nombre de problèmes d’interprétation et d’application qui font qu’on en a souvent limité la validité à la situation des premiers apôtres de Jésus, des Douze. Ils sont bien évidemment en premier lieu concernés, les Douze, mais dans la stratégie pédagogique de Matthieu, les Douze sont représentatifs de l’Église qui vient après eux et les lecteurs d’aujourd’hui comme ceux d’hier sont donc également concernés par les instructions du discours de Jésus(1).
LES OBSTACLES ET L’OPPOSITION : VOUS ETES PREVENUS !
La première chose que l’on peut dire, si l’on s’intéresse aux problèmes et aux difficultés du ministère, c’est que les difficultés du ministère sont présentées dans ce texte comme des obstacles et des oppositions que rencontrent les ministres ou missionnaires de Jésus et de l’Église. Ces obstacles sont nombreux, ils viennent de tous côtés et ils sont imposants. Le premier constat qu’on est obligé de faire, en espérant que ce ne sera pas le dernier mot, c’est que le tableau est sombre. L’Évangile de Matthieu n’épargne aux disciples aucun obstacle. Nous ne pourrons pas dire que nous n’aurons pas été prévenus. D’ailleurs, le simple fait de prévenir joue probablement déjà un rôle dans la résolution du problème. Le disciple chrétien qui a été formé, qui a été façonné par l’Évangile, sait qu’il va rencontrer des obstacles et des difficultés dans l’accomplissement de sa mission. Il est averti. Et, à première vue, la réponse la plus évidente qui est apportée par le texte à la question posée : Comment durer dans le ministère ? Comment surmonter les obstacles et les difficultés ? La réponse la plus évidente, donc, tient en deux parties : vous savez, premièrement, vous êtes avertis ; et Jésus sait, deuxièmement, il a connaissance des difficultés présentes et futures. C’est ce que le texte dit de manière la plus évidente : vous savez, vous êtes avertis, vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous avait pas prévenus ; le texte le dit par des verbes au futur : « vous serez menés devant des tribunaux », « quand on vous livrera », « quand on vous persécutera », etc. Et deuxièmement, Jésus sait, puisque c’est de sa bouche que viennent ces paroles d’avertissements ; rien, donc, ne lui échappe.
L’avertissement initial est probablement indispensable mais il n’est pas suffisant. Lorsque l’on s’adresse, par exemple, à des personnes qui n’ont qu’une pratique limitée du ministère chrétien mais qui s’y préparent, et qu’on leur parle des obstacles qui se présenteront sur le chemin du ministère, l’efficacité n’est que partielle. Ce qui suggère donc qu’il y a là des instructions qu’il faut non seulement entendre au départ mais aussi réentendre par la suite.
LES POLES D’OPPOSITION
La deuxième chose que l’on peut relever, dans ces instructions de Jésus, c’est que les obstacles viennent de plusieurs côtés : de l’extérieur, de l’intérieur, et même, apparemment, de Jésus.
De l’extérieur
Mais l’opposition la plus forte vient apparemment de l’extérieur. Elle est présentée comme inévitable, comme violente (les envoyés de Jésus sont comme des brebis au milieu des loups). Cette résistance extérieure est présentée comme une lame de fond qui entraîne avec elle des disciples qui n’ont pas de point fixe visible auquel se rattacher (10.17-18).
Si cette hostilité extérieure est une évidence pour un certain nombre de pasteurs et de missionnaires, dans le monde d’aujourd’hui, si elle ne nécessite pas pour eux de grandes explications, pour nous, ou pour la plupart d’entre nous, elle paraîtra peut-être en revanche plus lointaine. Je ne suis pas sûr que nous citerions l’opposition extérieure comme première de nos préoccupations, même si elle est au premier plan des avertissements de Jésus. Néanmoins, on aurait tort d’évacuer trop vite cet aspect des choses. Si l’opposition extérieure est bien visible dans les instructions de Jésus, c’est peut-être pas parce que Jésus rend visible des choses qui ne sont pas toujours perceptibles par nos yeux. Le rapport au monde environnant, même en dehors des situations de crise ou des persécutions les plus flagrantes, pourrait bien demeurer source de certaines tensions dans le ministère chrétien.
Ce rapport au monde, dans notre texte, prend en particulier trois formes :
• le rapport aux autorités, de tous niveaux hiérarchiques (il est question de tribunaux, de synagogues, de gouverneurs et de rois, ou équivalents ; 10.17) ;
• le rapport à l’humanité au sens large : il est question des « hommes », des « êtres humains », les « gens » (10.17a), de ceux que le texte appelle « on », « ils » (10.19 : « on vous livrera » ; 10.23 : « on vous persécutera » ; 10.25 : « s’ils ont appelé le maître de maison Béelzéboul ») ;
• le rapport à des situations de proximité qui sont décrites dans un langage familial (v.21 : « le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mettre à mort »).
Dans les trois cas, c’est la violence extérieure qui est en cause. Même si les tensions familiales peuvent également être internes, on y reviendra. Dans les trois cas, le contraste est fort entre des envoyés qui sont porteurs d’un message de paix (10.13) et la violence générale et naturelle du monde.
La question que posent ces obstacles externes, me semble-t-il, est celle du positionnement des ministres et de l’utilité de leur mission. Dans le scénario de Jésus, le contraste est énorme entre la modeste « salutation de paix » (10.12-13), cette offre de paix qui est le message des disciples, qui n’ont d’autre argument que l’authenticité de leur démarche et la transparence ou la vérité de leurs intentions ; et la violence qui leur fait face. Vous connaissez probablement ces instructions qui ont toujours dérangé l’Église et qui la dérangent bien sûr aujourd’hui encore, et qu’on a donc préféré considérer comme dépassées, alors qu’il n’y a pas de raison de penser que cet appel à la simplicité ne vaut pas pour nous, même si ce n’est pas littéralement :
« Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie de bronze pour l’emporter à la ceinture, ni sac pour la route, ni deux tuniques, ni sandales, ni bâton, car l’ouvrier mérite sa nourriture » (10.9-10).
Nous y reviendrons mais contentons-nous de mentionner pour l’instant la disproportion, le décalage énorme, entre les envoyés de Jésus et leur ministère, d’un côté, et l’immense vague de violence qui leur fait face, de l’autre côté. Il y a très nettement disproportion. L’image des brebis et des loups communique de manière saisissante le même message : « Moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (10.16). Les commentateurs y voient une image de danger qui pourrait difficilement être plus forte « Les brebis qui rencontrent des loups affamés n’ont aucune chance ; il faut un miracle pour qu’elles s’en tirent »(2).
Dans ces conditions, comment ne pas avoir l’impression que le ministère chrétien n’est rien d’autre qu’une goutte d’eau dans un océan d’opposition et d’indifférence ? Comment ne pas avoir l’impression que le ministère chrétien ne joue pas dans la même division que le monde ? Sans vouloir donner l’impression d’une image du monde la plus sombre qui soit, ou d’une approche entièrement pessimiste, essayons plutôt de percevoir le sens que peut avoir la description surprenante de la mission chrétienne selon Jésus. Il y a là un élément qui peut-être, intéresse notre situation particulière : ce sentiment de décalage que l’on peut ressentir, lorsqu’un ministère de paix suscite le conflit ou l’indifférence, lorsque l’action d’un pasteur ou d’un missionnaire, dans un lieu donné, ressemble à une goutte d’eau dans l’océan, lorsqu’un pas en avant est suivi d’un pas en arrière, etc.
Remarquons la façon intéressante qu’à Matthieu de manier l’image de la brebis. Les disciples sont invités à regarder autour d’eux et à voir des gens qui sont comme des brebis sans berger – c’est ce qui motive, souvent, l’entrée dans le ministère :
« À la vue des foules, il [Jésus] fut ému, car elles étaient lassées et abattues, comme des brebis qui n’ont pas de berger » (9.36).
Puis Jésus les envoie et leur dit :
« Moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc avisés comme les serpents et purs comme les colombes » (10.16).
Qui sont les brebis et qui sont les loups ? Le missionnaire chrétien porte sur le monde qui l’entoure le regard de la compassion, parce que c’est le regard de l’Évangile, parce que c’est le regard de Jésus. Il voit des brebis qui ont besoin d’être nourries, fortifiées, guéries, rassemblées. Mais lorsqu’il se met en marche, il constate que les brebis perdues et sans berger deviennent des loups, et qu’il est lui-même comme une brebis au milieu des loups. Le monde dans lequel nous travaillons est donc une matière humaine mouvante, à plusieurs faces, tour à tour loups et brebis, qui malmène le missionnaire chrétien.
De l’intérieur
L’opposition interne est moins développée dans le discours de Jésus mais elle est troublante. Du sein du groupe, d’abord, vient cette information gravissime : « Judas l’Iscariote, celui qui le livra » (10.4). Matthieu dresse la liste des Douze que Jésus envoie (10.2-4) : il y a des frères, Simon et André, d’autres frères, Jacques et Jean, et des frères on passe au traître : Judas, celui qui livra Jésus. Il y a donc une faille dans le groupe, dès le début, et elle est béante. Le parcours de ministère que Matthieu dessine sous nos yeux risque de devenir un parcours de trahison. Le désaccord interne fondamental qui est annoncé ici est troublant.
Mais du point de vue des obstacles internes, il faut aussi dire un mot des questions familiales. Une autre des difficultés de ce discours missionnaire de Jésus, c’est son langage familial. Il est extrêmement désagréable d’entendre parler d’un frère qui livre son frère à la mort, de parents et d’enfants qui se dressent les uns contre les autres (10.21) ; il est extrêmement déplaisant d’entendre dire :
« Je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère, et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison » (10.35-36).
Et d’entendre Jésus ajouter :
« Celui qui aime père ou mère plus que moi n’est pas digne de moi, et celui qui aime fils ou fille plus que moi n’est pas digne de moi » (10.37).
Il est difficile de savoir si Jésus fait référence aux effets de l’Évangile sur les familles des gens qui se convertissent ou s’il parle aussi des familles de ses envoyés. Néanmoins, je pense que s’il emploie ce langage familial, c’est pour que tout le monde comprenne. Chacun sait ce que sont les relations familiales. Tout le monde n’a peut-être pas l’expérience d’un tribunal ou du palais d’un gouverneur ou d’un roi, mais les relations familiales et les difficultés familiales, oui, on connaît. Les envoyés de Jésus sont donc mêlés, d’une manière ou d’une autre, à des conflits et tensions familiaux qui sont douloureux à porter, qu’ils les concernent directement ou qu’ils ne les concernent pas directement, mais difficiles à supporter parce qu’ils les renvoient à des choses qu’ils connaissent bien, à leurs propres relations familiales et aux tensions que peut générer le ministère chrétien.
De Jésus
À cette opposition interne au groupe, externe aussi, il faut ajouter une dernière source d’obstacles, plus surprenante encore, Jésus lui-même et ses exigences ou ses commandements. Il est assez frappant de constater que lorsque Jésus envoie ses disciples en mission, il commence par leur interdire certains chemins (« n’allez pas sur le chemin des nations, n’entrez pas dans une ville de Samaritains », 10.5-6). Puis il continue en leur interdisant certains moyens (« ne prenez pas ni or, ni argent, ni pièces de bronze, ni sac, ni deux tuniques, ni sandales, ni bâton… »).
Jésus semble vouloir s’assurer que ses envoyés n’utiliseront pas d’autres moyens que les siens, que ceux qu’il leur donne, qu’ils n’utiliseront pas non plus de moyens qui seraient en contradiction avec l’objectif de la mission, car la fin ne justifie pas les moyens. Mais ce faisant il les met dans une situation parfois inconfortable, et il le fait consciemment.
« Moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups » (10.16).
On aurait préféré que Jésus dise : « Moi je vous envoie ; en chemin vous rencontrerez des loups, donc faites attention ». Mais il dit : « Moi [emphatique], je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ». Quel peut bien être ce berger qui envoie ses brebis au milieu des loups, c’est-à-dire qui les envoie au devant du danger au lieu de les en protéger ? Sur ce point, le risque est celui d’une incompréhension de Jésus. Comment comprendre ce Jésus qui ferme des portes, qui ne donne pas les moyens qui paraîtraient pourtant nécessaires et qui envoie au cœur du danger ? Qu’est-ce que je suis supposé faire, en tant que brebis au milieu des loups, sans moyen particulier ?
La question est encore accentuée par l’ampleur de la tâche :
« La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers » (9.37).
Le décalage là encore est énorme entre la grandeur et le peu. Face à l’immensité du besoin que l’on peut percevoir – les foules sont lassées et abattues –, immensité quantitative et qualitative, face aux contraintes que Jésus lui-même impose, ou semble imposer, le positionnement des missionnaires est difficile, par rapport à Jésus donc, mais aussi nous l’avons dit par rapport au monde et par rapport à ceux avec qui l’on travaille.
LES SOLUTIONS
L’Évangile de Matthieu ne cache donc pas la réalité des obstacles qui se présentent sur le chemin du ministère chrétien, si bien qu’il pourrait paraître extrêmement pessimiste à ce propos. En fait, il n’est pas si pessimiste que ça, puisque l’histoire se termine bien. Matthieu n’épargne pas aux disciples chrétiens la perspective d’aucune difficulté, mais il n’en fait pas pour autant des victimes Quelles solutions propose-t-il ?
La simplicité retrouvée
Le premier élément, et le plus frappant, même si l’on n’y prête presque jamais attention, c’est le dernier mot du discours :
« Quiconque donnera à boire ne serait-ce qu’une coupe d’eau fraîche à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis, il ne perdra jamais sa récompense » (10.42).
Il y a dans la simplicité de cette finale quelque chose qui fait du bien. En fait, l’objectif est simple. Lorsqu’on a passé en revue tous les problèmes et tous les obstacles, toutes ces choses qui viennent compliquer l’exercice du ministère chrétien – et on pourrait d’ailleurs se demander si l’on n’assiste pas à l’époque moderne à une complexification progressive du ministère – une fois que tout est dit, Jésus conclut par cette parole : l’objectif est simple comme un verre d’eau fraîche ; et peut-être qu’on pourrait comprendre aussi l’objectif est bon comme un verre d’eau fraîche quand il fait chaud.
La complexification donne à certains pasteurs ou missionnaires l’impression de perdre la maîtrise des choses. Effectivement, nos disciples sont baladés d’une instance à l’autre, d’un tribunal à une meute de loup, d’une ville à une autre, comme s’ils n’avaient plus aucune maîtrise des événements. Face à cette difficulté, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que Jésus pose sur la table un énorme plan de bataille, comme un général romain en campagne, il est intéressant qu’il ne pose sur la table qu’un verre d’eau fraîche et que le dernier mot soit laissé à la simplicité. Il est bon de garder à l’esprit cette simplicité et cette beauté de l’accueil de l’Évangile par l’être humain. Cette simplicité, nous la voyons, ici et là, au fil du temps du ministère, mais il est bon de veiller à ne pas laisser les complications l’effacer et à chercher à la retrouver lorsque c’est nécessaire.
La mise en avant de la Parole
Le deuxième élément de solution est une mise en avant de la parole. La crainte est paralysante et conduit au silence. Et pourtant, le ministère implique une parole : il y a une parole à prononcer. Une parole qui est évidemment discours et actes, ce n’est pas seulement du baratin, je pense que nous en sommes d’accord. Mais les obstacles et la complexité des choses suscitent l’inquiétude : comment dire une parole adaptée ? Et pourquoi serait-elle accueillie, cette parole (10.14) ?
La réponse de Jésus est celle de la proximité de la source de la parole. Deux versets sont très éclairants :
« Ne vous inquiétez ni de la manière dont vous parlerez ni de ce que vous direz ; ce que vous direz vous sera donné à ce moment même ; car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous » (10.19-20).
Dans un moment difficile, la proximité de la source de la parole, à savoir l’Esprit du Père, une proximité qui pourrait difficilement être plus grande, puisque c’est de l’intérieur que parle l’Esprit du Père. Et puis :
« Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le en plein jour ; ce qui vous est chuchoté à l’oreille, proclamez-le sur les toits en terrasse » (10.27-28).
Le ministère implique l’énoncé d’une parole, et celle-ci ne peut naître que de la proximité de la source : la présence intérieure de l’Esprit du Père ; et peut-être plus inattendu, le chuchotement du Seigneur à l’oreille de son serviteur. Les difficultés du ministère peuvent rendre difficile l’écoute de la parole ; mais le recentrage sur la parole fait partie de la réponse de Jésus : la parole des ministres du Christ ne peut venir que de l’écoute de ce que Jésus chuchote à leur oreille. L’image suggère une proximité attentive de l’Écriture, de la parole de Dieu, accompagnée d’une sensibilité à la présence intérieure de l’Esprit. Et j’aimerai ajouter que ce n’est de toute évidence pas seulement le culte personnel qui est en cause : c’est tout l’enracinement du ministère dans la parole du Seigneur.
Le lâcher prise
L’autre solution que l’on peut percevoir dans le texte, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui le « lâcher prise ». L’Évangile de Matthieu montre bien que la mission des disciples de Jésus est en réalité la mission de Jésus. C’est la réponse au décalage dont nous avons parlé précédemment. Jésus est tout à la fois le Seigneur de la moisson et l’ouvrier de la moisson. Jésus parcourt les villes et les villages, il occupe le terrain. Et lorsqu’il a fini de donner ses instructions, alors qu’on s’attend à lire : Lorsque Jésus eut achevé de donner ses instructions, ses disciples partirent en mission, on lit plutôt :
« Lorsque Jésus eut achevé de donner ses instructions à ses douze disciples, il partit de là pour enseigner et proclamer le message dans leurs villes » (11.1).
La finale de Matthieu est bien connue : « Je suis avec vous tous les jours ». Jésus ne quitte jamais le terrain de la mission. Le lâcher prise dont je parle ici, c’est l’attitude qui consiste à dire : c’est la mission de Jésus. On est d’autant plus malmené par les événements, on a d’autant plus l’impression que la situation nous échappe, que l’on pense que la mission nous appartient. Ce constat : c’est la mission de Jésus, pourrait permettre une certaine prise de distance par rapport au ministère.
Le regard de Jésus
La quatrième solution est liée au regard de Jésus. Le regard de Jésus est à l’origine de toute la démarche :
« Voyant les foules, il fut ému, car elles étaient lassées et abattues comme des brebis qui n’ont pas de berger » (9.36).
Mais si l’on tourne une page ou deux de l’évangile, on comprend mieux ce que Jésus voit lorsqu’il regarde les foules. Lorsque nous regardons les « foules », quelles qu’elles soient, nous voyons peut-être une masse de travail, une impossibilité, un océan de besoin ou au contraire d’indifférence, etc. Lorsque Jésus regarde les foules, il voit un lépreux, un centurion romain, une femme souffrante, une belle-mère alitée, un démoniaque gadarénien, un paralytique, des pécheurs, un chef, deux aveugles, et bien d’autres. Le regard de Jésus fonctionne comme une loupe. Lorsque ce regard est porté sur la foule, il perçoit des situations individuelles. Il y a donc deux sortes de regards : le regard global, qui fait dire que la moisson est grande mais qu’il y a peu d’ouvriers. C’est un regard légitime, bien sûr, puisque c’est une parole de Jésus. Mais il y a aussi l’autre regard, toujours de Jésus, qui nous invite à chercher au cœur des foules les lépreux, les centurions romains, les femmes malades, les belles-mères alitées, les tourmentés, les paralysés, les pécheurs en tous genres, les aveugles, etc. Si l’on se limite au premier regard, on se trouve face à une impossibilité. Le second regard ramène le ministère à l’échelle humaine et à son domaine d’efficacité véritable : la relation personnelle. Une personne après l’autre, une situation après l’autre.
Le serpent et la colombe
La cinquième solution qu’offre le discours de Jésus est à chercher dans deux images animales :
« Soyez donc avisés comme les serpents et innocents comme les colombes » (10.16).
Les disciples viennent d’être avertis qu’ils seront comme des brebis au milieu des loups, et ce verset leur indique une façon de faire face. L’image du serpent ne paraît pas à première vue très positive, même si la prudence du serpent pourrait bien avoir été proverbiale et donc sans connotation négative trop marquée. Mais même si c’est effectivement le cas, la juxtaposition du serpent et de la colombe n’est pas sans surprendre. Et je me demande si cet étonnant parallèle n’illustre pas la difficulté de l’attitude que vont devoir adopter les disciples, et la tension qu’elle implique. L’image du serpent « rusé » ou « avisé » suggère une habileté de pensée et d’action. On peut faire le rapprochement avec l’invitation à prendre garde et fuir à temps, donc la vigilance de celui ou celle qui est sur le qui-vive et qui sait décider à temps. L’adjectif apparaît chez Matthieu en trois endroits : dans la parabole de l’homme « avisé » qui construit sa maison sur le rocher (7.24), donc qui sait anticiper la tempête qui vient ; dans la parabole du serviteur fidèle et « avisé » (24.45 ; par. Luc 12.42), dont la vigilance active est toujours sur le qui-vive ; et surtout dans la parabole des dix vierges (25.2,4,8,9), dont les cinq « avisées » ont su anticiper le passage du temps. Quant à l’image de la colombe, il s’agit d’une intégrité innocente qui se refuse au compromis avec le mal, y compris pour échapper aux loups. Il faut donc cumuler ces deux images pour comprendre le message : il s’agit d’un positionnement délicat, celui d’une vigilance intelligente et sage, qui sait donc anticiper peut-être les crises, ou les échéances du calendrier, notamment, dans le texte, par des changements, d’une ville à l’autre ; mais cette vigilance reste innocente dans le sens où elle n’est pas une habile stratégie de gestion de carrière ni une succession d’échappatoires.
Le rappel
Dernier élément : le rappel. Le nécessaire rappel, au sens d’un ré-appel. Les disciples ont été appelés au chapitre 4 : suivez-moi et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes. Ce qui veut dire qu’en arrivant au chapitre 10, cinq chapitres se sont déjà écoulés. L’un des disciples, qui n’est pas nommé, avait déjà dû être rappelé au chapitre 8 ; il voulait s’éloigner de Jésus pour aller enterrer son père : « Suis-moi, lui dit Jésus, et laisse les morts ensevelir leurs morts » (8.22). Puisqu’il était déjà disciple, c’est au moins la deuxième fois qu’il entend cet appel à suivre Jésus. Au chapitre 14 (v.29), Pierre va devoir entendre une nouvelle fois l’appel de Jésus : « Viens ! ». Il faut dire qu’il s’agit de descendre du bateau pour marcher sur l’eau, donc d’un moment délicat et important, d’un pas de foi, d’une étape. La toute fin de l’Évangile de Jean nous raconte d’ailleurs encore un appel de Pierre : « toi, suis-moi » (Jn 21.22).
Avec le temps qui passe, l’appel initial, la vocation initiale, devient un souvenir, plus ou moins net, que l’on peut perdre de vue. D’où l’idée de rester attentif à de possibles renouvellements de cet appel. Ces renouvellements, on ne peut évidemment pas les provoquer, mais à certains moments du ministère, peut-être à des moments-clés, ou à des étapes, ou à des périodes d’interrogations, il peut arriver que l’appel du Seigneur résonne à nouveau, peut-être de manière légèrement différente, mais en tout cas qu’il vienne prolonger l’appel et l’envoi initial, si l’on y est attentif.