Introduction
Je suis obligé d’ouvrir cette réflexion sur l’autorité dans l’Église sur un constat mitigé, voire légèrement pessimiste, en espérant que la suite du propos ne le sera pas. J’aimerais pouvoir me contenter de dire que, lorsque l’autorité est bien positionnée, les choses se passent bien dans l’Église, que l’autorité est une réalité positive et bénéfique pour l’Église. Mais il me semble nécessaire de dire, en introduction, que les rapports d’autorité dans l’Église, l’usage de l’autorité dans l’Église, tout cela est très fragile… et que, régulièrement, les choses se passent mal.
Les conflits d’autorité ne sont pas rares. Pour avoir côtoyé des conflits d’Église ces dernières années, en faisant partie de diverses commissions ou comme simple observateur, je peux dire qu’il y est régulièrement question d’autorité. Tous les conflits ne sont pas des conflits d’autorité, mais il n’est pas rare qu’il y ait des enjeux d’autorité dans les conflits d’Église ou dans les conflits de groupes ou de personnes au sein des Églises.
Et même lorsqu’il est question d’une autorité légitime, elle peut être dénaturée, pervertie ou simplement faussée par nos dispositions personnelles :
« Le désir plus ou moins secret de reconnaissance par ses pairs, l’appétence de puissance, la nécessité de nourrir un ego parfois boulimique, le doute sur ses qualités et ses aptitudes et certaines carences affectives peuvent alimenter le besoin de s’établir dans des rapports de pouvoir. De même, l’inquiétude et la peur des échanges interpersonnels, l’angoisse des rapports égalitaires et de la saine confrontation peuvent conduire à se réfugier dans des rapports de force et même de coercition avec les individus de son entourage. On assistera alors à la mise en scène de jeux de pouvoir habilement menés par le contrôle des autres, la séduction et parfois même la manipulation(1). »
Mais évidemment, il n’y a rien de nouveau sous le soleil du point de vue de l’autorité. Comme l’écrit l’exégète Andrew Clarke : « Une grande partie du contenu des lettres de Paul fut rédigé en réaction directe à des situations historiques précises de conflits de pouvoir(2). » L’apôtre Paul est parfois lui-même impliqué dans ces conflits, ou sujet de ces conflits (Corinthe), des conflits qui ont aussi parfois des ramifications qui dépassent la communauté locale (comme avec les judaïsants en Galatie).
L’autorité n’est pas la question qui changera le monde, mais c’est une question qui n’est pas sans répercussions sur le fonctionnement de nos Églises ; c’est une notion qui intervient inévitablement, implicitement ou explicitement, dès qu’on parle de groupe et d’organisation et, pour l’Église, dès qu’on parle de gouvernement, d’organisation, de leadership. Pour le dire positivement : c’est une question très intéressante à plusieurs dimensions. Parce que l’autorité est un de ces sujets englobants, un « fait social total », qui nous obligent à nous poser de grandes questions :
- Des questions théologiques, par exemple : quelles structures de gouvernement pour l’Église ?
- Des questions sur le rapport à la culture, puisque les formes que prend l’autorité dans un contexte donné sont bien évidemment culturelles ;
Comme pour d’autres questions importantes, on ne trouve pas dans le Nouveau Testament des définitions ou un modèle, mais des principes, des questions et des exemples.
I. Où est l’autorité ?
Si vous avez des enfants ou des petits-enfants, ou des souvenirs d’enfance, vous connaissez probablement la série de livres Où est Charlie ?. Vous voyez de quoi il s’agit, ce petit bonhomme avec un pull rayé qu’il faut repérer sur une page remplie de personnages, d’objets, d’animaux… On sait qu’il est là, mais il n’est pas facile à localiser précisément. J’ai, à la maison, une autre série de livres du même genre où il faut trouver un mouton qui a une écharpe orange autour du cou ; il y a plein de moutons sur l’image, mais un seul a une écharpe orange. Où est Charlie ? Où est l’autorité dans l’Église ? Parfois, elle est là où l’on ne l’attend pas ; parfois, on croit la repérer, mais non, ce n’est pas elle !
Et donc, il faut peut-être commencer par localiser l’autorité dans l’Église, par en repérer les lieux clés. Nous allons donc commencer par parcourir un chemin relativement bien balisé, qui va nous permettre de passer en revue les instances d’autorité dans l’Église. La théologie chrétienne a relativement bien défini ces instances ; mais les jeux entre elles, leurs poids respectifs et leurs mises en œuvre demeurent débattus ; c’est à ces débats que cherchent à répondre les modèles ecclésiaux, les modèles de gouvernement de l’Église. Comme le dit très positivement Donald Carson : « Il existe une tension dynamique entre les instances constituantes de l’Église en matière d’autorité(3). »
Même si cette première partie du chemin est bien balisée et donc connue, il n’est pas inutile de revisiter ces instances d’autorité, et peut-être de les interroger sur tel ou tel point. Je me souviens d’un pasteur qui ne comprenait pas pourquoi il fallait se poser ces questions d’autorité et de leadership : « c’est plutôt évident, non ? Ça ne concerne pas l’Église… Il n’y a pas grand-chose à discuter… » Mais il avait lui-même une très forte autorité naturelle, un « leadership », un charisme fort, comme on dit, donc une capacité naturelle qui lui cachait la complexité d’un thème qui fait partie de l’enseignement de l’Église et dont il faut parler. Par ailleurs, il existe des communautés ou groupes chrétiens dans lesquels les instances d’autorité sont bien réelles, mais non dites… L’autorité n’est pas quelque chose qui doit être caché : le thème fait partie de l’enseignement ordinaire de l’Église.
1. L’autorité du Christ / de Dieu
La première instance d’autorité, c’est l’autorité qui fait consensus. Personne ne conteste l’autorité du Christ ! Mais c’est aussi l’autorité qui définit ou redéfinit toutes les autres. La difficulté est double, c’est tout d’abord de tenir vraiment compte de cette autorité première, c’est-à-dire de vraiment définir de façon christologique l’autorité dans l’Église.
Disons d’abord que c’est une autorité qui dépasse l’Église et, à plus forte raison, l’Église locale. C’est une autorité qui entre en concurrence directe, dans le Nouveau Testament, avec l’autorité de Rome, de l’Empire, et donc qui conteste les autorités humaines, c’est une autorité universelle.
Mais ce n’est pas parce qu’elle est universelle, cette autorité, qu’elle n’est pas à l’œuvre directement dans l’Église. Excusez la comparaison, je ne pense pas que le vendeur d’un magasin Apple à Paris ou à Lyon, ou le manager d’un McDo à Perpignan ou à Mulhouse s’attende à ce que le big boss mondial entre à tout moment dans le magasin… Or, le livre de l’Apocalypse donne à voir aux chrétiens une autorité suprême, cosmique, qui pourtant marche au milieu des chandeliers des Églises.
L’autre difficulté, l’autre question qui se pose, c’est son mode d’exercice : comment l’autorité suprême du Christ se déploie-t-elle dans l’Église, par quelles « médiations » intervient-elle ? Eh bien, elle intervient tout d’abord directement, car le Christ est présent au milieu de son peuple, et il l’est en particulier par sa Parole et par son Esprit ; et puis elle intervient aussi par les ministères, par les structures ecclésiales et par l’exercice de la responsabilité collective, le tout donc en référence contraignante à la Parole biblique, nourri par le souffle vital de l’Esprit et dans le cadre régulateur de la confession de foi de l’Église.
Mais, ceci pour dire que je ne suis pas très emballé par l’idée d’autorité déléguée : à mon avis, le Christ ne délègue pas son autorité, même pas aux pasteurs et responsables ; il l’exerce directement, mais aussi en donnant à l’assemblée et à ses ministres la possibilité d’avoir part à son autorité, ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’une délégation.
Cela dit, rappelons qu’à Corinthe, selon 1 Corinthiens, certains se réclamaient « du Christ » (1 Co 1.12), c’est-à-dire s’associaient spécialement à l’autorité du Christ, alors qu’ils n’étaient qu’un groupe de pression parmi d’autres… J’entendais, il y a quelques mois seulement, dans une Église, un pasteur, visiblement contre d’autres, qui défendait sa propre autorité dans une prédication. Avait-il raison ? Avait-il tort ? Sa défense était-elle justifiée ? Toujours est-il que l’auditeur que j’étais était très mal à l’aise de voir la prédication de la Parole de Dieu, c’est-à-dire l’autorité du Christ, mise au service d’une telle cause personnelle.
Ce que je veux dire, c’est ceci : affirmer immédiatement et premièrement l’autorité du Christ est indispensable quand on veut parler de l’autorité dans l’Église ; ce n’est pas un cliché, ce n’est pas une banalité, ce n’est pas un passage obligé sans conséquence, ce n’est pas une case à cocher. Pourquoi ? Mais parce que cette affirmation de l’autorité divine, si elle est bien faite, oriente tout ce qu’on peut dire ensuite.
Mais il ne suffit pas de dire « l’autorité divine » pour que la pratique de l’autorité dans l’Église soit christologique, ou même qu’elle soit « cruciforme », c’est-à-dire pleinement façonnée et motivée par l’Évangile, par l’œuvre du Christ. Cela veut dire que, une fois affirmée l’autorité du Christ, on doit étudier ce qui est aussi important, à savoir : les autres instances d’autorité, donc les instances secondaires, d’une part, et les modalités pratiques de l’exercice de l’autorité, etc., d’autre part.
- Premièrement, affirmer l’autorité divine dans l’Église, c’est dire que l’autorité humaine n’est jamais le dernier mot
Je suis frappé, et l’Église dans l’histoire a été frappée avant moi, que le dernier mot de l’Évangile de Matthieu, la fameuse finale de Matthieu 28, ramène toute autorité à Jésus. Toute autorité… dans le ciel et sur la terre. Comme si, à la fin de la lecture des 28 chapitres de Matthieu, il pouvait y avoir besoin de cette réaffirmation finale : « nous sommes bien d’accord sur ce point, vous avez bien saisi où est positionnée l’autorité, sinon, suggère Matthieu, reprenez la lecture au début à la lumière de cette grande vérité… » Dans le cadre de l’exercice des ministères, en particulier dans la situation d’une Église en mouvement, en action, en mission, puisque c’est de cela que parle Matthieu 28, n’y aurait-il pas un risque qu’on déplace l’autorité, qu’on la positionne au mauvais endroit, qu’on se l’approprie ?
1 Pierre 5.2-4 évoque des bergers, mais il y a un chef des bergers et « le troupeau [est] de Dieu ». Nous disons : c’est l’Église du pasteur untel, mais le Nouveau Testament dit : c’est « l’Église de Dieu » (Ac 20.28). Même lorsqu’il valorise les ministères, en 1 Corinthiens 3.5-11, « l’un a planté, l’autre arrosé… », des ministères qui ont produit des fruits : « vous avez été amenés à la foi » (1 Co 3.5), Paul rappelle que « c’est Dieu qui fait croître » ; et il ajoute qu’on ne peut pas poser un autre fondement que celui de Jésus-Christ.
Il ne doit pas y avoir de confusion à ce sujet. Toute autre autorité, donc humaine, ne peut venir qu’en second. Celle qui a le dernier mot, c’est l’autorité divine.
- Affirmer l’autorité divine dans l’Église, dans sa singularité, ensuite, c’est préparer le terrain pour un juste exercice de l’autorité humaine
L’affirmation de l’autorité divine dans l’Église déplace – ou devrait déplacer – notre perception de l’autorité humaine.
« Vous savez ce qui se passe dans les nations : les chefs politiques dominent sur leurs peuples et les grands personnages font peser sur eux leur autorité. Qu’il n'en soit pas ainsi parmi vous. » (Mt 20.25-26, BS)
Les grands mots du pouvoir du monde dans lequel nous vivons ne sont pas repris dans le Nouveau Testament pour l’exercice de l’autorité humaine dans l’Église ; au mieux, ils sont appliqués au Christ. Les archai, les exousiai, et autres archôn, archègos, despotès, et à plus forte raison kurios… Et avec ces mots, ce sont probablement des conceptions de l’autorité qui ne sont pas reprises !
Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’intéresser à la façon dont fonctionne l’autorité dans le monde, bien entendu ; c’est même un sujet passionnant : les travaux de Max Weber, d’Hannah Arendt et d’autres. Bien au contraire, il faut chercher à comprendre les mécanismes ordinaires de l’autorité. Cela veut dire qu’il existe des modes d’autorité qui sont propres à la communauté chrétienne.
Mais nous percevons bien la vraie difficulté qui est implicite dans la parole de Jésus : « Vous savez ce qui se passe parmi les nations… » Notre savoir nous porte vers l’autorité des nations ; intuitivement, nous n’allons pas vers l’autorité telle que Jésus la met en œuvre et la définit.
- Troisièmement, affirmer l’autorité divine dans l’Église, c’est aussi ne pas oublier que cette autorité s’est incarnée en Jésus-Christ
C’est un petit peu comme dans la littérature apocalyptique, ou tout simplement dans l’Apocalypse : vous êtes sur la terre, vous êtes dans l’Église, vous vous interrogez sur des pratiques, des circonstances, des décisions à prendre, et puis voilà qu’une fenêtre s’ouvre dans le ciel, ou parfois simplement s’entrouvre, fenêtre qui vous donne à voir une réalité cachée qui vous permet d’interpréter votre situation ou de vivre autrement votre quotidien terrestre.
Nous ne pouvons pas nous contenter de dire que l’autorité divine est un concept abstrait, qui ne nous aide pas beaucoup dans la pratique.
Lorsque s’ouvre la fenêtre, pour rester sur le schéma de l’Apocalypse, nous avons une vision soudaine, bouleversante de l’autorité du Christ, et nous savons ce qu’est cette autorité, parce que nous avons quatre évangiles qui disent comment la toute-puissance divine a pris forme humaine dans notre histoire.
Nous voyons dans le rapport entre Jésus et la communauté de ses disciples, qui est le prototype de l’Église, comment l’autorité divine se manifeste, et même plus encore, nous voyons le Dieu-homme exercer son autorité dans la sphère humaine, une autorité de parole, une autorité de relèvement, une autorité de salut ; et cette fenêtre ouverte sur l’autorité divine nous ouvre des voies concrètes pour l’exercice de l’autorité humaine dans l’Église.
2. L’autorité de l’assemblée
Dans les modèles ecclésiaux de types baptiste et équivalents, l’association locale, la communauté locale des croyants, est une instance d’autorité. Cette perception des choses s’inscrit dans l’héritage réformé du sacerdoce universel, qui est la doctrine selon laquelle, non seulement chaque membre, mais surtout la communauté dans sa globalité prend part, en acteur responsable, à ce que le Christ fait dans l’Église et en dehors de l’Église ; la communauté est actrice de l’œuvre de Dieu en son sein et dans le monde.
Traditionnellement, dans les modèles ecclésiaux démocratiques/associatifs dont je parle, appuyés sur la structure associative telle qu’elle existe dans nos pays, cela se manifeste par des discussions, par des débats, par des votes, par des élections, par des décisions collectives, dans le cadre d’assemblées générales, de réunions d’Église, de groupes de travail, etc.
Cette autorité de l’assemblée dérive de celle du Christ, qui est présent avec les croyants qui sont rassemblés en son nom(4). On cite souvent à ce propos le fameux concile de Jérusalem, en Actes 15 (vv.22-23), au cours duquel « les apôtres et les responsables, avec toute l’Église, décidèrent [décision collective] de choisir parmi eux quelques délégués et de les envoyer à Antioche(5)… » Mais on peut tout simplement ajouter que l’apôtre Paul, dans ses épîtres, s’adresse régulièrement à l’Église dans sa globalité, sollicitant son autorité, sa responsabilité, l’enjoignant de faire, l’enjoignant de dire, l’appelant à discerner, à réguler(6)…
J’attire votre attention sur l’originalité de cette autorité collective. Ce n’est pas qu’il n’y avait pas d’autres associations dans le monde gréco-romain : l’Église du Nouveau Testament ressemblait à une petite association comme il en existait dans le monde antique, elle n’était donc pas entièrement originale de ce point de vue là ; il y avait entre autres « des guildes professionnelles, des groupes cultuels, des associations de quartier, des groupes à caractère ethnique ou rassemblant des immigrés d’une même origine(7) », et dans ces associations, comme dans l’Église, on se réunissait, on pratiquait la solidarité, on apprenait…
Mais malgré ces ressemblances, l’Église du Nouveau Testament est unique en son genre par sa constitution : la diversité de ses membres ; et c’est à ce groupe divers, hommes, femmes, esclaves, libres, âgés, jeunes, citoyens, non-citoyens, gens du lieu, immigrés, c’est à ce groupe-là que le Christ confie une autorité collective. C’est très étonnant !
Mais je pense devoir dire que cette autorité collective de l’assemblée est aujourd’hui fragilisée.
- La démocratie est en crise. Et cela influe sur notre modèle d’expression de l’autorité qui s’apparente à un modèle démocratique. Ce n’est pas nouveau, mais la colère qui marque la société française, symboliquement depuis les gilets jaunes, et qui a peut-être été renforcée par la crise de covid ; la difficulté qu’a l’individu d’aujourd’hui à exprimer pacifiquement un désaccord ou même un avis, tout cela vaut aussi pour l’Église, dans laquelle les expressions violentes trouvent un chemin d’entrée.
Le pasteur Jay Kim, dans son livre Le chrétien à l’ère du numérique, écrit :
« Les désaccords et les critiques ont toujours été des éléments importants d’une société libre, mais la nature de nos désaccords et de nos critiques s’est mise à prendre un ton particulièrement vindicatif, souvent amorcé et amplifié sur les réseaux – la bienséance cédant la place au vitriol, le civisme disparaissant derrière le tribalisme, la nuance étant remplacée par le bruit(8). »
Il ajoute :
« L’ampleur des divisions politiques que j’ai constatée dans notre assemblée ces dernières années dépasse de beaucoup tout ce que j’ai vu dans toutes mes années antérieures cumulées de ministère pastoral. » (chapitre 3)
Je précise que le livre de Jay Kim n’est pas anti-technologique ou anti-réseaux, l’auteur est un pasteur qui travaille dans la Silicon Valley ; mais il pose des questions intéressantes.
- Un bon problème : la croissance des Églises rend difficile la participation de tous aux décisions. Cette croissance nécessiterait que l’on trouve d’autres façons d’exprimer l’autorité collective que de mettre 100, 200, 300, 400 personnes dans une même salle et de lancer le débat…
- Il y a des modèles concurrents : dans les Églises évangéliques d’Île-de-France aujourd’hui, dont beaucoup sont de tailles relativement grandes (disons au-delà de 200 participants), le modèle démocratique/associatif est rare, il est très minoritaire.
Cette autorité collective peut être bien sûr déléguée, aux membres élus d’un conseil par exemple ; mais il me semble qu’il y a une réflexion à avoir : comment nourrir et structurer la sagesse collective de l’Église ? C’est assurément le travail des prédicateurs, mais c’est aussi le rôle attendu des cultes et des autres aspects de la vie de l’Église. Je vous invite donc à regarder au-delà du simple modèle du pasteur-instructeur, qui instruit l’assemblée – modèle parfaitement respectable –, à envisager une sorte d’imaginaire chrétien collectif propre à la communauté, une sorte de pensée commune, on pourrait dire un « imaginaire ecclésial ». Cet imaginaire doit être nourri, de sorte que, lorsque la communauté agit et parle, elle entreprenne des actions et prononce des paroles qui soient fidèles à l’Évangile, et que, lorsqu’elle discerne et décide, elle parvienne à des conclusions et prenne des décisions qui soient fidèles à l’Évangile.
Tout comme, individuellement, nos paroles et nos actes naissent de nos pensées, de même, l’imaginaire chrétien collectif, s’il est nourri par la prédication de la Parole de Dieu, permet ensuite à l’Église d’agir de manière juste. Cet imaginaire collectif est nourri par la prédication de nos pasteurs et prédicateurs, mais il est aussi nourri par nos cultes, par nos baptêmes, par tous les enseignements et les pratiques de l’Église, par toutes ces paroles et tous ces actes :
- qui définissent notre identité et qui orientent notre action ;
Si l’on reprend cette idée, on peut reformuler le rôle des pasteurs/prédicateurs et dire qu’il est d’enrichir, de nourrir, de structurer et d’orienter l’imaginaire ecclésial, car c’est de cette pensée collective que va naître l’autorité collective de l’Église. S’il n’y a pas cet enrichissement permanent de l’imaginaire collectif, alors, ça se passe dans l’Église d’aujourd’hui comme à Corinthe dans le Nouveau Testament : dès que l’apôtre Paul, à la fin de son séjour, ferme la porte et s’en va, des événements nouveaux interviennent, des évolutions de société, des circonstances inattendues, des personnes arrivant dans l’Église, de nouvelles questions qui se posent, et dès que l’occasion s’en présente, l’Église recommence à agir et à décider indépendamment de l’Évangile.
3. L’autorité liée aux ministères
Dans les modèles ecclésiaux de type baptiste, qu’ils portent ou pas le nom de baptiste, en contrepoint de l’autorité collective, donc de l’autorité de tous, il y a l’autorité de quelques-uns. Ces quelques-uns, ce sont les personnes qui exercent des ministères reconnus dans l’assemblée : les pasteurs, bien sûr, mais aussi d’autres responsables, de type ancien et autres, les ministères étant définis de différentes manières, selon les traditions.
Avant d’évoquer la question de leur autorité, il est bon de dire que les personnes qui exercent un ministère, y compris les pasteurs, ne sont pas une « caste » extérieure au « peuple », mais plutôt, même si ce n’est pas du vocabulaire théologique, une « catégorie » au sein du peuple de Dieu, des chargés de mission au sein du peuple de Dieu ; des membres du peuple de Dieu qui, par appel, sont placés dans une relation pastorale particulière vis-à-vis des autres membres de la communauté ; c’est leur mission et leur relation aux autres membres du peuple de Dieu qui définit leur ministère. Et dans ces mots mission et relation, il y a de l’autorité.
La définition de cette autorité soulève des questions intéressantes.
Par exemple, la question du rapport entre l’autorité des ministères et celle de l’assemblée. Comment articuler l’autorité de tous (la communauté dans son ensemble) et l’autorité de quelques-uns (pasteurs, responsables…) ? Et même, pour compliquer encore les choses, comment se situe le pasteur précisément, par rapport à ces quelques-uns et par rapport à tous ?
Autre question intéressante, puisque cette autorité est attachée à un ou des individus, comment la décrire, notamment par rapport aux personnalités concernées. Comme le dit Fred Craddock, dans son livre Prêcher :
« L’autorité du ministère est une affaire très compliquée : elle est de nature ecclésiastique en raison de la consécration [reconnaissance de ministère] ; charismatique en raison de la vocation ; personnelle en raison du talent qu’on a et des études suivies ; démocratique dans la mesure où les auditeurs veulent bien prêter attention à ce qui leur est dit(9). »
L’autorité des responsables chrétiens n’est pas simplement une autorité objective. On raconte que dans la Genève du 16e siècle, même le grand réformateur Calvin ou son collègue Guillaume Farel n’avaient pas les coudées franches pour exercer leur autorité parce qu’ils étaient français. L’autorité de Calvin et de Farel était perçue « comme une forme dangereuse d’interventionnisme étranger(10) ».
Une certaine autorité est donc accordée aux responsables et aux pasteurs, en vertu de l’appel du Seigneur, qui est reconnu par l’Église. Le Seigneur appelle et accorde les dons nécessaires ; l’Église reconnaît les ministères et la responsabilité qui va avec ; elle accorde sa confiance aux personnes concernées, ce qui veut dire qu’elle leur reconnaît l’autorité qui leur permet d’exercer leur ministère. C’est ainsi qu’on élit par exemple un conseil d’Église ou des anciens ; c’est ainsi qu’on reconnaît le ministère d’un pasteur.
Lorsqu’on ouvre le Nouveau Testament à la recherche de réflexions sur l’autorité liée aux ministères, celle qui est flagrante, c’est évidemment l’autorité de l’apôtre Paul. Pour parler de l’autorité des ministères, on est plus ou moins obligé de faire référence à l’autorité de l’apôtre Paul, mais en le faisant avec prudence bien sûr. D’une certaine manière, le ministère apostolique, en tant que fondement, est du passé, mais les autres ministères dépendent de ce ministère apostolique. Et il me semble qu’on peut projeter un reflet partiel du ministère apostolique dans les ministères ultérieurs. D’ailleurs, même si l’exercice de l’autorité par Paul est ce qui saute le plus aux yeux, derrière celle-ci, il faut percevoir des dynamiques d’autorité bien plus complexes que l’unique autorité d’un seul homme : à travers le ministère de Paul, ce qui nous est donné à voir, ce sont des responsables de communautés, c’est le réseau apostolique, ce sont des représentants, des délégués, ce sont des hommes et des femmes en mission. Donc, l’autorité de Paul est une voie d’accès à l’interaction des instances d’autorité bibliques.
Il est important, bien sûr, de rappeler que l’autorité des ministères est une « autorité liée », ou une « autorité contrainte ». Elle est dépendante d’un certain rapport à la tradition reçue, c’est-à-dire à l’Évangile. Je vais décevoir les plus audacieux et précurseurs, mais je corrigerai ensuite : l’autorité des ministères n’est pas conçue comme une autorité d’innovation, mais elle s’appuie au contraire sur la fidélité à la tradition reçue, et sur la fidélité dans la transmission de cette tradition (voir 1 Co 11.2 ; 2 Th 2.15 ; 1 Co 15.3).
Pour les ministères d’aujourd’hui, je pense ici aux ministères de la Parole et aux ministères de responsabilité en particulier, cela signifie que l’autorité est liée à l’attachement à la Parole, à la conformité à l’Évangile. L’exemple des prédicateurs est évident : leur autorité est liée au rapport entre le message qu’ils communiquent et l’enseignement biblique. Je me permets même de dire que cette autorité est liée à la proximité des points centraux de l’Évangile, notamment tels qu’ils sont exprimés dans la confession de foi de l’Église concernée. Mais il en est de même pour les accompagnants, les responsables chrétiens qui pratiquent le « un à un » : on ne peut toutefois pas situer sur le même plan le rappel des fondamentaux de l’Évangile et les bons conseils, utiles, qu’on peut donner à quelqu’un.
Et pour les innovateurs parmi nous, les visionnaires, les entrepreneurs, ce lien à l’Évangile n’est pas une interdiction, c’est une contrainte. Mais l’Évangile n’est pas un message de fixité ; c’est un message qui a du souffle, et qui pousse à l’innovation, au changement, etc., et cela, sur une base de fidélité ; et c’est cette fidélité qui donne la liberté évangélique d’entreprendre. Les responsables chrétiens ne sont donc pas d’abord des leaders qui conduisent l’Église dans de nouveaux projets, mais des leaders qui conduisent l’Église à discerner les voies nouvelles que la Parole éclaire et que l’Esprit ouvre devant les pas du peuple de Dieu.
4. L’autorité supra-locale ou trans-locale
Enfin, comme instance d’autorité moins consensuelle, et donc débattue, mais très étudiée aujourd’hui dans notre monde évangélique, je mentionne rapidement l’autorité supra-locale, ou trans-locale, s’il y en a une. Qu’il y en ait une ou pas dépend du modèle ecclésial dans lequel on se situe.
C’est un point très intéressant et complexe. La plupart des familles d’Églises, aujourd’hui, dans notre contexte européen francophone, évoluent ou réfléchissent dans le sens d’une certaine structuration des relations trans-locales. Dans la famille d’Église à laquelle j’appartiens, cet échelon, qui dépasse donc les communautés locales a, par exemple, l’autorité de reconnaître les ministères pastoraux, ou de travailler les textes de référence, règlements, confessions de foi. Cet échelon n’a cette autorité qu’en tant qu’il est représentatif des Églises locales, c’est-à-dire que les communautés locales sont en quelque sorte des membres qui élisent des représentants, lesquels constituent cette instance trans-locale dotée d’une certaine autorité.
On pourrait formuler naïvement la question ainsi, sans aller plus loin : comment circule l’autorité entre les Églises locales ? Est-ce que c’est comme la liberté : la liberté de l’un s’arrête là où commence celle de l’autre ? Ou bien est-ce qu’il y a une possible circulation de l’autorité, en vertu du principe que l’Église est une ?
II. Caractéristiques et points de tension de l’autorité ecclésiale
Voilà pour les lieux d’autorité dans l’Église. Pour compléter ce tableau, je vais vous proposer d’encadrer la notion d’autorité par quelques réflexions, de l’approcher par petites touches, d’en définir les contours sans trop me préoccuper de définitions. L’autorité n’est pas une réalité figée, mais elle est en tension, en équilibre. C’est parfois un chemin de crête. Parcourons donc une partie de ce chemin, en nous plaçant tout particulièrement dans le contexte de l’autorité liée aux ministères.
1. Une autorité orientée
Sur le chemin de l’autorité, la boussole que nous suivons donne une direction, une bonne direction. L’autorité, dans l’Église, est orientée. Elle vise un but. Elle ne peut pas partir dans tous les sens, parce qu’elle n’est ni absolue ni universelle.
Symboliquement, deux exemples bibliques suprêmes :
- « Jésus appela ses douze disciples et leur donna l'autorité pour chasser les esprits impurs et guérir toute maladie et toute infirmité. » Matthieu 10.1 (NBS)
Mais disons que plus globalement, l’autorité liée aux ministères, aux ministères de la Parole et aux ministères de responsabilité, donc notamment l’autorité des pasteurs, est orientée vers le but précis qui est celui des ministères, qui est de former, qui est d’équiper les croyants, en vue d’un projet global, en vue d’une construction, en vue de l’accomplissement d’une mission, disons en vue de la participation du plus grand nombre au ministère collectif de l’Église (Ep 4.11-12 ; 2 Tm 3.16-17).
On reconnaît par exemple à un prédicateur l’autorité de s’adresser à la communauté lorsqu’il prêche pour édifier la foi, pour proclamer l’Évangile, ou pour envoyer en mission ; mais il va de soi que, s’il utilise le micro pour régler ses comptes, pour viser des individus ou pour défendre ses propres intérêts, il n’a pas d’autorité particulière.
On pourrait dresser la liste des grands objectifs des ministères : équiper les croyants pour leur participation à la mission de l’Église ; construire la foi individuelle et collective ; renforcer la maturité individuelle et collective ; renforcer l’unité.
L’autorité des ministères est pour ces choses-là : pour l’édification ; pour le rassemblement ; pour le respect réciproque ; pour l’autonomie.
Et donc, si au contraire, l’autorité des ministères est utilisée pour infantiliser ; pour garder dans la dépendance ; pour s’édifier soi-même au détriment des autres, alors elle perd immédiatement toute sa légitimité.
Timothy Keller compare le ministère collectif de l’Église à un bateau soulevé par des vagues. Il ajoute :
« Sans instruction chrétienne ni accompagnement […], sans prédication de la Parole […], sans soutien aux familles […], sans direction ni discipline, les fidèles ne seront pas préparés à exercer un ministère(11). »
Cela rejoint le concept bien connu d’autorité de service, c’est-à-dire d’une autorité qui s’exprime par une relation visant le bien de l’autre. Là encore, exemple suprême, en Marc 10.45 : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour se faire servir, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup » (voir aussi Lc 22.27), autorité de service qui s’oppose à une autorité de domination. Marc 10.45 est évidemment un verset clé, dont la portée dépasse notre sujet, mais qui a pour effet de réorganiser l’autorité autour du modèle du Christ agissant pour le bien des autres.
Plus concret, la manière dont l’autorité de Paul, ou des responsables locaux, crée de l’ordre à Corinthe, en 1 Corinthiens 14, en instituant des alternances d’expression et d’écoute, en instaurant des « chacun son tour », en nommant les pratiques, en les priorisant. Cette autorité chrétienne d’ordre s’oppose à la loi du plus fort qui régnait à Corinthe, ou de celui ou celle qui parle le plus fort, ou qui parle le plus facilement, ou qui confond sa propre parole avec celle de Dieu. Cette autorité chrétienne est bénéfique parce qu’en établissant un ordre, – on dirait peut-être aujourd’hui : en organisant les choses –, en structurant, elle permet à l’assemblée d’exercer sa propre autorité, de manière réellement collective, en prenant en compte tous ses membres, y compris les plus faibles. Parce que, sans ordre, les plus faibles, quelle que soit leur faiblesse, n’ont pas la parole, ils n’ont pas de place.
L’exercice de l’autorité des ministères, de ce point de vue, peut être comparé au rôle d’un jardinier : dans ce jardin qu’est l’Église, les responsables perçoivent que Dieu peut agir par la communauté, et donc ils mobilisent le potentiel des membres, en cultivant un environnement dans lequel chacun, chacune, peut se découvrir devant Dieu, et se voir formé/équipé et encouragé à participer(12). En instituant la possibilité d’un agir ensemble, dans le respect réciproque, l’autorité des responsables est bénéfique à tous.
L’autorité chrétienne « permet le rassemblement, l’accueil et la rencontre sans gommer les différences, la fédération des forces et des dons et, de manière plus globale, elle contribue à l’édification du corps du Christ(13) ».
C’est, pour reprendre une formule à la mode, une autorité « positive ».
2. Une autorité paradoxale
Mais c’est aussi une autorité paradoxale. L’une des questions les plus délicates à traiter, quand on entre sur le chemin biblique de l’autorité, c’est celle du paradoxe de la force et de la faiblesse.
Dans les lectures qu’on dit « postcoloniales », qui sont un petit peu à la mode dans certains milieux en ce moment, on se propose de lire la Bible sous l’angle des rapports de pouvoir, un sujet qui nous intéresse dans notre réflexion sur l’autorité. Certains, dans cette perspective postcoloniale, proposent ce double constat : premièrement, l’apôtre Paul conteste l’autorité de l’Empire, mais deuxièmement, Paul imite aussi l’autorité de l’Empire. Autrement dit, Paul utilise dans ses épîtres une rhétorique de type impériale qu’il met au service de l’affirmation de sa propre autorité. C’est-à-dire que Paul reprend à son compte les modèles d’autorité du monde qui l’environne, et les met à son propre service, et donc les fait entrer dans l’Église. C’est intéressant !
Mais à mon avis… ce n’est pas le cas. Je ne pense pas que Paul reprenne à son propre compte les modèles d’autorité ou les discours d’autorité de la structure de pouvoir de son temps, c’est-à-dire de l’Empire, même si je suis bien d’accord pour dire qu’on utilise généralement les schémas d’autorité de la culture ambiante et que, dans la culture de Paul, l’autorité, le modèle d’autorité évident, c’est le système impérial.
Mais la façon dont l’apôtre Paul met subtilement en écho la force et la faiblesse le décale entièrement du modèle d’autorité impérial. En fait, ce sont plutôt certains des adversaires de Paul qui récupèrent la puissance romaine à leur compte.
À vrai dire, je ne sais pas exactement que déduire de ce paradoxe force/faiblesse. J’avoue mon ignorance. Mais je pense qu’il faut le maintenir. Comme ces insectes, moustiques et autres, qui viennent vous déranger dans votre marche, le paradoxe force/faiblesse ne laisse pas l’autorité rouler toute seule sur le chemin.
Ce chemin du paradoxe de la force et de la faiblesse n’est pas facile à suivre : certains exégètes font le choix d’évacuer la faiblesse au profit de la force ; au bout du compte, la faiblesse n’est qu’une étape vers la force et donc vers le pouvoir ou l’autorité. D’autres exégètes, au contraire, valorisent l’humilité au point qu’ils ne gardent que la faiblesse : pour eux, ce n’est pas la résurrection qui efface la croix, comme c’était apparemment le cas dans l’Église de Corinthe, mais c’est la croix qui efface la résurrection, et ils pensent découvrir un Dieu faible !
Je reconnais que c’est pratique de choisir un des deux pôles, la force ou la faiblesse, mais je pense que ce n’est pas la bonne voie. En fait, il faut préserver la tension ; c’est dans la tension paradoxale force/faiblesse que se trouve le chemin de l’autorité chrétienne : la faiblesse reconfigure la force et la force reconfigure la faiblesse. Les deux coexistent et Dieu est présent dans ces deux pôles(14).
Les personnes qui sont en situation d’autorité dans l’Église doivent absolument garder ce paradoxe à l’esprit, et le méditer, par exemple dans l’un des lieux bibliques clés où il se trouve, la deuxième épître aux Corinthiens(15). Je le répète, je ne sais pas comment nommer cette voie, de la force/faiblesse. L’auteur chrétien Henri Nouwen fait une tentative intéressante en proposant, pour le ministère, l’image originale du « guérisseur blessé(16) », c’est-à-dire de la personne qui puise la force d’aider les autres dans sa propre vulnérabilité.
Mais je pense plus globalement que c’est au fil de la marche, au cas par cas, que le paradoxe force/faiblesse nous aide à percevoir et à positionner la juste autorité chrétienne, et à corriger le tir si nécessaire.
3. Une autorité de coopération
Sur le chemin de l’autorité, nous ne sommes normalement pas seuls, nous côtoyons des personnes avec qui nous la partageons, même si parfois on préférerait garder l’autorité pour soi tout seul. John Stott percevait déjà ce problème de la dimension relationnelle de l’autorité dans un petit livre de 1973 intitulé Problems of Christian Leadership, où il raconte l’histoire d’un missionnaire de retour chez lui à qui l’on demande comment ça se passe sur le champ missionnaire, où il n’est que depuis quelques mois. Celui-ci répond : tout va bien, à part deux problèmes ; j’ai beaucoup de mal avec mes collègues missionnaires et j’ai beaucoup de mal avec les chrétiens locaux, mais à part ça tout va bien !
Sauf que l’autorité chrétienne est normalement collective : on parle d’autorité partagée, coopérative, collégiale, participative, de travail en équipe.
Cette notion d’autorité partagée est bien présente dans le Nouveau Testament, même si le cas très particulier de l’apôtre Paul et de son autorité personnelle très forte peut la cacher si l’on n’y fait pas attention. J’ai cité 1 Corinthiens 3.5-9, où Paul utilise une image agricole qui parle de travail en équipe (l’un plante, l’autre arrose, etc.). L’image inscrit ce travail en équipe, cet exercice des ministères en équipe, dans la dynamique de l’œuvre de Dieu, qui est fondamentalement celui qui construit son Église.
Par ailleurs, comme le disait Samuel Bénétreau, il faut noter « l’emploi généralement au pluriel des titres de fonctions : "anciens" (gr. presbuteroi, Ac 11.30 ; 14.23 ; etc.), "épiscopes" ("évêques", gr. episkopoi, Ac 20.28 ; Ph 1.1), "conducteurs, dirigeants, guides" (gr. hègoumenoi, Ac 15.22 ; Hé 13.7,17,24) ». Les anciens sont un groupe. Et l’image du corps, en 1 Corinthiens 12, suggère un fonctionnement coordonné des ministères, qui est tout le contraire d’une autonomie individuelle.
Je reconnais que, parfois, lorsque l’on ouvre le Nouveau Testament, en dehors des évangiles, disons la partie des Actes et épîtres, on peut avoir l’impression de voir un homme seul face au monde entier, qui laboure le terrain, fait naître des Églises, fait face à l’Empire romain. Mais en fait, et il faut un petit peu d’attention pour le voir – d’ailleurs je vous signale que c’est l’intérêt actuel pour le travail en équipe qui nous permet de repérer dans le Nouveau Testament des choses qui pourraient passer inaperçues –, nous voyons, avec cet homme, que ce sont des dizaines de collaborateurs et collaboratrices, pasteurs, missionnaires, évangélistes et autres responsables, anciens, etc., qui font avancer la mission de l’Église dans le monde. Paul Beasley-Murray, qui a compté tous les noms propres qui apparaissent dans les Actes et dans le corpus paulinien, arrive à environ cent personnes associées au ministère de l’apôtre(17). Mais il y a des gens qu’on voit bien et d’autres qu’on voit moins.
La manière dont l’autorité collégiale est structurée varie selon les contextes et selon les cultures d’Église. Dans certains contextes, on valorise une collégialité pleinement égalitaire, entre pairs, sans qu’une voix soit par principe prépondérante. Dans d’autres contextes, l’un des membres de l’équipe reçoit une autorité supérieure ; mais cela n’empêche pas que soit mise en œuvre une autorité de coopération.
Mais il y a une chose qui est sûre, c’est que cette pratique collaborative coordonnée répond aux aspirations des nouvelles générations de responsables chrétiens. Dire que les ministères sont liés les uns aux autres et que l’un a besoin des autres, c’est peut-être banal, mais c’est biblique et cela correspond à ce que souhaitent vraiment vivre beaucoup aujourd’hui, et peut-être aussi à ce dont l’Église d’aujourd’hui a besoin(18).
Je parle de la génération montante, mais ce n’est pas une réalité entièrement nouvelle. Si vous lisez les Ordonnances ecclésiastiques de Calvin, même si le vocabulaire moderne du travail en équipe n’est bien sûr pas présent, vous percevez une organisation collégiale, une autorité des ministères qui est partagée, répartie entre des ministres, des docteurs et des laïcs, anciens et diacres, ce qui n’allait évidemment pas sans conflits, sur de multiples questions, mais qui relevait bien d’une coopération.
Deux cas de figure réels, avec un responsable d’équipe :
Le chef d’équipe réunit les membres de l’équipe ; il demande à chacun de donner son avis sur la question qui se pose ; puis il met fin à la réunion et dit qu’il va réfléchir et qu’il communiquera sa décision plus tard au groupe. Ce n’est pas vraiment ce que j’appelle une autorité partagée.
- Le chef d’équipe réunit les membres de l’équipe, il les fait travailler sur la question posée et il conduit le groupe à une prise de décision ; son autorité spécifique ne se manifeste pas par une voix prépondérante, ce n’est pas forcément lui qui décide, mais il exerce son autorité, par exemple, en définissant la question à traiter, ou en définissant les paramètres de la décision à prendre.
- Dans tous les cas, cette autorité coopérative, partagée, participative est une autorité qui circule dans le groupe, ou qui passe de l’un à l’autre selon les dons, ou qui émerge du groupe entier.
Ce fonctionnement suppose un accueil réciproque, une écoute réciproque, y compris dans le désaccord. John Stott, dans le petit livre que j’ai cité, raconte une expérience qu’il dit avoir été marquante dans sa pratique de l’autorité collective. Un jour, lors d’une réunion d’équipe, alors qu’il était pasteur à Londres, le groupe était en train de discuter d’un sujet délicat et le débat était assez vif. À un moment donné, l’un des participants interrompt la discussion, se tourne vers Stott et lui dit : « John, tu n’écoutes pas ! Vous imaginez ! Et il avait raison », reconnaît Stott. « Depuis ce jour, dit-il, je demande à Dieu de me donner la grâce d’écouter les autres. »
Cette autorité partagée, donc, suppose l’accueil réciproque, l’écoute attentive, mais elle suppose aussi des responsables chrétiens qui sont bien dans leurs baskets et dans leur vocation ; qui sont prêts à mettre en œuvre les capacités relationnelles nécessaires. Et qui n’en sont pas empêchés par la peur : parce que la peur empêche la coopération, peur
- qu’un autre prenne ma place ;
- que l’autre ait de meilleures idées ou propositions que moi ;
Cette coopération dans l’exercice de l’autorité liée aux ministères est d’autant plus importante qu’une bonne partie de ce que fait l’Église, sur la scène du monde, relève de l’improvisation. Je ne le dis pas seulement parce que certaines Églises sont mal organisées… mais à un niveau plus fondamental. L’image du théâtre, ou de l’improvisation théâtrale, appliquée au fonctionnement de l’Église mérite d’être connue.
Le systématicien américain Kevin Vanhoozer, avec d’autres, utilise largement l’image du théâtre(19). L’Église, dit-il, nourrie de la doctrine et des pratiques chrétiennes, devient capable de dire et de vivre ce qu’elle a compris et intégré, sur la scène du grand théâtre du monde. Il va même jusqu’à dire que l’Église est une « Bible vivante(20) ». En marchant à la suite du Christ, elle « joue » l’Évangile d’une manière à la fois fidèle à l’Écriture et adaptée à la situation présente. Cette improvisation n’est pas entièrement libre, elle s’appuie sur un script, un scénario : l’histoire de la rédemption, les Écritures bibliques, le corpus doctrinal chrétien et le souffle de l’auteur. Mais les lieux et les temps changent sans arrêt, la culture évolue, le monde ne cesse d’inventer de nouvelles questions, de nouvelles manières de s’opposer à l’Évangile et, parfois sans le vouloir, de nous offrir de nouvelles opportunités de témoignage. Ainsi, l’Église a l’immense responsabilité d’improviser, c’est-à-dire d’être biblique dans le contexte nouveau qui est le sien. Ceci rejoint l’imaginaire collectif dont je parlais tout à l’heure.
« Le christianisme diffère en ceci de l’islam : pour les musulmans, l’obéissance à Allah repose sur une fidèle reproduction des conditions en vigueur lors de la révélation du Coran. Le défi du disciple chrétien est tout autre, car celui-ci doit présenter le même motif dramatique (la révélation divine et le salut en Christ, le règne de Dieu) dans d’autres conditions, en d’autres temps et d’autres lieux(21). »
Donc, l’Église déploie ce qu’elle a reçu dans de nouvelles circonstances, dans la fidélité et la liberté.
Deux exemples : l’un d’improvisation réussie (Stark), l’autre d’improvisation ratée.
- Rodney Stark, dans son livre sur la croissance de l’Église des premiers siècles, L’essor du christianisme, raconte comment, au cœur des grandes épidémies qui frappaient le monde romain des premiers siècles, alors que les païens chassaient les malades et fuyaient leurs proches lorsqu’ils étaient touchés – on peut les comprendre, car ces épidémies tuaient des gens par milliers –, les chrétiens prenaient soin de leurs malades et de leurs mourants, et même au-delà de leurs cercles, et ils assuraient des sépultures décentes aux défunts, au péril de leur vie(22).
La préoccupation fraternelle des chrétiens les uns pour les autres fut un des facteurs de croissance de l’Église : l’Évangile était mis en scène, dans des conditions extrêmes, sous les yeux du monde. Et l’improvisation était conforme au scénario.
Et maintenant l’échec : un test bien réel, apparemment absurde, mais inquiétant, que raconte Vanhoozer. En 1973, deux psychologues font vivre une expérience à un groupe d’étudiants en théologie, « l’expérience du bon Samaritain ». Il s’agit de leur faire vivre une version moderne de la parabole du bon Samaritain. Les étudiants sont divisés en deux groupes. Chaque étudiant doit préparer un sermon puis le prêcher à un horaire donné et en un lieu précis. Le premier groupe doit travailler sur la parabole du bon Samaritain, le deuxième sur un autre texte. Arrivés à l’endroit indiqué, on leur annonce qu’il y a eu un changement, qu’ils doivent se rendre sur un autre lieu et qu’il ne leur reste qu’un certain temps (assez, peu, ou presque pas, selon les cas) pour s’y rendre. Sur la route, ils tombent sur un homme allongé sur le sol, toussant et gémissant. Est-ce qu’ils vont lui venir en aide ? Autrement dit, ces personnes seraient-elles capables d’improviser sur la base de la parabole du bon Samaritain, dans des conditions nouvelles ?
Résultats : parmi ceux qui étaient pressés, donc à qui l’on avait donné très peu de temps pour faire la route, seulement 10 % se sont arrêtés, quelques-uns sautant même littéralement par-dessus l’homme allongé pour aller prêcher leur sermon sur le bon Samaritain !
Et l’autorité dans tout ça ? Cette improvisation nécessite l’exercice d’une autorité : l’autorité du metteur en scène, celle du responsable du scénario, celle des réalisateurs, celle des souffleurs… Ce sont des ministères, et en particulier des ministères de la Parole, de la formation. L’improvisation catastrophique que je viens d’évoquer, mais il y en aurait bien d’autres à raconter, dont les conséquences dans l’histoire ont été beaucoup plus graves que celles de cette petite expérience, par son échec, montre que l’autorité des ministères est stratégique : « l’improvisation libre exige de l’entraînement (une formation) et du discernement (de l’imagination) ». Les paroles et les actes de l’Église « doivent correspondre au scénario canonique(23) ».
Les ministres dirigent la compagnie des croyants ; ils fournissent des directives ; ils transmettent le script.
La coopération de ces responsables, leur pratique collégiale de l’autorité, dans la diversité de leurs dons, est la manière dont le Seigneur a prévu que son Église vive l’Évangile sur la scène du monde. La conduite de cette compagnie de foi qu’est l’Église ne peut relever d’un seul : elle nécessite forcément une autorité collective.
Conclusion
On aurait pu proposer d’autres réflexions : par exemple, le fait important que l’autorité ecclésiale est une autorité maîtrisée, elle ne se « lâche » pas et, face aux abus d’autorité que l’on voit émerger dans le monde d’aujourd’hui, c’est essentiel. Toute personne qui se voit attribuer des responsabilités, y compris bénévoles, peut tomber dans le piège de la séduction du pouvoir. Mais l’autorité imposée, ou l’autoritarisme n’ont pas leur place dans l’Église, car l’autorité suprême du Christ nous dépossède de l’autorité que nous pourrions vouloir nous approprier.
Nous pourrions évoquer aussi le fait qu’il y a plusieurs façons d’exercer l’autorité. Et il n’y aurait rien de pire qu’une personne qui voudrait l’exercer à la manière d’une autre, alors qu’elle n’est pas cette autre personne.
Et puis l’exercice de l’autorité s’adapte nécessairement aux circonstances. C’est comme l’autorité parentale qui s’exerce tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, selon de nombreux paramètres. Ce qui est utile dans un contexte, dans un lieu et un temps donnés, peut être contre-productif dans un autre.