A. Questions d’introduction
Il est bien connu que le mot français « païen » vient du latin « paganus » qui signifie paysan. Au début de son livre Contre les hérésies, Saint Irénée mentionne le fait que, pour évangéliser les campagnes gauloises, il doit faire usage de leur « dialecte barbare » (sic) plutôt que du latin ou du grec que tous utilisent sur les marchés de sa ville de Lyon : il souligne ainsi que le lien entre ruralité et retard spirituel est une donnée tout autant culturelle que spirituelle.
Cette problématique, qui était celle de la Gaule du 2e siècle, demeure valable dans la France du 21e : la ruralité constitue encore de nos jours un champ de mission dont les caractéristiques socio-économiques, psychologiques et spirituelles exigent une modélisation spécifique. Certes, aux yeux de nombre de missiologues, l’effort qu’il faut consentir pour gagner les campagnes à l’Évangile ne relève pas de la priorité absolue, au vu des immenses besoins et des grands défis qu’offrent nos centres urbains. Pour autant, j’ai la conviction que la volonté de Dieu est que tous, ruraux compris, parviennent à la connaissance de la vérité (1 Tm 2.4), et que, dans sa souveraineté, le Créateur n’a pas forcément les mêmes critères que nous concernant ce qui est spirituellement « rentable » ou ce qui ne l’est pas (ceci est clairement exprimé, à l’aide d’une imagerie que je trouve saisissante, dans Job 38.26-27).
Le ministère pastoral en milieu rural se trouve, bien évidemment, coloré par l’environnement spécifique dans lequel il s’exerce. À une époque où en France, dans le cadre du CNEF en particulier, certaines unions d’Églises se sont donné pour but de resserrer considérablement leur maillage territorial en accélérant l’implantation d’Églises hors des grandes agglomérations, je pense qu’il n’est pas inutile de partager quelques réflexions sur ce type de ministère qui est appelé à gagner en importance et en visibilité dans les années à venir.
Commençons par planter le décor. Quand on quitte le monde de la ville, on se trouve confronté à deux types distincts de ruralité. Il existe d’abord ce que j’appellerais la ruralité de surface : c’est le genre d’endroit où, en ouvrant ses volets le matin, l’habitant peut parcourir du regard un paysage bucolique de champs et de forêts, alors qu’en fait le tissu socio-économique est fondamentalement semblable à celui de la ville. Rentrent dans cette catégorie les contrées traditionnellement riches (par exemple, le bordelais viticole), les zones rurales situées sur de grandes voies de passage comme la vallée du Rhône ou l’Alsace, ou encore la périphérie des agglomérations, colonisée par des gens qui travaillent en ville. Ce type de ruralité, bien intégrée dans les circuits économiques et partie prenante des évolutions sociétales, présente peu de spécificités pour un pasteur qui aurait l’habitude de travailler en ville. Je ne vais donc pas m’attarder à en parler.
Si l’on s’éloigne encore davantage de la ville, on pénètre dans ce que l’on appelait déjà « le désert français » au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Il est à la mode d’évoquer les « déserts médicaux », mais cette réalité d’abandon et de perte de vitalité se fait sentir également dans les autres domaines de la vie quotidienne des ruraux, et ce ressenti ne peut que s’amplifier avec le redécoupage de la France en grandes régions, qui éloigne d’autant plus les habitants de ces zones des grands centres de décision.
Les caractéristiques de ces zones rurales sont bien connues, et il suffit pour notre propos de les rappeler brièvement. Vieillissement de la population (les jeunes partent en quête d’emploi). Déclin économique : ce sont souvent des zones d’économie à faible valeur ajoutée (filières du bois, du lait, de la viande) ou saisonnière (tourisme). Désengagement de l’État (écoles, hôpitaux). Dans ce contexte de décroissance, la perspective pour les équipes municipales ou le tissu associatif n’est pas celle du développement mais bien plutôt celle de la revitalisation dans le meilleur des cas mais, plus fréquemment, de la simple survie.
Il apparaît donc que prétendre implanter (ou même d’ailleurs maintenir) des Églises dans ce contexte relève de la gageure.
B. Les Églises de la ruralité : leur contexte socio-économique et culturel
Le poids des réalités démographiques
Mis à part les départements de vieille tradition protestante, la plupart des Églises évangéliques de la ruralité sont d’implantation comparativement récente (moins de 30-40 ans). Elles sont le fruit d’essaimages décidés par les Églises des centres urbains voisins. Ou bien elles ont vu le jour par l’initiative individuelle de chrétiens locaux qui sont rentrés dans une démarche progressive d’implantation (souvent, dans le passé, sans formation particulière ni planification raisonnée) en constatant qu’il n’y avait pas de témoignage évangélique là où ils habitaient : ils avaient pleinement discerné l’avantage qu’il y a à évangéliser les campagnes plutôt que de faire 50 km tous les dimanches matin pour aller au culte en ville... Un autre cas encore peut être celui d’un groupe de croyants locaux qui contacte une mission pour « faire venir un pasteur », parce qu’il ressent le besoin de monter en puissance pour structurer le témoignage local.
Ces Églises de la ruralité sont souvent de petites structures, qui pâtissent d’une faiblesse numérique chronique : la moyenne s’établit en dessous de quinze membres baptisés. Dans ce contexte, la viabilité de l’Église en termes de fonctionnement, et tout particulièrement de finances, peut être mise à mal par le départ d’une seule famille, surtout s’il s’agit d’un couple « à double salaire ». De manière générale, ces Églises souffrent de difficultés de croissance : les progrès de l’évangélisation sont plutôt lents à la campagne, au moins autant qu’en milieu urbain, et cela d’autant plus qu’il est plus difficile (pour des raisons psychologiques évidentes) d’amener au baptême des gens en deuxième moitié de vie, qui constituent la majorité de la population dans ces zones. Si l’on ajoute à cela la réalité de base du solde migratoire négatif (exode des jeunes), on obtient le tableau d’Églises qui peinent à gagner de nouveaux membres et qui, dans le même temps, se vident de forces vives et de capacités de renouvellement potentielles. Il faut noter que ceci peut être partiellement compensé par un « synœcisme » du type de celui inauguré par Néhémie à Jérusalem (Né 7.72), lequel, à défaut de gonfler les effectifs, a du moins l’avantage de concentrer les capacités d’action et de témoignage, permettant ainsi à l’Église de rayonner plus efficacement malgré sa petitesse numérique. C’est là notre expérience pour notre Église de Mirecourt.
On obtient donc globalement in fine ce que j’appelle « le syndrome du bocal » : nombre d’Églises rurales risquent, soit par la force des choses, soit par lassitude, de finir par fonctionner en circuit fermé, parce qu’à la base le vivier de contacts susceptibles d’être évangélisés ne se renouvelle pas car il n’y a pas le turn-over professionnel ou associatif que l’on trouve en ville.
La modestie des moyens humains
Même s’il y a des exceptions, les Églises de la ruralité sont placées sous le signe de la modestie des moyens humains. Modestie financière d’abord : des Églises de taille réduite, composées majoritairement de retraités, de petits employés ou d’artisans ont du mal à financer un ministère pastoral, même si celui-ci se réduit à un mi-temps ou moins encore. Elles doivent donc, pour assurer la direction de l’Église, avoir recours à divers montages (dont nous parlerons plus bas) qui permettent de contourner la modestie des ressources, mais qui tous présentent des inconvénients. Modestie des compétences humaines ensuite : le pasteur d’une Église de ville dispose fréquemment au sein de son assemblée d’un vivier de ressources qui lui permet d’assurer et de diversifier les missions que l’Église locale entreprend sur le terrain qui est le sien. Par contraste, on trouvera rarement dans une Église rurale des webmasters, des conférenciers, ou des conducteurs de projets, et le pasteur devra donc tabler davantage sur d’autres types de richesses humaines : les ressources de la solidarité, de la convivialité, de l’entraide affleurent plus naturellement en milieu rural, et devront donc être exploitées à plein pour assurer le fonctionnement et le rayonnement de l’assemblée.
Ainsi donc, le type du pasteur entrepreneurial, disposant de rentrées d’argent suffisamment abondantes et régulières pour envisager projet sur projet, et d’un entourage dynamique et talentueux pour les mettre en œuvre, ne se rencontre pas a priori dans la ruralité profonde. Par la force des choses, le pasteur en milieu rural doit donc être un pionnier et apprendre à fonctionner comme tel, avec l’enthousiasme et la liberté d’action que cela suppose, mais aussi avec la pesante solitude liée à l’isolement géographique. Tout cela peut être générateur de difficultés de développement pour l’Église locale, car s’il a, par appel, un ministère de pasteur, il ne sera pas forcément dans les meilleures conditions pour faire décoller numériquement l’Église au-delà d’un petit noyau de départ. Et s’il est évangéliste par appel, il pourra engranger des succès initiaux mais manquera ensuite des dons et qualifications de pasteur-enseignant pour nourrir, structurer et développer l’Église. Quel que soit le cas de figure, l’action du pasteur rural devra probablement reposer sur des principes beaucoup plus proches de la spiritualité des hommes de Dieu du passé que sur la culture d’entreprise du 21e siècle
La permanence des mentalités traditionnelles
Il est difficile de définir précisément une mentalité rurale type, et il faut se garder des généralisations, au vu des facteurs historiques qui ont façonné les mentalités depuis des siècles et qui peuvent différer grandement d’une région à une autre. Cependant, si l’on cherche à les mettre en parallèle avec les mentalités urbaines, une image d’ensemble se dégage que nous pouvons essayer de présenter ici en soulignant son impact sur le travail pastoral.
L’autodépréciation
Dans son roman Journal d’un curé de campagne (1936), Georges Bernanos fait remarquer : « Un paysan s’aime rarement, et s’il montre une indifférence si cruelle à qui l’aime, ce n’est pas qu’il doute de l’affection qu’on lui porte : il la mépriserait plutôt. » Cette remarque garde de sa pertinence encore de nos jours dans la ruralité profonde. Traditionnellement, ce sont les plus intelligents qui font des études et qui partent « à la ville » et donc, par contraste, ceux qui sont restés auront tendance à se considérer comme « les nuls » et par conséquent indignes d’un intérêt quelconque. Cette mentalité s’enracine dans l’inconscient et se traduit par des réactions de surface qui peuvent être déroutantes pour le pasteur qui essaie de leur annoncer l’Évangile. Pendant mes 20 premières années à Mirecourt, sachant que je venais de Toulouse, mes voisins ou connaissances me demandaient : « Quand est-ce que vous retournez dans votre pays ? » Il s’agissait là moins de l’expression d’un rejet que de celle d’une totale incrédulité : comment pouvait-on s’intéresser à eux et vouloir planter des racines parmi eux ?! Cette image de soi dépréciée laisse peu de place à une acceptation rapide de notions évangéliques pourtant basiques telles que l’amour inconditionnel de Jésus… cependant, il est à noter que l’on peut trouver aussi l’attitude strictement inverse : la fierté de connaître ses racines, le sentiment valorisant d’être issu d’un terroir aux paysages attractifs, mêlé à un sentiment de pitié envers « les pauvres parisiens » coincés dans les embouteillages, rongés par la pollution et accablés par les menaces terroristes…
Méfiance envers la nouveauté et les influences extérieures
Le proverbe biblique : « Ne te lie pas avec les novateurs » (Pr 24 :21) pourrait être la devise de beaucoup de ruraux. Cette résistance à la nouveauté se double d’une méfiance envers ce qui provient de l’étranger (« étranger » au moins autant au sens anglais de stranger qu’au sens de foreigner). Ceci est vrai de la ruralité profonde en général, mais plus encore de la ruralité montagnarde, ou l’étranger est celui qui habite la vallée voisine ! On peut contraster ce type de mentalité avec la curiosité des badauds, probablement typiquement urbaine, qui a permis à l’apôtre Paul d’exposer son Évangile lors de son séjour à Athènes (Ac 17.20-21). Toujours est-il que l’implanteur d’Église doit faire face à une méfiance tenace dans beaucoup de contrées rurales (et tout particulièrement dans celles où le protestantisme a été historiquement éradiqué à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes).
Il est à ce propos significatif que, dans beaucoup d’Églises rurales, la majorité des membres n’est sont pas véritablement native du canton, mais vient d’autres coins du département ou de France. Ceci est encore plus vrai si l’on étudie la provenance des responsables d’Église qui, très majoritairement, sont des pièces rapportées, même s’ils résident sur place depuis de nombreuses années. Il est probable qu’il faudra une génération de plus pour que des Églises implantées par des missionnaires de l’intérieur ou de l’étranger soient effectivement dirigées par des gens qui sont nés sur place. Dans l’idéal, tant la composition socio-économique de l’Église que le groupe des dirigeants devraient être l’émanation et le reflet du terrain, et non pas être perçus comme un genre de corps étranger plaqué sur lui. Dans la pratique, c’est encore peu le cas dans la ruralité profonde. Par contraste, il me semble que ce type de problématique n’est pas pertinent en milieu urbain, la ville étant, par définition, un lieu de passages et d’échanges, où l’origine géographique compte moins que les compétences ou le travail fourni.
Puissance du qu’en-dira-t-on
Dans des milieux assez soudés, où tout le monde se connaît parce que tout le monde a fréquenté la même école communale et se rencontre dans les mêmes magasins et dans les mêmes associations, le changement de vie que nous propose Dieu en Jésus-Christ peut trouver des obstacles sérieux dans le cœur des personnes intéressées par la prédication du pasteur évangélique. Un médecin qui habite en ville se conçoit généralement comme un simple membre des classes moyennes, et à ce titre n’aura probablement pas de réticence particulière à se joindre à une Église évangélique, surtout si les membres de l’Église sont globalement plutôt jeunes et socialement bien intégrés. La même personne exerçant à la campagne aura davantage tendance à être perçue (et souvent à se percevoir elle-même) comme un notable. Dans ce contexte, le qu’en-dira-t-on va jouer à plein et elle aura de grandes réticences à s’afficher au sein d’un groupe numériquement réduit et socialement plutôt « France d’en bas ». Au bout du compte, ceux qui oseront passer la porte de l’Église seront donc souvent, soit des gens avides de vérité et résolus à pousser leur quête jusqu’au bout (ce genre de profil existe certes !), soit, fréquemment, ceux qui n’ont pas grand-chose à perdre en termes d’image de marque parce qu’ils se savent déjà marginalisés socialement ou relationnellement.
Ici apparaît l’intérêt du groupe de maison comme structure d’accueil parallèle au culte dominical en salle d’Église : la responsable du caté à la paroisse catholique, qui ne peut décemment pas se permettre de se joindre aux évangéliques pour un culte, pourra être discrètement assidue aux études bibliques animées dans la maison du pasteur, surtout si celui-ci est un voisin…
Fonctionnement en temps long
Dans la ruralité profonde, tout semble évoluer au ralenti. Il faut souvent un temps considérable pour gagner la confiance des gens, qui sont tellement imprégnés de l’histoire passée de leur lieu de résidence qu’ils ont du mal à percevoir les évolutions actuelles et encore plus à les accepter. Pour illustrer ce trait culturel, je pourrais résumer ainsi l’évolution de l’image de marque de notre Église de Mirecourt entre les années 1983 (premières réunions) et 2010, en trois étapes d’environ neuf ans chacune :
- Phase 1 : « N’y allez pas, c’est une secte ! »
- Phase 2 : «C’est une secte… mais ils sont gentils »
- Phase 3 : « Ils sont très gentils… mais c’est quand même une secte ! »
Ceci peut sembler caricatural, mais je crois que cela reflète bien la réalité de ce que connaissent de nombreux pasteurs en diverses régions de notre pays.
Toujours pour les mêmes raisons, le pasteur rural devra faire preuve de prudence et de sagesse en évangélisation et, plus généralement, dans tous ses rapports humains. Dans cet environnement relativement intimiste, au sein duquel les cancans revêtent une importance sociale quotidienne, des attitudes irréfléchies, ou pire, des contre-témoignages, peuvent laisser des traces virtuellement indélébiles, là où les mêmes choses seraient rapidement diluées et recyclées en milieu urbain, et sans conséquences catastrophiques pour l’avenir. Celui qui nous met en garde contre les scandales (Mt 18.6-7) savait de quoi il parlait en enseignant cela, ayant grandi dans une bourgade de Galilée où les langues allaient bon train, générant des calomnies qui le poursuivaient jusque dans la capitale (cf. Jn 8.41).
C. Les Églises de la ruralité : leur contexte religieux et spirituel
Le défi auquel fait face le pasteur rural est d’arriver à trouver sa place dans un milieu globalement plutôt figé, où les mutations globales du monde se font sentir, certes, mais de manière un tant soit peu filtrée et amortie. Les points suivants me paraissent demeurer des constantes un peu partout en France.
Permanence du catholicisme dans les mentalités
Ceci est vrai, non seulement dans des régions traditionnellement catholiques comme la Bretagne, mais tout autant dans celles très « déchristianisées » comme le sud-ouest. La réalité de la mentalité « catho-laïque », selon l’expression du sociologue des religions Bruno Étienne, garde ici toute sa force. Et, malgré la tendance qui se fait jour au sein de l’Église catholique vers plus d’ouverture vis-à-vis des évangéliques, le pasteur se trouvera fréquemment en rivalité symbolique, plus ou moins non dite, avec le ou les prêtres du secteur, et cela tout autant (et paradoxalement) dans le crâne des incroyants qui se définissent explicitement comme « laïcs » et peu concernés par la religion.
Importance spirituelle de l’occultisme
Dans un pays comme la France où, mis à part la vallée du Rhône et la façade est du territoire national, la christianisation s’est effectuée de manière globalement superficielle et a laissé subsister au fil des siècles un substrat souterrain de paganisme masqué sous les rituels catholiques, il ne faut pas s’étonner d’avoir affaire à l’occulte dès qu’on gratte sous la surface (ceci apparaîtra de manière typique lors d’un accompagnement en relation d’aide pour tenter de résoudre des difficultés spirituelles ou émotionnelles). Certaines régions de France comme le Berry ont virtuellement fait de l’occultisme une spécialité du terroir (à quand le label AOC ?), mais ailleurs aussi l’emprise spirituelle de l’occultisme, même si elle est moins visible, demeure une réalité à laquelle tout pasteur rural doit se préparer.
Action sociale préemptée
Un pasteur aura du mal à se faire une place dans les réseaux caritatifs traditionnels, alors que son investissement serait accueilli sans méfiance dans un milieu urbain, plus ouvert et davantage soumis à la pression de besoins criants. « Faire du social » pour le pasteur évangélique risquera d’être perçu davantage en milieu rural qu’en milieu urbain comme une manière « d’avancer masqué » et d’appâter les personnes fragilisées socialement ou émotionnellement. À l’inverse, le pasteur peut en arriver à « percer » dans ce domaine, rentrant ainsi dans ce qui était l’un des rôles traditionnels du prêtre autrefois : il y a alors pour lui le risque de se trouver piégé par la suractivité que va générer son engagement social et d’en arriver à être identifié comme un homme d’Église, utile à la collectivité au même titre que le curé de la paroisse, avec lequel il se retrouve d’ailleurs au coude à coude dans diverses actions.
Fondamentalisme des petites assemblées évangéliques
Le « syndrome du bocal », évoqué plus haut, a tendance à colorer les postures théologiques et le type de gouvernance de la petite assemblée. L’absence de brassage culturel et la crispation identitaire d’une partie de la population rurale sont des facteurs qui tendent à freiner l’ouverture théologique, chez des pasteurs eux-mêmes parfois ruraux dans leur mentalité, souffrant d’une certaine autodépréciation, et qui peuvent se sentir menacés par la présence à leurs côtés d’un membre « intello », porteur d’une interprétation divergente de certains passages bibliques. Les questions de gouvernance ou de théologie qui font débat en ville, telles que l’ouverture à l’exercice des charismes, le ministère des femmes, ou les nouveaux modèles d’évangélisation, risquent de rester à la porte de la petite Église. Cette tendance à l’anti-intellectualisme peut être renforcée par le fait que, dans l’entourage du pasteur, ce sont les membres les mieux formés et les plus aptes à prendre des responsabilités qui sont le plus susceptibles de quitter l’Église à cause des aléas de la vie professionnelle. Dans ce contexte qui tend à favoriser l’immobilisme, il sera donc vital d’insister, de l’intérieur de l’Église ou à partir de l’extérieur, sur la nécessité de se remettre en question et de cultiver l’ouverture d’esprit. Il va de soi cependant que ce que nous venons de décrire va dépendre, bien évidemment, de la personnalité du pasteur ou de son itinéraire personnel : certains responsables, conscients de leur isolement géographique, seront d’autant plus désireux de rester en prise avec les évolutions du monde évangélique en général et d’être réceptifs à ce qui se pratique au-delà de leur horizon quotidien.
À cela il faut ajouter que, par définition, un groupe humain relativement réduit sur le plan numérique a tendance à générer du conformisme : les nouveaux membres identifient rapidement les codes du groupe et s’empressent de s’y conformer, ce qui est moins naturel dans une Église urbaine, plus complexe dans sa composition et traversée par des courants divers. S’il n’est pas contrecarré par d’autres facteurs, ce conformisme peut amener au fil du temps à un légalisme plus ou moins assumé par le pasteur. À l’inverse, on pourra trouver la figure du pasteur « démocratique », presque copain, qui est perçu par ses ouailles plus comme un simple ancien que comme un véritable pasteur et qui, dépourvu de la légitimité et de l’autorité que confère une formation théologique solide, fonctionnera plutôt comme un coordinateur que comme un leader apte à générer et à promouvoir une vision d’Église vigoureuse.
Un correctif bienvenu à cette tendance à l’étroitesse théologique qui, on peut l’espérer est appelée à disparaître, est apporté par la mise en réseau des prédicateurs et des formations possibles au sein de telle ou telle dénomination et, de plus en plus, sur un plan inter-dénominationnel à l’échelon d’une petite région. Mais un tel fonctionnement peut être difficile à mettre en place, la mutualisation des ressources étant freinée par le problème très réel de l’éloignement géographique.
D. Le pasteur comme homme de Dieu en contexte rural
De tout ce qui vient d’être dit, on pourrait tirer la conclusion hâtive que persévérer en milieu rural relève du pur masochisme. Il n’en est rien. En bon soldat de Jésus-Christ, s’il veut plaire à celui qui l’a enrôlé (2 Tm 2.4), le pasteur rural apprendra à transformer les désavantages stratégiques en avantages tactiques. Il trouvera dans l’Écriture et dans l’histoire de l’Église des modèles qui pourront nourrir sa persévérance et sa foi.
Modèles scripturaires
Ceux-ci sont nombreux, en particulier dans la thématique de la marche au désert. Je me contenterai d’en citer deux :
- Comme Isaac et ses serviteurs, le pasteur rural doit creuser des puits encore et encore jusqu’au jour où il sera « mis au large » (Gn 26.22). Conscient du poids de l’histoire du terroir (Gn 26.18), il pourra, face aux forces du mal, se réclamer du sang des martyrs pour demander à Dieu une reconquête du terrain (il est surprenant, à cet égard, de voir combien de petites villes françaises ont eu, il y a des siècles, des martyrs protestants ou proto-protestants).
- Comme Pierre, le pasteur rural devra souvent accepter de travailler toute la nuit sans rien prendre (Lc 5.5a), tout en étant toujours ouvert à la possibilité d’une pêche miraculeuse quand le Seigneur l’ordonnera (Lc 5.5b). En d’autres termes, pouvant difficilement tabler sur les ressources et les stratégies humaines, il doit devenir un homme de réveil, comptant qu’un jour, en réponse à la prière persévérante de l’Église locale, Dieu permettra une percée spirituelle.
Modèle de réveils ruraux dans l’histoire de l’Église
Il existe des cas bien documentés, dans l’histoire récente de l’Europe, de réveils, non pas importés de la ville, mais au contraire s’exportant à partir de la ruralité :
- Après une confrontation prolongée et angoissante avec l’occulte, le pasteur Johann Christoph Blumhardt vit une large proportion de la population se tourner vers Dieu. Ceci se passait dans le village de Möttlingen, en Forêt-Noire, vers 1845. Ce réveil et la suite du ministère de Blumhardt ont constitué une source d’inspiration par la suite, et cela pendant des décennies, entre autres pour des géants de l’action missionnaire comme Andrew Murray.
- Le réveil de la Drôme, qui s’est produit en milieu réformé/calviniste dans les années 1920-30 aux fin fond de ce département, a eu un vaste rayonnement.
- Le réveil des Hébrides (Écosse) au sortir de la Seconde guerre mondiale, dans un univers insulaire qui comptait presque autant de moutons que d’habitants : ce réveil a laissé des traces qui ont été perceptibles pendant toute une génération.
De ces trois modèles, les deux derniers ne me paraissent pas très pertinents pour la situation française, car il s’agit de régions de vieille tradition protestante qui, dans le passé, avaient été pénétrées en profondeur par une véritable foi évangélique. Celui de Möttlingen, par contre, présente des caractéristiques identiques à celles de beaucoup de zones rurales françaises : ce n’était pas, a priori, un fief protestant, et c’était une région saturée d’occultisme.
E. L’Église rurale comme laboratoire d’une spiritualité profonde
Le « syndrome du bocal » peut devenir le formidable tremplin d’une vie d’Église réussie. Le petit nombre des membres, joint à l’absence de turn-over, fait qu’il y a beaucoup moins de possibilités pour les chrétiens de porter des masques en se réfugiant dans des relations par affinités, comme cela est souvent possible en ville avec de surcroît tout le « papillonnage » généré par les occasions variées de fréquenter aussi d’autres Églises. Dans une Église de campagne, toutes les conditions sont réunies pour un véritable brassage social et intergénérationnel vécu sur le long terme, mais aussi pour des relations vraies.
Dans ce contexte, le pasteur a une possibilité réelle d’investissement et de cure d’âmes en profondeur, selon l’adage : « Connais bien chacune de tes brebis » (Pr 27.23), et les brebis peuvent être progressivement mises en demeure d’évoluer véritablement. L’impossibilité d’une approche entrepreneuriale qui, d’ailleurs, écarte pour le pasteur le risque de burn out, amènera celui-ci à se concentrer pleinement sur le bien-être des brebis et l’intercession en faveur du terrain.
Par ailleurs, dans l’univers restreint d’une petite ville ou d’un gros village, le témoignage des chrétiens n’est guère dilué. L’Église est véritablement exposée au regard des incroyants : la gentillesse, l’ambiance chaleureuse et la solidarité vécue par les chrétiens peuvent, sous une croûte d’indifférence affectée, marquer en fait les esprits de la population en profondeur, selon la formule bien connue de Tertullien : « Voyez comme ils s’aiment ! », en attendant le jour où Dieu visitera les cœurs (1 P 5.6).
F. Quel modèle de gouvernance d’Église ?
Comme indiqué plus haut, le modèle du pasteur à « plein-temps », qui prend la direction d’une Église de ville, me paraît peu applicable en milieu rural, essentiellement pour des raisons financières. L’Église locale sera donc amenée à fonctionner selon l’un des deux modèles suivants (ou un mélange des deux) :
- Une équipe d’anciens sur place, qui fonctionne en réseau avec les Églises voisines. Celles-ci peuvent fournir formation, conseil et visite de prédicateurs. Cette solution offre certes de grands avantages, mais elle présente aussi le risque de créer une Église « sous perfusion » : une salle bien chauffée et une noria de prédicateurs invités n’assurent pas forcément une vision d’Église cohérente, en prise sur la mentalité du terrain.
- Un pasteur bi-vocationnel. Ceci est l’approche que je préconise personnellement. L’avantage financier est évident (les ressources de l’Église pourront être pleinement consacrées à l’évangélisation, par exemple) et le pasteur peut ainsi se permettre de « durer », année après année, malgré le manque de réceptivité du terrain et la faible croissance numérique de l’Église. Mais un autre avantage, au moins aussi important, est que le fait d’avoir un travail séculier lui confère une légitimité indéniable : en effet, s’il existe une religion dans les campagnes, c’est bien celle du travail ! En outre, le fait de ne pas être marqué comme un « professionnel de la religion » pourra le distinguer dans l’esprit des gens du curé de la paroisse, et le pasteur se mettra ainsi en position d’être perçu comme ambassadeur d’une authentique spiritualité, ce qui le démarquera de « la religion » à laquelle beaucoup de gens ont tourné le dos depuis longtemps. Le point faible de ce modèle est celui de la relève : les campagnes offrant moins de possibilités d’emploi, un pasteur bivocationnel aura probablement du mal à trouver un autre pasteur bivocationnel qui puisse le remplacer, d’autant plus si son conjoint entend bien travailler lui aussi sans accumuler les kilomètres pour exercer en ville. Il faudrait alors avoir mis en place une solide équipe pastorale, formée au fil du temps, qui assume, dans une collégialité bien rodée, les fonctions du pasteur.
Conclusion
Dans son livre autobiographique Impossible à Dieu ?, le pasteur et missionnaire Charles Marsh, raconte les 40 ans qu’il passa en Kabylie, pays montagneux et rural par excellence, avec peu de résultats identifiables. Quand on voit les avancées de l’Évangile qui s’y déroulent à l’heure actuelle, on mesure qu’en fait son travail n’a pas été vain. De manière identique, l’obéissance à l’appel qu’il a reçu de Dieu amènera le pasteur rural en France à la persévérance, avec l’espérance d’une moisson comparable.