Évangéliser la France sécularisée du 21e siècle

Complet L'évangélisation
Fin 2022, la Commission évangélisation du CNEF a publié un rapport intitulé Évangéliser la France sécularisée du 21e siècle(1). L’auteur de cet article, qui avait présidé cette commission pendant une dizaine d’années, a été chargé de rédiger la partie argumentée du livre. L’objectif du rapport est de présenter une approche de l’évangélisation qui permette aux Églises locales de toucher les nombreux Français sécularisés qui vivent sans référence à une appartenance religieuse, parfois depuis des générations. Puisque cette approche de l’évangélisation est avant tout un défi ecclésiologique, l’auteur a ensuite écrit un livre intitulé Une Église en bonne santé(2). Au cours de cet article, nous verrons dans un premier temps le sens du mot « sécularisation » et les implications de ce concept pour nos Églises évangéliques, et dans un deuxième temps nous nous pencherons sur des propositions concrètes afin de mieux vivre en Église et rayonner avec l’Évangile dans la société contemporaine.

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EU France (orthographic projection). Qu’est-ce que la sécularisation ?

« Séculier » est le mot généralement utilisé pour caractériser les sociétés occidentales actuelles (l’Europe, l’Amérique du nord ainsi que des pays tels que l’Australe et la Nouvelle-Zélande). En guise d’introduction du sujet, voici une définition classique du terme : « La sécularisation d’une société se reconnaît d’abord à l’affaiblissement de la religion dans les mentalités, les mœurs et les institutions. Avant de découler d’une volonté politique et de se traduire dans le droit, la sécularisation exprime la tendance des sujets sociaux à se dispenser d’une référence obligée à une appartenance religieuse(3). » D’où la nécessité de distinguer deux aspects de la question :

  • La sécularisation est un concept sociologique, c’est-à-dire ce que l’on observe comme « affaiblissement de la religion » dans différents domaines ;
  • La laïcité est un concept philosophique et politique, c’est-à-dire la manière dont on traduit la relation religion/état en termes juridiques.

Cette distinction est plus facile à comprendre dans notre contexte francophone que dans certains pays car nous disposons de deux termes distincts, et effectivement je constate une certaine confusion de la réflexion dans le monde anglophone qui peine à différencier sécularisation et laïcité. Puisque cette confusion a parfois été importée dans les discussions en France, je précise que, dans cet article, j’utiliserai les termes « sécularisation » pour le processus observé et « laïcité » pour notre contexte juridique français, mais que j’évite le terme « sécularisme » qui semble plutôt se référer à une approche militante, une idéologie, qui pousse dans le sens de la marginalisation des religions au sein d’une société donnée, alors que ce terme se réfère souvent dans le monde anglophone à ce que nous appelons en France la laïcité. En tout cas, en France, de nombreux écrits existent concernant le vécu de nos Églises dans la république française laïque(4). Cependant l’angle « sécularisation » a été moins souvent abordé et c’est cela qui est au cœur de mes réflexions dans cet article. En effet, beaucoup de nos concitoyens sont « séculiers », tout simplement parce qu’ils vivent dans une société sécularisée et qu’ils sont plutôt ignorants de tout ce qui est religieux, sans pour autant être militants anticléricaux.

Dans son ouvrage monumental (plus de 1.300 pages dans la traduction française !) qui fait date, L’âge séculier(5), le philosophe canadien Charles Taylor propose trois définitions du terme « séculier », qui peuvent également être considérées comme la description de trois stades progressifs de la sécularisation au sein d'une société. On peut résumer ces trois définitions, ou étapes, de la façon suivante :

  1. Le retrait de la pratique religieuse de la vie publique vers le domaine privé ;

  2. La diminution de la pratique religieuse ou le déclin de la croyance religieuse chez les individus ;

  3. Enfin, la disparition d'une société ou de conditions culturelles dans lesquelles il était pratiquement impossible de ne pas croire en Dieu, au profit d'une société dans laquelle la foi, même pour le croyant le plus fervent, n’est qu’une possibilité humaine parmi d'autres.

C'est cette troisième condition qui constitue « l’âge séculier », tel que le conçoit Charles Taylor. Néanmoins, il est vrai que la sécularisation est souvent comprise en premier lieu simplement en termes de chiffres. Par exemple, elle est souvent évaluée en fonction du nombre de personnes (ou du pourcentage au sein d'une population) qui s'identifient en tant qu’athées, agnostiques ou sans affiliation religieuse, une catégorie appelée "nones" dans le monde anglophone. Par exemple, une enquête Pew de 2021 a révélé qu'environ trois Américains sur dix s'identifient comme "nones". Selon le même sondage, la proportion d'Américains s'identifiant comme chrétiens a chuté de 12 % par rapport à la décennie précédente, tandis que celle des personnes sans affiliation religieuse a augmenté de 10 % au cours de la même période(6).

Au Royaume-Uni, une enquête religieuse a montré que les « non-croyants » sont, en fait, le groupe qui connaît la croissance la plus rapide, 53 % des Britanniques s'identifiant aujourd'hui comme non-religieux(7). En France, des sondages réalisés en 2004 et 2011 ont révélé que 44 % des personnes interrogées ont répondu « non » lorsqu'on leur a demandé si elles croyaient personnellement en Dieu. Mais dans une enquête similaire réalisée en 2021, 51 % des personnes interrogées ont répondu qu'elles ne croyaient pas en Dieu, ce qui révèle une augmentation apparente du nombre de personnes qui se disent agnostiques ou athées(8). Et, bien entendu, les journaux n’ont pas pu s’empêcher de mettre en gros titres que la « majorité » des Français ne sont pas croyants !

Néanmoins, pour vraiment comprendre la sécularisation, selon Charles Taylor, il faut comprendre l’évolution des mentalités au fil des siècles, À l'époque prémoderne, disons grosso modo jusqu’à la fin du 15e siècle, la présence de Dieu était quasi unanimement perçue dans le monde naturel, social et surnaturel : on parle d’un monde « enchanté ». Mais quand la notion de Dieu est exclue de ce cadre, le lieu du sens de la vie se situe (selon les formules de Taylor) dans « un nouveau sens du moi », un moi qui n'est plus « poreux et vulnérable » au monde surnaturel, mais plutôt un « moi imperméable » qui a « confiance en ses propres pouvoirs d'ordonnancement moral ». En d'autres termes, l'individu a remplacé Dieu comme source d'autorité. C'est cette condition de sécularisation qui imprègne l'Occident aujourd'hui. Selon Charles Taylor, il s’agit d’une situation inédite dans l’histoire du monde. Il offre lui-même cette courte description de la sécularisation : « une époque à laquelle la disparition de tout objectif autre que l’épanouissement humain devient envisageable ». En effet, pour la première fois, l’option existe qui affirme que l’être humain est tout en haut de l’échelle et qu’aucune divinité ni aucune idée n’exige sa dévotion. L’humanisme est autosuffisant et accepte qu’il n’y ait pas d’autre but dans la vie (par exemple, celui de l’obéissance à Dieu) et qu’aucune allégeance à quoi que ce soit ne prime sur l’épanouissement humain.

Les implications du concept de sécularisation pour nos Églises évangéliques

Selon cette définition, la laïcité n'est pas mesurée par la présence (ou par l'absence) de pratique religieuse au sein d'une société, mais plutôt par les conditions dans lesquelles la croyance et la pratique se produisent. La sécularisation est le reflet des conditions culturelles dans lesquelles on se trouve, et l'engagement religieux n’est qu’un choix parmi d'autres qu'un individu peut faire, y compris le choix culturellement viable de rejeter la religion dans son ensemble. Ces options découlent de la liberté d'autodétermination et conduisent à une quête d'authenticité.

Cependant, on constate un certain nombre de conséquences dans la société sécularisée.

1. Cette priorité accordée au choix ne tient pas compte d’une véritable possibilité d’accès à des options pour faire son choix. En effet, quand il s’agit de choix en matière religieuse, c’est l’ignorance que l’on constate. Les structures de plausibilité de la société (formule du sociologue Peter Berger) n’encouragent pas l’accès aux informations nécessaires : l’école n’en parle pas, les journalistes des grands médias (par ailleurs bien formés pour apporter des informations fiables) ont un angle mort s’agissant des religions, et passent sous silence cet aspect de l’existence.

2. Il existe une certaine méfiance envers la raison. Ce que l’on ressent est ressenti comme plus authentique, plus vrai que des arguments. On cherche la vérité à l’intérieur de soi : « Suis tes rêves : ils connaissent le chemin. », « Écoute ton cœur. », « Ne laisse personne décider pour toi. » Et on valide ce que l’on ressent car ce qui est externe est suspect dans un monde « post-vérité ».
Les dangers de cette approche ne sont que trop évidents :
  • Le repli sur soi car on est soi-même la seule source d’autorité ;
  • L’auto-complaisance, c’est-à-dire la tendance à attribuer la causalité de sa réussite à ses qualités propres (des causes internes) et ses échecs à des facteurs ne dépendant pas de soi (des causes externes), afin de maintenir une image positive de soi ;
  • La recherche du bien-être peut l’emporter sur l’engagement extérieur ;
  • La méfiance envers les autres peut conduire facilement aux théories du complot ou aux fake news (l’infox) puisque l’on craint qu’il existe des personnes ou des organisations qui cherchent à manipuler les gens pour les empêcher de vivre de manière authentique.
3. Il est dur d’endosser la responsabilité de décider tout seul de son sort afin d’être authentique. C’est la raison pour laquelle on est en même temps fragile, vulnérable. On ne veut même pas entendre des arguments qui risquent de déstabiliser son équilibre. On cherche ce qu’on appelle dans le monde anglo-saxon des safe spaces, des espaces où l’on se sent en sécurité, à l’abri de l’intimidation et du harcèlement des idées que l’on ne veut pas entendre. C’est également la raison pour laquelle on a souvent recours aux trigger warnings, un néologisme anglais défini ainsi par Wiktionnaire :
  • Un avertissement s’adressant à un groupe (généralement une classe d’étudiants) pour faire savoir que certains éléments de contenu pourraient être jugés offensants par certains d’entre eux.
  • Une notice placée au début d’un contenu du Web pour prévenir de potentiels déclencheurs de traumatismes.

L’évangélisation pourrait être placée dans cette catégorie de « pensées dangereuses pour la santé » que les militants cherchent à imposer. Le remède universel consiste donc à invoquer la notion de « tolérance ». Celle-ci n’est plus la possibilité de penser autrement que son entourage, mais l’interdiction d’en parler au risque de perturber le cours « tranquille » de la vie de l’autre.

Et si l’on n’arrive pas à trouver sa voie ou à vivre ses rêves ? Il y a trois possibilités pour s’en sortir, me semble-t-il :

  • On invoque l’idéologie dite woke qui est une démarche philosophique visant à critiquer la société et la culture en mobilisant les sciences sociales et humaines afin de remettre en question les structures du pouvoir. Le wokisme considère que les problèmes sociaux sont davantage liés aux structures sociétales et aux présupposés culturels qu’à des facteurs individuels ou psychologiques. Ce n’est donc pas la faute de l’individu. On est victime des circonstances ;
  • On cherche à protéger ses « droits » par l’appartenance à un groupe militant (par exemple LGBTQ+) ;
  • Ou bien, on fait appel soi-même à une aide extérieure pour être conseillé par un coach de vie, par un spécialiste du développement personnel ou par toutes sortes de thérapeutes.

L’impact sur notre vie d’Église et sur l’évangélisation est énorme. Il va falloir prier et réfléchir pour savoir comment former des disciples vivant bien leur identité en tant qu’enfants de Dieu dans ce contexte, et pour trouver les moyens de faire part de l’Évangile à notre entourage d’une façon qui ne soit perçue ni comme arrogante ou irrespectueuse, ni comme la volonté d’imposer nos idées aux autres. C’est le sens du rapport de la Commission évangélisation du CNEF.

La priorité : une Église en bonne santé

Le rapport du CNEF résume ainsi l’approche recommandée :

« Notre objectif sera tout simplement de nous recentrer sur l’essentiel. Concrètement, il s’agit de tendre vers une Église en bonne santé, c’est-à-dire une communauté centrée sur l’Évangile où les croyants rachetés par la grâce apprennent ensemble :

  • à aimer Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de tout leur esprit, de toute leur force (Mc 12:30) ;

  • à aimer les autres (Mc 12:31) ;

  • et ceci dans leur contexte culturel.

De cette solide base biblique découlent des implications pratiques pour l’évangélisation.

  • Le développement de saines relations entre chrétiens ainsi qu’avec notre entourage est au cœur du projet de Dieu pour l’humanité ;
  • Il est nécessaire que les chrétiens soient mieux armés pour vivre en « Église dispersée » ;
  • Par conséquent, il est important que notre vie d’Église soit pertinente pour aider les croyants à vivre dans le monde actuel et à communiquer que l’Évangile est plausible et crédible. »

Ceci permet de voir la raison pour laquelle nous avons écrit que l’évangélisation de la France sécularisée est d’abord un défi ecclésiologique. Afin de visualiser ceci, je propose le schéma suivant ou, pour le dire dans le langage d’aujourd’hui, l’infographie qui permet aux membres d’une Église de capter clairement les enjeux d’un seul coup d’œil.

Une Église en bonne santé
 
On voit donc en haut du schéma qu’une Église en bonne santé comporte trois dimensions :

  • Elle est centrée sur l’Évangile et c’est un lieu où l’on apprend à aimer Dieu : c’est l’axe spirituel.
  • C’est un lieu où l’on apprend à aimer les autres, que ce soient les chrétiens ou les non-chrétiens. Il s’agit de l’axe social.
  • Cet apprentissage de la vie du disciple doit se faire en tenant compte de notre contexte culturel. C’est l’axe sociétal.

En effet, il s’agit d’un retour à l’essentiel car chaque élément est présenté dans le Nouveau Testament comme absolument fondamental.

D’abord, en ce qui concerne l’Évangile, Paul a écrit :

« Je vous rappelle, frères, l’Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu et dans lequel vous tenez ferme. C’est aussi par lui que vous êtes sauvés si vous le retenez dans les termes où je vous l’ai annoncé, autrement votre foi aurait été inutile. Je vous ai transmis avant tout le message que j’avais moi-même reçu : Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures ; il a été enseveli et il est ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures. » (1 Co 15.1-4)

Et pourtant, il n’est que trop facile de mettre d’autres préoccupations à la première place. J’ai même assisté une fois à un culte dans une Église évangélique où Jésus n’a pas été mentionné tout au long du culte sauf au moment de la prédication !

Certes, les uns et les autres peuvent être appelés à être militants pour telle ou telle cause, mais il faut que cela découle de l’Évangile (et surtout il faut éviter l’amalgame avec le monde politique) : notre objectif n’est pas de créer un pays chrétien, mais d’impacter la société. Voici huit choses magnifiques que tous les chrétiens peuvent expérimenter jour après jour. Il ne faut pas avoir peur de les vivre devant nos amis, nos collègues, nos voisins pour qu’ils voient la différence apportée par Jésus dans notre vie !

  • Nous sommes enfants de Dieu. Cela nous donne une identité réelle et durable.
  • Nous pouvons accepter d'avoir mal agi plutôt que de nous considérer comme des victimes perpétuelles, car nous savons que nous sommes pardonnés.
  • Nous sommes devenus membres d'une grande famille, le peuple de Dieu, qui est à la fois locale et mondiale.
  • Les moments passés ensemble en tant que communauté de chrétiens nous donnent régulièrement l'occasion d'examiner notre vie sans crainte et de renouveler notre confiance en Dieu en le remerciant avec un cœur rempli de contentement pour tout ce qu’il nous accorde plutôt que de nous lamenter sur ce qui nous manque.
  • En lisant la Bible et en priant, Dieu opère un changement lent mais radical dans notre caractère.
  • Nous savons que le bien et le mal existent réellement et nous pouvons donc œuvrer pour la justice et la miséricorde sur la terre.
  • Nous ne sommes pas totalement désemparés face à la souffrance puisque nous pouvons faire confiance à Dieu.
  • Nous pouvons avoir confiance en lui face à la mort, car c’est par là que nous entrons dans l'éternité en présence de notre Seigneur.

Ensuite, en ce qui concerne l’amour, c’est Jésus lui-même qui a identifié l’amour pour Dieu et pour les autres comme étant les plus grands commandements. Paul peut donc écrire aux Thessaloniciens :

« Que le Seigneur fasse grandir et déborder l’amour que vous avez les uns pour les autres et pour tous les hommes. » (1 Th 3.12).

Enfin, en ce qui concerne la contextualisation, la lecture du livre des Actes et des épîtres de Paul révèle à quel point il a fallu mener un combat de « pertinence » dans chaque contexte. Par exemple, Paul doit consacrer plusieurs chapitres de sa lettre aux Corinthiens à la conduite à tenir concernant les viandes sacrifiées aux idoles, alors que la question ne se posait pas aux premiers chrétiens à Jérusalem. Effectivement, Paul se faisait tout à tous afin d’en sauver de toute manière quelques-uns. Qu’en est-il de nos Églises ? Au cours de mon ministère, j’ai observé toute une évolution ! Au fil du temps, cela a conduit à des formes d’évangélisation très variées. Jusque dans les années 1970, voire au-delà, l’évangélisation était souvent conçue comme des sorties dans « le monde » : par exemple, des réunions en plein-air au coin de la rue ou le porte-à-porte. Mais n’oublions pas que cela correspondait en partie à l’air du temps. On vendait bien des encyclopédies par le porte-à-porte ! Et, puisque la religion était considérée comme « l’opium du peuple » par certains partis politiques, il fallait sortir des murs de l’église pour « contacter » des personnes en recherche. Puis, on a vécu un revirement vers un nouveau style de culte qui s’est progressivement imposé avec « la louange » qui suscitait une certaine émotivité dans l’adoration, et le style vestimentaire décontracté des participants correspondait au style plus informel du culte. Pourquoi ce changement d’approche ? Certainement parce que l’on était convaincu que ce style de rencontre élèverait moins de barrières vis-à-vis des personnes en recherche. Le côté « attractionnel » des activités de l’Église était au centre de l’évangélisation.

Mais aujourd’hui très peu de personnes sécularisées viennent spontanément à nos cultes et autres réunions. En réalité, elles ne viennent que lorsqu’elles sont invitées par des chrétiens dont elles ont fait la connaissance au cours de la vie de tous les jours. Ce qui nous amène à l’autre partie de l’infographie : l’Église rassemblée et l’Église dispersée.

L’Église rassemblée et l’Église dispersée.

Les chrétiens ne passent guère plus de 3 % de leur vie en réunions diverses organisées par leur communauté. Ce qui laisse 97 % de leur temps où ils vivent en Église dispersée, en cherchant à faire du bien et à partager l’Évangile dans leur entourage, en particulier dans leurs quatre réseaux relationnels :

  • Leur famille ;
  • Leur quartier / leur ville ;
  • Leur lieu de travail ou d’études ;
  • Leurs activités de loisirs ou avec leurs amis.

C’est la raison pour laquelle l’on peut appeler l’Église dispersée « missionnelle » car, d’après la racine de ce mot, les chrétiens sont envoyés dans le monde au nom du Seigneur. Hébreux 10 qui nous exhorte à ne pas abandonner nos réunions d’Église en précise la raison : pour nous encourager mutuellement à l’amour et aux belles œuvres. Autrement dit, nous nous réunissons pour nous préparer à bien vivre les 97 % restants de notre temps hebdomadaire.

C’est ainsi qu’il faut surtout envisager l’évangélisation aujourd’hui. La « commission évangélisation » du CNEF a organisé trois sondages successifs qui l’ont conduite à recommander cette approche de la communication de l’Évangile. Une enquête en interne a été effectuée en 2013 auprès de 341 personnes, pasteurs du CNEF ainsi que présidents des associations d’évangélisation rattachées au pôle « œuvres ». À la question : « Quels sont les meilleurs moyens d'évangélisation aujourd’hui ? », 87.6 % des sondés ont mis à la première place « Construire des relations avec les non-chrétiens ». Pour confirmer ce chiffre, la commission a confié une enquête à la société BVA en 2015. Elle a réalisé une étude auprès de 1.106 personnes pour savoir ce que pense un public large au sujet de la communication de l’Évangile. La conclusion générale de BVA a été la suivante :

« La grande majorité des Français préférerait obtenir leurs informations directement auprès d'une personne appartenant à ce groupe confessionnel. »

Un chiffre nous a particulièrement touchés : « 23 % aimeraient en parler avec un croyant autour d'un café ». Et ce chiffre s’élève à 37 % pour les 18-24 ans ! » À en juger d’après cette donnée, un quart de la population serait partante pour discuter avec un chrétien au sujet de sa foi… mais le préalable serait certainement que la confiance ait déjà été établie entre ces deux personnes dans un réseau relationnel.

En tout cas, c’est ce qui ressort d’un troisième sondage (dont les résultats détaillés sont consignés dans le rapport de la « commission évangélisation »). Cette enquête a été réalisée au cours de l’automne 2020 auprès de personnes converties sans arrière-plan évangélique (46 hommes et 43 femmes). La question centrale était : « Quels facteurs ont été importants pour vous amener à croire en Jésus comme Seigneur et Sauveur ? » Voici notre analyse de ce sondage.

L’analyse quantitative nous a confirmé la nécessité du relationnel dans notre société sécularisée : le facteur numéro un (55 réponses) est sans appel : « une relation avec un chrétien de mon entourage » et le facteur numéro deux (28 réponses) va dans le même sens : « le bon accueil et la bienveillance ». Mais ce n’est pas tout, car deux autres facteurs ont souvent été mentionnés (34 fois en tout) : « le fait d’être accompagné et écouté, et de pouvoir poser des questions » ainsi que « l’enseignement compréhensible ».

Quelles conclusions tirer de l’analyse qualitative ? Deux éléments clés se sont imposés à nous :

  1. Le relationnel est extrêmement important ;

  2. Le fait de pouvoir recevoir des réponses honnêtes à ses questions ;

Il est clair que le contexte français nécessite cette double approche qui tient compte à la fois :

  • de l’affectif : le peuple français est majoritairement un peuple de culture latine, mais qui souffre néanmoins de la solitude et des difficultés relationnelles au quotidien ;
  • du cognitif : le peuple français est « cartésien », « rationaliste », « philosophe », qui cherche à comprendre la vie.

Préparer les messagers

Le défi qui est devant les Églises évangéliques dans cette France sécularisée se situe donc au niveau de la plausibilité de la foi chrétienne. Aux yeux de nombreux français, le christianisme a fait son temps et n’est plus pertinent aujourd’hui. Il ne fait plus partie de ce qui est plausible, car notre foi n’entre a priori pas dans le champ du possible et elle est rejetée avant même d’être prise en considération. Notre approche apologétique classique concerne d’abord la crédibilité de la foi chrétienne (« est-ce vrai ? ») et cela est tout à fait nécessaire, mais la plupart de nos concitoyens n’en sont pas là. Ils n’ont aucun contact avec la religion en général – sauf avec des « pratiquants » dans leurs différents réseaux relationnels.

C’est pour cela que l’évangélisation doit être envisagée tout d’abord dans le cadre de l’Église dispersée. Construire de saines relations avec notre entourage, c’est le premier pas car dans un premier temps, le messager est plus important que le message. À qui peut-on faire confiance, surtout dans un monde où la méfiance est de mise. Quel est le réflexe habituel d’un consommateur, par exemple, devant la vaste gamme de choix proposés pour des produits de consommation ou des divertissements ? C’est de lire les avis des utilisateurs plutôt que les prospectus promotionnels du fabricant ou du magasin. Or les chrétiens sont les « utilisateurs » de la foi chrétienne, et par conséquent, bien placés pour la recommander à condition que leur vie soit en accord avec le message.

C’est là que l’Église rassemblée a un rôle indispensable à jouer. Comme nous l’avons vu plus haut, nous nous réunissons « pour nous encourager mutuellement à l’amour et à la pratique du bien » (Hébreux 10.24-25, version du Semeur). Par la louange et la prière nous sommes motivés : « car c’est de l’abondance du cœur que la bouche parle » (Luc 6.45). Par l’enseignement, nous sommes formés pour vivre et pour savoir de quoi il faut parler et comment il faut le faire dans un contexte sécularisé. C’est la raison pour laquelle on peut dire que le culte, c’est la FÊTE ! En fait, ce mot constitue un acronyme des différentes parties du culte :

  • Formation ;
  • Émerveillement / éloge de Dieu ;
  • Texte biblique ;
  • Envoi.

Toutes nos Églises évangéliques pratiquent la louange à Dieu (son éloge) et enseignent la Bible au cours de leurs cultes. Mais qu’en est-il de la formation en vue de l’envoi dans le monde, c’est-à-dire ce qui concerne l’Église dispersée ? Il me semble qu’il faut assurer cette « connaissance du monde » au moment où la plupart des chrétiens sont présents, c’est-à-dire pendant le culte ! Parfois le texte biblique du jour permet cela, mais on peut aussi proposer un court moment d’enseignement supplémentaire : après tout, les TED Talks sur Internet démontrent qu’en une dizaine de minutes on peut communiquer énormément de choses. On pourrait même réduire un peu le moment de louange pour ajouter cet élément. Récemment, un jeune de 18 ans s’est plaint auprès de moi : « Tout ce que l’on fait lors du culte, c’est de chanter. Moi, je veux comprendre le monde ! »

Cette nécessité m’a été confirmée par les résultats d’une enquête sur le chrétien au travail présentée au Centre évangélique en 2021(9). Dans la partie « Vivre en témoin au travail », 85 % des sondés ont déclaré qu’ils ne savaient pas bien quoi dire lorsque des collègues parlaient de sujets d’actualité, ils ont aussi affirmé vouloir : « recevoir un enseignement biblique sur des sujets de la vie quotidienne pour orienter les conversations informelles vers du spirituel(10) ».

Pour compléter le rapport, on trouvera en annexe du rapport du CNEF quelques propositions concrètes, notamment trois pistes d’évangélisation à dominante attractionnelle et quatre pistes d’évangélisation à dominante missionnelle. Enfin, le rapport propose également un parcours de découverte à l’intention de groupes au sein d’une Église, par exemple l’équipe pastorale, le conseil ou un groupe de quartier. Ce parcours permet à chacun de mieux s’approprier le rapport au cours de quatre rencontres.

En conclusion, dans la France sécularisée du 21e siècle, l’évangélisation n’est pas une activité à part, ponctuelle et optionnelle puisqu’elle est intégrée d’une manière ou d’une autre dans toutes les différentes activités de l’Église et dans la vie des chrétiens tout au long de la semaine.
Dès lors, tout ce que l’on fait au sein de l’Église prépare pour l’évangélisation ou sert à l’évangélisation. Autrement dit, évangéliser les Français sécularisés est bien un défi ecclésiologique !

Auteurs
David BROWN

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1.
CNEF, Évangéliser la France sécularisée du 21e siècle, coll. Les textes du CNEF, Marpent, BLF Éditions, nov. 2022.
2.
David BROWN, Une Église en bonne santé – Guide pratique de revitalisation, Charols, Excelsis, nov. 2023.
3.
Article « Laïcité et sécularisation » de Pierre Hayat dans Les Temps Modernes, 2006/1-2, No 635-636, pp.317-329.
4.
Notamment la série de livrets publiés par le CNEF aux BLF Éditions entre 2014 et 2016 : Libre de le dire… à l’université, à l’école, au travail, dans l’espace public et à l’Église.
5.
Publié par les éditions du Seuil en 2011, il s’agit de la traduction du livre A Secular Age publié par Harvard University Press en 2007.
6.
Gregory A. SMITH, « About Three-in-Ten U.S. Adults Are Now Religiously Unaffiliated », Pew Research Center. Le 14 décembre, 2021. https://www.pewresearch.org/religion/2021/12/14/about-three-in-ten-u-s-adults-are-now-religiously-unaffiliated/.
7.
Hannah WAITE, « The Nones: Who are they and what do they believe? » Theos. Le 24 novembre 2022. https://www.theosthinktank.co.uk/research/2022/10/31/the-nones-who-are-they-and-what-do-they-believe.
8.
Sondage IFOP pour le compte de l'Association des journalistes d'information sur les religions (Ajir) mené les 24 et 25 août 2021 auprès de 1.018 personnes âgées de plus de 18 ans.
9.
Vivre et dire l'Évangile au travail : une enquête du Centre évangélique et du CNEF pour mieux comprendre ce que vivent les protestants évangéliques dans leur environnement professionnel. L’enquête a été faite en ligne, elle recense 812 réponses quantitatives, 350 témoignages écrits et 16 entretiens en visioconférence. Les réponses ont été collectées entre le 1er septembre et le 31 octobre 2021.
10.
Je propose une liste du type de sujets à aborder dans mon livre Une Église en bonne santé, op. cit., pp.242-243.

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