II nous est difficile de lire le Nouveau Testament sans être influencés par les pratiques actuelles des Églises, donc par le modèle de ministère pastoral auquel nous sommes habitués. Il apparaît pourtant rapidement que la place donnée au "pasteur" dans la plupart des Églises protestantes n'a guère de parallèles dans le Nouveau Testament, puisque le titre de "pasteur" ou berger ne s'y trouve qu'une seule fois appliqué à un homme, responsable d'Église (Eph 4.11). On imagine mal aujourd'hui un livre de quelques centaines de pages sur la vie des Églises baptistes (par exemple) et dans lequel il ne serait question de pasteurs qu'à une seule reprise. Je n'en tire pas la conclusion que nous devrions changer nos pratiques ou au moins notre vocabulaire. Mais il me semble évident qu'un effort de réflexion et de transposition est nécessaire pour comprendre ce qui décrit et oriente ce service.
Une autre remarque importante concerne le caractère même du Nouveau Testament. Ce n'est pas un texte législatif (au contraire de la loi mosaïque, par exemple, où des instructions précises sont données dans de nombreux domaines, en particulier sur la forme du culte et le rôle des prêtres). On ne trouve pas dans le Nouveau Testament de droit canon (comme dans le catholicisme), de discipline (comme dans l'Église Réformée), de statuts (comme dans les associations cultuelles), textes dans lesquels l'organisation de l'Église et les ministères qui doivent s'y exercer sont définis de façon précise.
Le Nouveau Testament nous donne à voir une Église en voie d'organisation, parfois en réponse à des besoins urgents (Actes 6), sans que se dessine un modèle unique et contraignant. Les renseignements que nous y trouvons sont fragmentaires et semblent indiquer qu'une certaine diversité existait dans les Églises du premier siècle. Ainsi les Églises issues au départ de l'évangélisation des Juifs se sont tout naturellement organisées sur le modèle de la synagogue et ont appelé leurs responsables "presbuteroi" (anciens). Par contre, dans les Églises d'Europe, formées principalement de Grecs convertis, c'est le terme d'épiskopoi (évêques ou épiscopes) qui désigne les responsables. Ailleurs (épître aux Hébreux), ni l'un ni l'autre de ces termes n'est utilisé, mais celui de "hégoumenoi" (conducteurs).
Non seulement ce vocabulaire varie, mais en outre il est emprunté à des situations socio-historiques très éloignées des nôtres, si bien que nous devons sérieusement nous demander si notre usage de ces termes correspond vraiment au sens qu'ils avaient au premier siècle. Le fait d'utiliser le même mot n'est pas forcément un gage de fidélité. Il est possible de mettre des sens différents derrière un même terme. Le signifiant reste le même, mais le signifié est différent.
Le catholicisme a gardé les mots "prêtre" et "évêque". Le mot "prêtre" vient du grec "presbuteros", qui désigne l'ancien de la synagogue. Mais il est plus que douteux que la fonction des prêtres catholiques corresponde à celle des anciens par rapport aux "épiscopes" (ou "évêques") du Nouveau Testament. Dans un cas comme dans l'autre, le Français moyen qui entend ces mots n'est pas conscient du sens qu'ils avaient dans la première Église.
"Ancien" évoque surtout l'âge et non le rôle de dirigeant d'une communauté, de membre d'un conseil de direction (de la synagogue ou de tout Israël : le sanhédrin était le collège des "anciens d'Israël"). On comprend alors que la traduction du Semeur ait abandonné ce titre et l'ait traduit par "responsable". Curieusement, la traduction en Français courant l'a gardé. Par contre, elle rejoint la Bible du Semeur pour écarter "évêque" et le remplacer par "dirigeant".
Qui, en France aujourd'hui, sait ce qu'étaient les "épiscopes" dans la cité grecque antique ? Ils étaient des administrateurs ou des magistrats municipaux, chargés de veiller à la gestion ou à l'entretien de la cité. Le mot signifie "surveillant" ou "gardien". L'apôtre Pierre l'utilise à propos du Seigneur appelé le "berger et le gardien" de nos âmes (1 Pie 2.25). Son sens était évident pour les chrétiens du monde grec. Il ne l'est plus aujourd'hui.
Quant au litre de "pasteur" ou "berger" (deux traductions différentes d'un même mot grec, poimèn), il est parlant par l'image qu'il évoque, celle du berger et de son troupeau, mais son côté poétique, métaphorique ne permet pas de saisir avec précision en quoi consistait cette fonction dans la première Église. Il est nécessaire de le transposer de l'élevage des moutons au service des humains dans l'Église et une telle transposition laisse place à des différences d'interprétation.
Des services et non des titres
On ne peut donc se fonder principalement sur les titres donnés aux différents responsables des Églises du premier siècle pour se faire une idée tant soit peu précise du ministère dans l'Église. Par contre, il est possible de comprendre quel service leur était confié à partir des textes qui parlent de leur fonction, de la tâche qu'ils devaient accomplir. Il convient donc de rechercher les indications données par les verbes qui indiquent ce qu'ils ont à faire ou par les noms qui évoquent le service à remplir.
Je remarque à ce sujet que dans les deux principaux passages où l'apôtre Paul parle des dons spirituels, il s'intéresse aux services auxquels ces dons doivent conduire, bien plus qu'aux titres de ceux qui les mettent en œuvre. Ainsi dans Romains 12, il est question de la prophétie ou de l'enseignement de celui qui exhorte, celui qui enseigne, celui qui préside, celui qui donne. Dans 1 Corinthiens 12.28, il y a des titres (apôtres, prophètes, enseignants), mais à côté d'autres termes qui décrivent des services comme la guérison, l'entraide, la direction. En outre, deux de ces termes n'ont de sens qu'en fonction du service auquel ils conduisent : prophétiser ou enseigner. Seul celui d'apôtre (littéralement : envoyé ou missionnaire) fait exception en ce sens que Paul y attache de l'importance, alors que, pour les autres, et en particulier pour les dirigeants des Églises, ce qui compte à ses yeux, c'est le service, la fonction et non le titre. Le terme auquel il est le plus attaché est en fait tout simplement celui de serviteur. Il est valable pour tous, y compris les apôtres (1 Cor 4.1 ; 2 Cor 4.5). Il est capital de ne jamais oublier que "ministère" veut dire "service".
Ce qui importe est donc que les services nécessaires à la vie de l'Église soient assurés et qu'on sache qui doit les remplir. Qu'en est-il dans le Nouveau Testament ?
Seul le terme d'ancien n'évoque pas directement un service particulier et doit donc être compris à la lumière de ce qu'on sait de la synagogue juive, où l'ancien est un membre du conseil de direction ("conseiller" serait sans doute la meilleure traduction ; c'est ce que suggère Émile Nicole dans son article du Cahier de l'École Pastorale n°15-16). Tous les autres termes désignent la fonction.
Celui de "pasteur", avons-nous vu, ne se trouve qu'une fois dans le Nouveau Testament. Par contre, le verbe "paître" ou "faire paître" apparaît à plusieurs reprises. Jésus l'utilise en confirmant Pierre dans son ministère après la résurrection, dans Jean 21. Paul exhorte des anciens de l'Église d'Éphèse (qu'il appelle d'ailleurs "évêques") à faire paître le troupeau de Dieu (Act 20.28). Pierre donne la même exhortation aux anciens (parmi lesquels il se situe) dans 1 Pierre 5.2. Si donc dans ces passages, le litre de "pasteur" n'apparaît pas, la fonction de berger, le service pastoral est clairement évoqué. Il est confié aux anciens, appelés également "épiscopes", qu'on peut ici traduire par "gardiens". Et si Pierre n'utilise pas ce nom, il mentionne la fonction correspondante, puisqu'il écrit dans le même verset : "en veillant sur lui" (le troupeau). Le verbe traduit par veiller est "épiskopéô" : il indique la fonction de l'épiscope/évêque.
Ainsi donc, les "anciens" sont aussi "évêques" et le service qui leur est confié est celui de pasteurs et gardiens. Des termes différents, mais qui désignent un seul et même ministère. Cela ressort également du passage de Tite 1.5-9, où Paul emploie les deux termes d'évêques et d'anciens à propos des responsables de l'Église. Du point de vue de l'exégèse, je ne vois aucune raison de séparer les trois termes et de distinguer trois fonctions.
II y a pourtant un passage où certains trouvent une raison de mettre à part le ministère de pasteur. Il s'agit d'Éphésiens 4.11 où les pasteurs (et docteurs ou enseignants) sont cités parmi les dons que le Christ a fait à l'Église. Cela n'est jamais dit des anciens ou évêques. Mais l'argument ne vaut que si l'on est déjà convaincu qu'il s'agit de ministères différents - au contraire de ce qu'indiquent les passages cités plus haut. Si, comme je le crois, ce qui importe est le service et non le titre, il s'agit d'un seul et même service, et ce qui est dit en Éphésiens 4.11 vaut aussi pour les anciens et évêques.
On a aussi avancé l'argument que le terme "ancien" est généralement au pluriel alors que celui d'évêque est au singulier. Cela est vrai dans Tite 1.5. Il est question de nommer des anciens (au pluriel au verset 5), alors qu'au verset 7, il est écrit que l'évêque (au singulier) doit être irréprochable. Mais en Actes 20.28 et Philippiens 1.1, il est question d'évêques au pluriel. Et dans le passage de Tite, il s'agit de souligner les qualifications nécessaires à chaque évêque, ce qui explique le singulier.
Il est à noter que les autres termes désignant les responsables des Églises mettent l'accent sur leur service. L'épître aux Hébreux (chapitre 13) parle de "conducteurs" (on pourrait aussi dire "guides" ou, comme la TOB et le Français courant, "dirigeants"), un titre qui parle par lui-même. Les Églises orthodoxes ont d'ailleurs gardé le terme grec d'hégoumène pour certains dirigeants d'Église. C'est devenu un terme technique, ce qui n'était pas le cas au premier siècle, puisqu'il s'agit d'un litre couramment utilisé dans le langage courant profane.
Un verbe parfois utilisé (mais pas le nom correspondant) est celui de "présider" (proistamai - littéralement : se tenir devant). On le trouve dans Romains 12.8 ; 1 Thessaloniciens 5.12 ; 1 Timothée 3.4-5 ; 5.17. Dans ce dernier cas il est précisé que les anciens président. C'est un terme du langage courant, que chacun comprend, mais les textes ne disent pas en quoi exactement consiste cette "présidence". Dans 1 Timothée 3.4-5, on trouve la traduction "diriger" ou "gouverner".
Il est aussi question de "gouvernement" dans 1 Corinthiens 12.28. Le mot grec est "kubernèseis", mot emprunté au vocabulaire nautique. Il s'agit de piloter un bateau, d'en tenir le gouvernail. C'est encore une fonction qui est désignée là, par une image parlante, mais peu précise quant il s'agit d'adapter à l'Église ce qui est dit d'un bateau.
L'emploi de tous ces termes différents, qui presque tous mettent l'accent sur le service à remplir et non sur la personne ou le titre, montre qu'au premier siècle, il n'y avait pas un terme technique commun à toutes les Églises, comme l'est aujourd'hui celui de "pasteur" dans la plus grande partie du protestantisme - ou celui d' "ancien" dans les Églises de type "frères". Un bon nombre d'Églises ont gardé les deux titres, mais en les distinguant, en faisant du pasteur le conducteur de l'Église et des anciens, ses assistants. Mais je ne vois pas ce qui, dans le Nouveau Testament, justifie cette différence de statut.
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