Questions d’introduction
Mars 2019. Armé d’un gros dictionnaire, le pasteur Dupont se bat au corps à corps avec le texte dont il compte faire l’exposition dans sa prochaine prédication : « Voyons, quelle est la valeur exacte de cet optatif ? Et, au fait, est-ce bien un optatif ? » … Voilà que soudain les cours de grec de la faculté de théologie lui semblent bien lointains, et que se donner du mal à creuser le texte original au profit de la communauté apparaît franchement superfétatoire. D’autant plus que le trésorier va bientôt venir préparer l’AG, et qu’avec la chaudière à réparer et la sono à remplacer, les arbitrages budgétaires s’annoncent délicats… Avec un soupir, le pasteur ferme son Novum Testamentum Graece et se recentre sur des missions plus immédiatement gérables…
On l’aura compris, le pasteur Dupont est un personnage fictif. Ce qui est moins fictif, par contre, est la situation décrite : il existe une réelle tension entre, d’une part, les devoirs du ministère et, d’autre part, le désir de profondeur dans l’étude de la Bible, qui incite à vouloir bien maîtriser les langues bibliques. Cette tension peut être ressentie par un jeune pasteur, auquel la découverte du grec en faculté de théologie avait ouvert des horizons lumineux, et qui à la fin de ses études avait pris la résolution de maintenir, voire si possible de renforcer, ses acquis. Confronté comme il l’est aux contraintes du ministère pastoral, il lui sera difficile de « tenir la distance » en s’imposant comme discipline quotidienne la lecture des textes originaux. Il risque, au fil du temps, de voir sa pratique se réduire à la consultation ponctuelle de commentaires spécialisés, ou à d’occasionnels clics de souris dans Logos… Dix ans plus tard, malgré quelques velléités vite mises à mal par les contraintes de son agenda, il en aura bon gré mal gré pris son parti : il faut aller à l’essentiel, et laisser l’optatif et autres formes verbales exotiques à ceux qui ont du temps pour cela, à savoir les doctorants en théologie ou les futurs enseignants en faculté de théologie…
Il y a encore quelques décennies, les étudiants en classe préparatoire aux grandes écoles de lettres (khâgne) pratiquaient le « petit grec » – entendez par là qu’ils consacraient quotidiennement une heure à lire dans cette langue, en utilisant le dictionnaire au minimum. Le but était de débloquer les capacités de compréhension écrite en créant une sorte de bain linguistique qui accélérait la compréhension des formes et la mémorisation du vocabulaire – un type d’approche qui d’ailleurs va de soi pour quiconque fait des études d’allemand ou d’espagnol. Pour tous ceux qui sont passés par ce type de filière, le parti pris d’aborder les textes anciens comme on aborde une langue vivante relève de l’évidence, et il est naturel de l’adopter quand on en vient à utiliser les langues bibliques.
Pour autant, la lecture quotidienne « de fond » à but dévotionnel, par opposition à une lecture ponctuelle « de consultation » à visée analytique, n’est pas dans l’ADN des pasteurs. Cela est dû, entre autres, au fait qu’ils sont souvent issus d’instituts de formation où un même socle d’études produisait in fine des exégètes-chercheurs en université et des pasteurs de paroisse. On leur a donc appris à sortir leur Novum Testamentum Graece pour vérifier des détails quand il s’agit de préparer une prédication, mais guère à l’utiliser quotidiennement pour se mettre à l’écoute de Dieu en laissant résonner le texte ancien dans leur intériorité. Ceci les amène, sans qu’ils en soient conscients, à un usage des langues bibliques basé sur des problématiques et des techniques qui sont décentrées par rapport à leur véritable « cœur de métier ».
Dans un monde évangélique qui évolue dans le sens d’une spécialisation des formations (par exemple en créant un master d’implanteur d’Église), il me semble que le pasteur, qu’il soit novice ou au contraire bien installé dans son ministère, devrait pouvoir découvrir une pratique des langues bibliques basée sur une approche moins technicienne, plus spécifiquement en phase avec son travail de prédicateur et de berger. Cette approche, centrée à terme au moins autant sur l’écoute dévotionnelle que sur l’analyse mentale, viserait à mettre en place au fil de sa vie un vécu qui se situe au carrefour de la spiritualité et de l’apprentissage de la langue. Cependant, pour qu’une telle ambition se concrétise, il est nécessaire de prendre pour fondation des objectifs et des méthodes que nous allons exposer ci-dessous.
Survol historique
Grec et hébreu bibliques en congélation : mille ans d’hiver
Linguistiquement parlant, la chrétienté médiévale de l’Europe occidentale était monochrome : la langue latine était sans rivale parmi les clercs et à l’université. Elle était le vecteur de la production théologique, que ce soit pour les ouvrages de théologie proprement dite (comme la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin) ou pour les ouvrages dévotionnels tels que l’Imitation de Jésus-Christ. Il existait bien des outils pour ceux qui voulaient apprendre le grec, mais les érudits ayant une maîtrise véritable de cette langue étaient minoritaires. On peut dire la même chose pour l’hébreu : l’antijudaïsme qui prévalait alors incitait peu les membres du clergé à fréquenter les rabbins pour se frotter à l’Hebraïca Veritas … Cette dominance du latin commençait à peine à être battue en brèche par les entreprises de traduction de la Bible en langue vernaculaire : Pierre Valdo pour le franco-provençal (vers 1180), Wycliffe pour l’anglais (en 1388) et Jean Hus pour le tchèque (vers 1412). Tous ces précurseurs de Luther utilisaient la seule Vulgate latine comme source de leur traduction.
Décongélation et montée en puissance
Cet état de choses, qui avait duré plus de mille ans, prit fin en deux générations essentiellement à cause de deux basculements majeurs. Le premier est la chute de Constantinople (1453) : elle provoqua l’exil des lettrés de langue grecque, qui firent souche en Europe, amenant dans leurs bagages les trésors des bibliothèques byzantines. Le second fut ...