Pasteur-théologien : promouvoir et reconnaître un ministère nécessaire pour l’Église

Introduction

Dans le contexte nord-américain, Kevin Vanhoozer et Owen Strachan dans The Pastor as Public Theologian - Reclaiming a Lost Vision⁽²⁾, s’alarmaient en 2015 de ce que « trop de pasteurs ont échangé leur droit d’aînesse “vocationnel” contre un bol de lentilles ». Protestant contre le fait que les pasteurs et les Églises qu’ils servent soient trop souvent devenus prisonniers d’images de dirigeants tirées de la culture contemporaine plutôt que de l’Écriture, ils regrettaient que les compétences managériales et autres techniques thérapeutiques⁽³⁾ prennent tendanciellement le pas sur la vocation proprement théologique du ministère pastoral. N’est-ce pas là, en effet, ce qui devrait marquer la spécificité du pasteur, en tant que serviteur de la Parole ? Le pasteur est un enseignant ou il n’est pas. Mais il peut l’être de différentes manières.

Conscient, en francophonie aujourd’hui, de la nécessité d’une meilleure intelligence de la diversité des ministères, un groupe de pasteurs et théologiens a souhaité réfléchir à la signification de cette vocation particulière : être « pasteur-théologien » au service de l’Église de Jésus-Christ. Ceci, à l’échelon local comme translocal⁽⁴⁾, dans la diversité des champs de ministères et des modalités d'exercice de cette vocation. Encourageant d’autres couleurs ministérielles⁽⁵⁾ à entreprendre un travail comparable pour ce qui leur est donné, ce groupe s’est fixé pour objectif, par dix thèses repères – cinq thèses fondamentales et cinq thèses pratiques –, de penser ce ministère pour mieux le vivre et mieux le faire connaître. Regardant au-delà d’eux-mêmes, ils portent la prière et le désir de susciter, accompagner et voir s’épanouir, dans la durée, ces vocations enseignantes spécifiques que Dieu veut encore donner, aujourd’hui, à son Église. Ceci afin de « former les saints aux tâches du service en vue de l'édification du corps de Christ⁽⁶⁾ ». Nous portons la conviction que c’est dans le cadre de cette économie du don – le fait que la relation d'alliance entre Dieu et l’être humain est marquée par le caractère fondamental d’un Dieu qui donne, pardonne et se donne⁽⁷⁾ – que toute réflexion sur l’Église et les ministères qui s’y déploient doit s’inscrire.

Une précision : ce groupe s’est constitué en réponse à l’interpellation de jeunes pasteurs-théologiens en prise avec les défis de ce ministère particulier. D’un partage d’expérience, une réflexion et le sentiment d’une urgence se sont développés. Le texte qui en résulte prend ainsi la forme d’un manifeste portant sur un besoin identifié comme clef pour la croissance du corps. De même qu’est essentiel le besoin de reconnaître et d’encourager l’épanouissement des autres ministères-dons que l’Église une (universelle⁽⁸⁾ ) est appelée à recevoir. S’il est constitué d’une diversité d’horizons ecclésiaux, ce groupe de pairs ne trouve pas, de fait, en son sein, de présence féminine. Il le regrette. Précisément parce qu’il porte l’espérance de voir ce ministère de la Parole incarné, davantage qu’aujourd’hui, tant par des femmes que par des hommes. Que ces dix thèses servent à ce déploiement, au service du ministère de tous.

Thèse fondamentale 1

L’Église une (ou universelle) a été instituée par Christ, elle se manifeste par l’Esprit dans l’espace et dans le temps à travers les Églises locales. Les ministères institués sont donnés par Christ pour l’Église une et se déploient par l’Esprit à partir des Églises locales. Le ministère de pasteur-théologien est au service de l’Église une.

L’Église est le peuple que Dieu rassemble autour de son Fils Jésus-Christ, qui en est le chef (Ep 1.19-23). Nous confessons avec le Credo qu’il y a une seule Église, qu’elle est une, sainte, catholique et apostolique. Par sa passion et sa glorification, Christ a lui-même institué son Église à partir des douze apôtres, qui sont les « patriarches » de la nouvelle alliance (cf. Mt 16.15-20 ; Ep 2.20 ; Ap 21.14). Après son exaltation, il a répandu son Esprit sur eux et sur les premiers disciples, d’abord à Jérusalem (Ac 2), puis en Samarie (Ac 8.5-24), et jusqu’aux extrémités de la terre à travers les disciples issus du paganisme (Ac 10), constituant chaque fois, par l’action de l’Esprit, des communautés locales de fils et de filles du même Père, de frères et sœurs du même Fils, de membres du même corps spirituel. Depuis la Pentecôte, l’Église, creatura verbi (créature du Verbe), s’exprime et s’actualise en permanence par l’Esprit qui l’unit au sein des rassemblements locaux comme entre les rassemblements locaux (Ep 4.1-7). Les liens permanents de communion entre Églises locales sont constitutifs de l’Église : ils expriment dans le concret de la vie des Églises le lien spirituel qui existe entre tous ceux qui, aux quatre coins du monde, s’abreuvent du même Esprit (1 Co 12.13) pour vivre une vie conforme à la confession du même Seigneur (1 Co 8.6). Celui-ci n’a pas plusieurs corps, mais un seul, l’Église, au sein de laquelle se manifestent diverses relations de solidarité par l’hospitalité (Hé 13.2 ; Rm 12.13), la libéralité (2 Co 8), les ministères partagés et itinérants (cf. Ac 11.22,25 ; 21.1 ; 2 Co 12.18 ; 3 Jn 9).

L’Esprit, qui anime l’Église par la Parole, lui fait aussi des dons par divers ministères qui y émergent et s’y déploient, dont le ministère de pasteur. Bien que provenant de la vie de l’Église locale, ces ministères sont donnés à l’Église une (Ep 4.11ss), et pas nécessairement pour cette Église locale seulement. Les ministères discernés dans et par l’Église locale impliquent d’ailleurs d’emblée une dimension translocale, au sens où ils sont d’abord donnés par Christ pour l’Église une. Concrètement, le ministère pastoral (local) requiert de cultiver constamment le lien avec d’autres Églises locales. Plus encore, certains ministères donnés à travers une Église locale sont au service de plusieurs Églises locales (dans une région, un pays, ou même au-delà), ou de l’unité entre les Églises locales. Il est donc confié aux Églises locales de discerner les ministères, de les reconnaître et de les encourager à s’exprimer à l’échelle appropriée. Les liens au sein de l’Église locale et entre les Églises sont de même nature et forment un tout interdépendant (cf. Ac 20.28). Ainsi, il n’y a pas de ministère pastoral local qui n’ait pas d’interaction au-delà de l’Église locale, comme il n’y a pas de ministère translocal qui n’ait pas d’ancrage dans une Église locale et de relations avec des Églises locales. Parmi ceux à qui est confié le ministère de pasteur, certains auront à l’exercer principalement au niveau local. D’autres seront appelés à servir aussi partiellement au niveau translocal. Quelques-uns seront plus spécifiquement dédiés au niveau translocal. C’est le même ministère, mais déployé à plusieurs échelles. Le ministère de pasteur-théologien, au service de l’Église une dans l’Église locale et au-delà, consacre au moins une part de son service au niveau translocal.

Thèse fondamentale 2

L’Église vit de la parole du Christ, à l’échelle locale comme translocale. Au sein de la diversité des ministères donnés à l’Église pour édifier le peuple de Dieu, le docteur (théologien) comme le pasteur relèvent du ministère de la Parole (Ep 4). L’articulation de ces deux fonctions (pastorale et doctorale) se déploie en plusieurs champs et modes qui peuvent être schématisés en quatre types : le pasteur-enseignant « local » ; le pasteur-théologien « vulgarisateur » ; le pasteur-théologien « académique » ; le théologien « ecclésial ».

Le pasteur et le théologien sont tous les deux appelés à enseigner l’Église. Le pasteur a la vocation particulière de nourrir et conduire une ou plusieurs communautés locales. Il applique cet enseignement aux besoins particuliers du troupeau qui lui est confié (1 P 5). Le théologien, pour sa part, reçoit la vocation d’élaborer une réflexion structurante et stimulante, de la formuler et l’adresser à l’Église et à ses responsables aux divers niveaux translocaux (régional, national, global). À cette fonction de réflexion s’ajoute celle de former les cadres de l’Église, en formation initiale et continue. Son rôle est ainsi foncièrement ministériel : le théologien ne peut délier sa vocation du service de l’Église. Sa pensée s’exerce avec le recul que lui permet sa fonction dans l’Église et pour l’Église.

Entre le pasteur dont la vocation fondamentale est l’édification par la Parole d’une ou plusieurs Églises particulières, et le théologien « de métier », dont le temps est consacré à l’édification théologique de l’Église une, existent diverses manières d’articuler fonction pastorale et fonction théologique, à l’échelle locale et translocale. Nous proposons que cette articulation se décline en quatre types, champs et modes d’action. Nous attribuons intentionnellement dans cette typologie le vocable de pasteur-théologien aux types 2 et 3, éminemment situés à la jonction des deux fonctions, posant néanmoins que, dans le premier type, le pasteur ne peut faire l’économie de la fonction théologique et que, dans le quatrième type, le théologien situe son ministère dans l’Église. Ce dernier est un théologien « ecclésial », situé d’une certaine façon comme l’un des pasteurs du troupeau. Les quatre types sont au service du ministère de la Parole de laquelle l’Église vit.

• Pasteur-enseignant « local » (type 1 dans la suite de l’article) : berger de son troupeau, il est ministre de la Parole pour sa communauté. S’il n’a pas nécessairement vocation à être le seul enseignant de l’Église dont il a la charge, il est appelé d’une manière particulière à veiller sur l’enseignement de celle-ci. Il a normalement une formation et une légitimité théologique suffisante pour le faire.

• Pasteur-théologien « vulgarisateur » (type 2) : par ses compétences pédagogiques et théologiques, il rend accessible la théologie à sa famille ecclésiale voire au-delà. Tout en demeurant pasteur d’une communauté locale particulière, son enseignement est ainsi reçu à une échelle plus large.

• Pasteur-théologien « académique » (type 3) : exerçant en tant que pasteur d’une Église locale, une partie de sa vocation consiste à interagir avec la théologie académique et à produire de la matière théologique. Sa compétence, reconnue par ses pairs, est en général davantage spécialisée. De manière exceptionnelle pour ce type et le précédent, ces ministères peuvent se vivre à l’échelon strictement translocal (union et œuvres).

• Théologien « ecclésial » (type 4) : théologien académique, il est établi en tant que tel comme ministre au service de l’Église. Son temps est, pour tout ou partie, consacré à un ministère de formation des cadres de l’Église, de réflexion et de recherche théologique au service de l’Église une et de sa mission.

Thèse fondamentale 3

À la croisée de deux mondes, académique et ecclésial, le ministère de pasteur-théologien vit de trois tensions fécondes, non sans défi : exigence de la réflexion et pédagogie de la transmission ; exploration libre dans le travail de recherche et nécessité d’édification du peuple de Dieu ; prise de recul de la démarche théologique et immédiateté des besoins pastoraux.

Les deux mondes, académique et ecclésial, ont leurs nécessités propres. En conséquence, la vocation du pasteur-théologien, située à la croisée de ces deux réalités, opère leur nécessaire interaction, non sans toutefois générer quelques difficultés et frustrations.

L’exercice du ministère pastoral implique, en effet, un engagement intense dans la vie de l’Église locale. Le pasteur doit prendre soin de la communauté tout en restant attentif à ses propres limites et besoins. À ces exigences s’ajoute, en particulier pour les types 2 et 3 de pasteurs-théologiens, la difficulté de réserver un temps nécessaire au travail de réflexion théologique et à la transmission du fruit de cet approfondissement.

De plus, si les activités, pastorale et théologique, s’inscrivent dans le cadre commun de l’enseignement de la Bible et de la théologie, elles se superposent sur des modes relativement hétérogènes. Le rapport à la Bible implique des approches différenciées, entre la nécessité d’un enseignement biblique édifiant à la portée de l’ensemble de la communauté, et l’emploi technique d’outils herméneutiques et exégétiques. Puisqu’elles s’adressent à des publics différents, ecclésial et académique, la forme et le langage utilisés diffèrent, entre prédication et article académique, entre étude biblique et cours universitaire. L’approche de la théologie en milieu ecclésial se traduit généralement par l’affirmation de repères doctrinaux visant les nécessités pratiques de la vie d’Église et ses modalités. Sur le mode académique, en revanche, le discours théologique fait appel à une démarche rigoureuse de réflexion qui ouvre à la critique et au débat propices à la recherche.

Les trois tensions évoquées peuvent être vécues de manière différente en fonction des types de pasteurs-théologiens. D’une part, plus l’engagement académique est fort, plus elles se font sentir. D’autre part, les difficultés à surmonter par le pasteur-théologien s’inversent entre « pasteur-théologien académique » et « théologien ecclésial » pour chacune des tensions :

• La tension liée à l’engagement théologique vécue par le pasteur d’une communauté locale correspond à la tension vécue par le théologien qui s’engage pour répondre aux besoins des Églises.

• La tension liée à l’expression d’un discours théologique par l’enseignant et prédicateur dans l’Église locale correspond à la tension vécue par le théologien dans l’effort de formulation d’un message interpellant l’Église.

• La tension entre la nécessaire liberté de réflexion et le rôle de garant de la bonne doctrine dans le milieu ecclésial correspond à la tension vécue par le théologien qui doit affermir les repères théologiques sans brider les exigences de rigueur et de liberté propre à la recherche académique.

Les efforts nécessaires pour surmonter ces difficultés⁽⁹⁾ sont porteurs de la réconciliation entre les deux mondes pour donner toute sa place à la théologie dans, et au service de l’Église du Christ.

Thèse fondamentale 4

Le ministère de pasteur-théologien est appelé à se déployer dans les unions d’Églises qui manifestent l’Église une (universelle), ainsi que dans les institutions de formation et les œuvres chrétiennes qui relèvent de l’Église une.

Si l’Église locale n’est pleinement Église que dans des relations de communion active avec d’autres Églises locales, cela implique aussi que le discernement de la volonté du Seigneur pour cette Église requiert une ouverture au dialogue avec ses Églises sœurs. Sans cela, la communauté locale risque de n’entendre plus que sa propre voix, porteuse de ses propres pensées qui se substitueront à celles de son Seigneur. Il serait en effet paradoxal qu’une Église prétende discerner la voix du Christ, arguant de la présence immédiate du Seigneur en son sein, tout en refusant d’entendre le Christ qui s’exprime par les autres communautés, que ce soit directement ou par la forme structurée que prennent leurs relations mutuelles, à travers les commissions ou les diverses fonctions de leur union.

Les Églises étant animées du même Esprit, de la même foi et de la même Parole, certaines questions (par exemple, les questions doctrinales) ne pourront être traitées seulement à l’échelle locale, comme s’il s’agissait de questions spécifiques à une seule communauté (voir Ac 15.1-31). Pour plusieurs sujets, la pensée du Christ aura trait à l’universel, et devra être discernée à l’échelon translocal. À l’inverse, refuser d’entendre ce que le Christ dit à d’autres communautés reviendrait à nier leur ecclésialité.

Or, une union d’Églises est la forme structurée que prennent cette écoute mutuelle et cette communion entre communautés locales. Lorsqu’une union d’Églises reconnaît un pasteur, c’est en général l’ensemble des Églises membres qui reconnaissent un pasteur à travers elle. Lorsqu’une union d’Églises prend position sur un sujet théologique, elle le fait par un dialogue en son sein, entre les Églises locales (au moins par leurs représentants), et c’est ainsi l’ensemble des Églises membres qui prennent position à travers elle. L’autorité de l’union, c’est l’autorité des Églises locales en communion. Une union est donc Église, bien que sous un mode différent de l’Église locale⁽⁸⁾.

Les facultés, les instituts et les autres œuvres chrétiennes ne sont pas des manifestations de l’Église une comme le sont les unions ou les Églises locales, mais leur existence ne se situent pas en dehors de l’Église. Elles relèvent de l’Église une et sont des instruments à son service.

Le ministère de pasteur-théologien (types 2, 3 et même 4, ici) est au service de l’Église universelle, en se déployant tout particulièrement à l’échelle translocale, au sein des unions, ou au sein d’institutions de formation (en particulier pour le pasteur-théologien de type 4) et d’œuvres chrétiennes. Il s’agit bien d’un ministère institué par le Christ pour la construction et la croissance de l’Église une.

Thèse fondamentale 5

Le théologien ecclésial (type 4) exerce un ministère moins directement ancré dans une Église locale. Il n’en demeure pas moins un ministre de l’Église une, au service de l’ensemble du peuple de Dieu pour la formation de ses cadres.

Ce que nous appelons « théologien ecclésial » est l’archétype du théologien évangélique. Le théologien évangélique est d’abord un chrétien, uni à Christ par l’Esprit au moyen de la foi, et sa pensée est déterminée par cette identité de membre du corps de Christ. Son travail intellectuel n’est jamais détaché de cet ancrage dans la foi chrétienne, et répond à une vocation spécifique au sein de l’Église une : il est appelé par Dieu pour cette mission, donné à l’Église pour la mettre en œuvre, reconnu et consacré avec un statut de pasteur⁽¹⁰⁾ pour s’y atteler à plein-temps.

Ainsi, sa mission implique d’assumer ce statut au sein du peuple de Dieu. Non seulement participe-t-il à la prédication et à l’enseignement dans les Églises, mais il peut aussi assurer une fonction pastorale dans une Église locale (bénévole ou à temps très partiel). Des Églises ou unions d’Églises peuvent également faire appel à lui, directement ou via une commission théologique, pour aider à clarifier une question délicate, par exemple en matière de doctrine, d’éthique ou d’interprétation biblique. Il peut enfin être conduit à écrire des textes utiles à la conduite et l’enseignement de l’Église.

Néanmoins, le cœur de son travail ne consiste pas à répondre directement aux besoins immédiats de l’Église. Prioritairement, il est en général également chargé d’enseigner et de former les cadres de l’Église au sein d’institutions de formation, situant ainsi sa mission dans le temps long. Son statut de pasteur se décline alors dans cette fonction d’enseignant par sa responsabilité spirituelle vis-à-vis de la communauté des étudiants. En effet, la formation théologique relève non seulement de la transmission de connaissances, mais aussi de la formation de la personne et du caractère.

Par ailleurs, la vocation du théologien ecclésial le met régulièrement à une certaine distance des préoccupations quotidiennes du corps de Christ pour un travail réflexif et méthodique d’écriture dans son domaine particulier de compétence. Dans l’une des disciplines de la théologie, son travail a pour objectif la quête de la vérité et il met en œuvre des méthodes scientifiques pour élaborer, formuler et vérifier des hypothèses et des affirmations concernant l’Écriture, la foi et la vie chrétienne, l’histoire… Si ses écrits peuvent paraître éloignés de la vie ordinaire de l’Église locale, la réalité catholique (universelle) du peuple de Dieu implique l’émergence d’une force d’émulation intellectuelle capable de penser la Bible, la foi et le monde à un niveau académique pour produire et affiner des connaissances qui bénéficieront ensuite, via la formation des cadres, à l’ensemble du peuple de Dieu.

Thèse pratique 1

Donné par Christ à son corps, le pasteur-théologien est envoyé vers une communauté locale particulière. Une partie modulable de son temps est donc consacrée au service de l’Église tout entière. Appuyé sur cette économie du don⁽¹¹⁾, un dialogue nécessaire est à engager entre l’échelon local, translocal et le pasteur pour permettre à ce dernier de bien vivre sa vocation, pour tous.

Le pasteur-théologien peut se retrouver « en tension » dans son Église locale, notamment s’il est le seul pasteur. En effet, les tâches pastorales sont diverses et variées (conduire, nourrir, prendre soin, représenter…) et celles-ci reposent souvent, en très grande partie, sur le pasteur ou la pasteure en poste. Comment, dès lors, faire droit à la spécificité du ministère de pasteur-théologien, en vue de l’épanouissement de l’Église ou autres structures qu’il sert, mais également pour que ce ministère se déploie et s'accomplisse librement ?

Étant donné que la part de temps dédiée à la lecture, la recherche théologique, l’écriture ou l’enseignement, est pour lui plus importante que pour d’autres types de pasteurs, il est nécessaire que le pasteur-théologien puisse bénéficier de la compréhension, de l’adhésion, ainsi que du soutien de son Église locale. Compréhension quant au don spécifique qu’il est pour elle, mais aussi pour l’Église une. Adhésion quant à la nécessité du type d’appel qu’il a reçu. Soutien quant à la nécessité pratique de dégager du temps pour l’entreprise théologique : le don qu’est le pasteur-théologien pour l’Église locale est un don qu’elle devra « partager ».

Cependant, la spécificité du pasteur-théologien ne doit pas être vécue comme une contrainte pour l’Église locale. Au contraire ! En amont, et si c’est une union d’Églises qui envoie un tel pasteur, elle aura un rôle particulier à jouer en termes de discernement et de dialogue avec l’Église locale et le pasteur. Est-elle désireuse ou en mesure d’accueillir un tel pasteur ? Comprend-elle ce que son ministère implique ? Dans l’échange, voire la négociation, les différentes parties pourraient préférer accueillir ce pasteur à temps partiel, l’autre partie étant dédiée à la recherche ou l’écriture, par exemple (mais se posera alors la question du financement du temps dédié à la théologie).

En coordination avec le pasteur-théologien, l’Église locale (notamment son conseil) devra nécessairement s’organiser pour « combler » les aspects du ministère de l’Église que le pasteur-théologien ne pourra accomplir lui-même. Au cas où il lui serait impossible de faire émerger des vocations permettant de combler ces manques, il faudrait alors accepter quelques déséquilibres dans le vécu de la communauté locale⁽¹²⁾. Enfin, selon les cas, et notamment si la part dédiée à l’entreprise théologique est particulièrement importante, il sera utile de définir un ordre de mission indiquant les spécificités du ministère du pasteur-théologien en poste, ainsi qu’une proportion de temps que cette entreprise requerra.

Thèse pratique 2

L’ensemble des acteurs ecclésiaux (Églises locales, unions et œuvres), à l’échelon local et translocal, est appelé à discerner la juste contribution au soutien financier de ce ministère-don, dans un esprit de reconnaissance, de générosité et de transparence.

Parce que le ministère du pasteur-théologien « est appelé à se déployer dans les unions d’Églises […] dans les institutions de formation et [dans] les œuvres chrétiennes⁽¹³⁾ », il est nécessaire de clarifier comment les Églises locales, les unions et les œuvres dans lesquels il exerce son ministère le soutiennent financièrement.

En effet, en tant que ministre de la Parole, il est légitime pour le pasteur-théologien d’être soutenu financièrement par l’Église une pour lui permettre d’être pleinement au service de celle-ci (1 Co 9.3-14). L’Église une soutient financièrement le pasteur-théologien au travers des Églises locales, des unions et des œuvres à qui est confiée la générosité des chrétiens.

En reconnaissant que celui-ci est donné à l’Église une⁽¹⁴⁾, les Églises locales, unions et œuvres ne sont pas contraintes de soutenir financièrement le ministère d’une manière strictement proportionnelle au temps consacré dans chaque entité (voir par exemple 2 Co 11.7-10). En particulier, une Église locale peut choisir de soutenir à plein temps un pasteur-théologien qui consacre une part significative de son temps à l’échelon translocal.

Cette liberté nécessite néanmoins un dialogue entre les différentes entités locales et translocales pour discerner comment soutenir au mieux les ministères dont elles bénéficient :

• Lorsqu’une Église locale, une union ou une œuvre est au bénéfice d’une part significative du ministère d’un pasteur-théologien, elle doit s’assurer que les dons qui permettent au pasteur-théologien de consacrer ce temps soient utilisés de manière transparente et volontaire et qu’ils ne soient pas détournés de l’intention exprimée par le donateur.

• Lorsqu’un pasteur-théologien consacre une partie significative de son temps en dehors de son Église locale, cette dernière doit en être informée pour discerner, avec le pasteur-théologien et les institutions translocales qu’il sert, comment éventuellement répartir au mieux le soutien financier nécessaire à la poursuite de ce ministère.

• Enfin, lorsqu’un pasteur-théologien est soutenu à temps plein par une Église locale, une union ou une œuvre, il est important qu’il soit transparent envers celle-ci concernant les soutiens ou rémunérations complémentaires qu’il pourrait recevoir par ailleurs.

Thèse pratique 3

Avec les Églises locales et en partenariat avec les institutions de formation, les unions d’Églises ont leur part de responsabilité à prendre dans le discernement, l’accompagnement, la reconnaissance et l’encouragement des vocations de pasteur-théologien.

L’Église d’aujourd’hui ne peut se passer d’une partie des dons et ministères si elle veut se développer. Cela implique, en particulier, de prendre en compte le ministère des pasteurs-théologiens qui sont en charge d’Église, de les reconnaître et de les aider à organiser leur activité et leur temps conformément à leur vocation.

L’exercice du ministère pastoral dans l’Église locale est logiquement impacté par la coloration théologique de ces pasteurs. Sans l’accord de leur communauté et son soutien généreux, ils ne pourront assumer cette orientation. Les unions peuvent également aider à la mise en place du cadre nécessaire, par exemple :

• en articulant, pour la situation précise des pasteurs-théologiens, liberté de réflexion et projets théologiques d’union ;

• en tissant des liens avec des lieux théologiques existants, pour que la réflexion théologique soit faite au niveau le plus global possible, ou en créant des lieux pour le travail théologique là où ils n’existent pas déjà, à propos des questions spécifiques à l’union ;

• en valorisant et en encourageant la formation initiale et continue⁽¹⁵⁾ ;

• en travaillant sur la question des moyens (temps, finances⁽¹⁶⁾) ;

• en dialoguant avec les pasteurs-théologiens sur les questions théologiques qu’il serait utile de traiter, dans un va-et-vient fructueux entre réflexion théologique, d’une part, et vie, mission de l’Église et identité de l’union, d’autre part. Dans le cadre de leur participation à la vie institutionnelle de l’union, les pasteurs-théologiens pourraient ainsi avoir un rôle de stimulation de la réflexion, permettant d’aider les unions à se penser elles-mêmes.

Thèse pratique 4

Reconnaissant le besoin d’un pont entre le monde académique et les Églises, l’existence d’une communauté de pairs sert à nourrir et stimuler le ministère de pasteur-théologien en favorisant les conditions d’une rencontre et d’une production d’écrits.

Le travail en Église accapare beaucoup d’attention, et la mobilisation en énergie qu’il demande peut contribuer à ce que les relations du pasteur-théologien avec les milieux de l’enseignement et de la recherche se distendent. La charge mentale, les limites imposées au temps consacré à la réflexion théologique et à la rédaction d’ouvrages et d’articles, les difficultés à se tenir au courant des évolutions de la recherche dans son domaine, l’accès partiel aux ressources fournies par les bibliothèques physiques et numériques sont susceptibles d’engendrer chez le pasteur-théologien des frustrations, au risque de limiter qualitativement et quantitativement sa production théologique et d’atténuer sa motivation pour l’étude.

Les pasteurs qui partagent leur temps entre poste pastoral et poste d’enseignant bénéficient généralement d’un temps défini consacré à l’étude et à l’enseignement. Il est évident que ce rattachement à une institution facilite la collaboration du pasteur-théologien avec les enseignants employés à plein temps et son intégration dans les réseaux académiques existants. Le pasteur-théologien qui ne fait pas partie du corps enseignant d’une institution ou qui n’intervient que pour des enseignements ponctuels ne bénéficie pas d’une insertion comparable dans les milieux où s’exerce la réflexion théologique.

D’où la nécessité de favoriser l’intégration des pasteurs-théologiens en charge d’Église dans les réseaux institutionnels, même s’ils ne sont pas chargés de cours. Cette intégration facilite l’identification des champs d’études et permet d’envisager de fructueuses collaborations pouvant se traduire par la participation à des colloques, des interventions ponctuelles ou régulières dans les institutions ou la production d’écrits. Entretenir des relations régulières avec des personnes animées par les mêmes intérêts stimule la réflexion et entretient la motivation. L’émulation suscitée au sein d’une communauté de pasteurs-théologiens clairement identifiée contribuerait également à nourrir une pensée théologique en prise directe avec les réalités et les défis du monde postchrétien auxquels l’Église est confrontée. Les milieux académiques bénéficieraient ainsi de compétences et d’apports supplémentaires dont le monde évangélique francophone ne saurait se dispenser et qu’il gagnerait, au contraire, à encourager. Les pasteurs-théologiens auraient ainsi plus de possibilités de contribuer concrètement à la synergie spirituelle et intellectuelle nécessaire au progrès et au renouvellement des études théologiques.

Thèse pratique 5

Répondant à leur vocation propre, les pasteurs-théologiens sont appelés à acquérir une formation théologique suffisante à l’exercice de leur ministère et à demeurer dans une démarche de formation théologique continue.

Les besoins de formation (niveau et mode de formation) ne sont pas uniformes : ils varient selon les catégories de la typologie des pasteurs-théologiens, depuis le socle théologique de base (par exemple correspondant à la licence ou au bachelor) jusqu’au master ou équivalent pour les types 2 (le master peut être professionnalisant) et 3 (master orienté recherche), et jusqu’au doctorat, pour les types 4. Ce niveau d’études, qui est l’un des éléments de la réponse au charisme reçu, doit être envisagés à la fois sur le plan de la formation initiale (diplômes cités) et de la formation continue (nouveau cycle d’études ; spécialisation ; cours ou séminaires ponctuels ; colloques théologiques).

Mais cette utile diversité ne doit pas cacher le fait qu’à l’échelle du corps ministériel tout entier, il est important d’agir pour nourrir la réflexion et augmenter la capacité du corps pastoral à produire de la recherche. Ce renforcement nécessite la mobilisation des unions d’Églises (pistes à étudier : encouragement ; reconnaissance de ministères spécifiques ; financement de livres et d’accès à des bibliothèques spécialisées, de formation initiale ou continue ; mise en place de congés d’écriture ; etc.) et des institutions de formation (création de lieux de recherche et de dialogue ; invitation à des colloques ; accompagnement des vocations ; etc.).

Conclusion

Parce que l’Évangile est aujourd’hui comme hier la « puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit » (Rm 1.16), et parce que la vérité de l’Évangile se vit autant qu’elle se dit (cf. 1 Jn 1.6), les divers ministères de la Parole sont des dons essentiels à l’existence du peuple de Dieu. Parmi eux, le ministère de pasteur-théologien est comme une charnière entre les besoins immédiats de l’Église – être nourrie régulièrement de la Parole pour pouvoir incarner la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ – et ses besoins à moyen et long terme – que cette nourriture soit mieux assimilée et plus ajustée aux conditions de l’Église dans notre temps, avec ses opportunités et ses défis.

Si ce ministère particulier est plus connu et reconnu dans d’autres aires géographiques, il reste discret en France, et probablement en francophonie, où il est parfois comme étouffé par les exigences du quotidien de l’Église. Nous sommes convaincus qu’il est essentiel qu’il soit décrit, expliqué, mieux connu et mieux reconnu au sein du peuple de Dieu dans nos contrées, de manière à ce que ceux qui manifestent la vocation de pasteur-théologien puissent déployer plus librement ce que Dieu leur a donné d’être et de faire pour l’Église.

Les défis de l’époque troublée dans laquelle nous vivons donnent une certaine solennité à l’interpellation de ces dix thèses. Alors que le pragmatisme, et peut-être une forme de consumérisme religieux, tendraient à nous focaliser sur les besoins immédiats des chrétiens individuels, un véritable « discernement des temps » (cf. 1 Ch 12.33 et Mt 16.3) invite à considérer l’Église contemporaine dans son unité organique donnée par Dieu en Christ et par l’Esprit (Ep 4.3-6), et dans le cadre du grand récit de la victoire du Seigneur, Jésus le Messie, sur le péché et sur la mort. Ce récit, ancré dans la révélation du Seigneur crucifié et ressuscité, est orienté vers l’espérance de son retour en gloire.

Notre génération se situe au sein de cette trajectoire et a pour mission, conduite par l’Esprit, de mettre en scène aujourd’hui la réalité établie en et par Christ, et cela en vue de son avènement. Elle doit donc s’efforcer de mieux comprendre le témoignage biblique pour mieux incarner l’Évangile dans un contexte qu’elle doit également mieux appréhender à la lumière de la dynamique de l’Écriture. Le pasteur-théologien, selon son type, a un rôle charnière dans le développement et la transmission de ressources permettant à l’Église de cette génération de remplir sa mission actuelle. Ce qui implique de préparer également la génération suivante à répondre aux défis et aux opportunités qui continueront à se présenter au peuple de Dieu jusqu’au moment où, voyant notre Seigneur tel qu’il est, nous serons rendus semblables à lui (1 Jn 3.2). Soli Deo Gloria.