Introduction générale
Plusieurs lieux de dialogue entre chrétiens et musulmans coexistent aujourd’hui en France. Des initiatives évangéliques, comme la Casbah évangélique à Paris(1), ou très récemment les conférences Forum Veritas(2) et les Groupes ABC Bible/Coran(3) organisés par les Groupes bibliques universitaires (GBU), fonctionnent désormais parallèlement aux offres protestantes(4) et catholiques(5). Cependant, pour beaucoup de chrétiens actuellement, l’évangélisation des musulmans doit se résumer à la démonstration de l’amour chrétien. Les évangéliques y adjoignent volontiers la proclamation verbale de cet amour, mais pensent souvent devoir se limiter au témoignage personnel(6). Il ne faudrait pas, dit-on, se placer sur un terrain trop intellectuel, et encore moins entrer dans un débat contradictoire. L’idée est solidement ancrée : elle remonte, en effet, au romantisme et au piétisme(7) !
Certains représentants de grandes œuvres missionnaires auprès des musulmans sont de cet avis. L’un d’entre eux disait en 2016 : « Nous voulons partager l’Évangile : "partager", ce n’est pas "imposer". Parce que quand vous imposez, vous entrez dans des grands débats, et vous n’êtes pas sûrs de gagner ! Mais quand [les musulmans] découvrent le Dieu d’amour(8)… » Une analyse rapide de ce discours fait ressortir trois représentations assez courantes du débat chez les chrétiens :
- il paraît associé à une forme « d’imposition » de l’Évangile ;
- il doit absolument être « gagné », et il faut le fuir en cas de victoire incertaine ;
- il est perçu comme inadapté pour présenter le Dieu d’amour.
Face à de telles accusations, reste-t-il une légitimité pour un chrétien à débattre avec des musulmans ? Si oui, quelle est l’utilité du débat dans une perspective missionnaire ?
Il est vrai que les pratiques désignées par les termes « débat » ou « dialogue » sont diverses : toutes ne se valent pas et toutes ne sont pas légitimes. Mais nous montrerons qu’il existe bien une voie du juste milieu, qui convient tout à fait à la mission chrétienne et qu’elle mérite d’être mise en valeur dans notre contexte français de renforcement perceptible de la présence et de la pratique musulmanes.
Face à un courant anti-intellectualiste encore influent dans le monde évangélique(9), nous évaluerons d’abord la légitimité biblique d’une défense argumentée de la foi chrétienne (article 1) ; puis nous aborderons les spécificités de cette démarche envers l’islam (article 2), avant de mentionner un certain nombre de considérations pratiques qui nous permettront de nous engager dans une pratique juste et utile du débat avec les musulmans (article 3).
Justification biblique et théologique
Dans ce premier article, nous évoquerons quelques textes démontrant la pertinence de la démarche apologétique. Il ne s’agira pas toutefois d’en faire l’exégèse, ce que le cadre de cette publication ne nous permet pas, mais nous tirerons de ces textes quelques enseignements clés qui devraient engager les chrétiens à débattre. Après cette étape « biblique », nous nous arrêterons à quelques motivations plus « théologiques ».
Le texte fondateur : 1 Pierre 3.15
« Si l’on vous demande de justifier votre espérance, soyez toujours prêts à la défendre » (1 Pierre 3.15).
L’apôtre Pierre envisage une situation où le chrétien est appelé à « justifier » son espérance, à en « rendre compte » (Nouvelle Bible Segond) ou à en « donner raison » (Bible à la Colombe). Il s’agit, ici, de répondre verbalement et d’argumenter. Pierre est clair : la réponse à apporter dans cette situation, c’est une « ἀπολογία », c’est-à-dire une défense, une justification(10), « un discours qui persuade(11) ». Ce mot a d’ailleurs donné en français « apologie », que Samuel Bénétreau définit comme une « justification verbale logique(12) ».
L’exhortation est parfaitement claire : peut-on se permettre de l’ignorer ? Bien que « chacun… [ait] reçu de Dieu un don de la grâce particulier » (1 Pierre 4.10), la deuxième personne du pluriel au verset 15 du chapitre 3 vise tout chrétien et ce, dès le verset 8, comme le démontre l’emploi de l’adjectif « tous ». Ainsi, tout chrétien devrait être prêt à argumenter (et donc à s’y préparer). Est-ce bien ce que l’on enseigne dans nos Églises ?
Une nuance s’impose toutefois : la partie non-chrétienne est ici à l’initiative, et ce verset ne dit pas que tout chrétien devrait s’engager dans des débats formels avec des non-chrétiens. C’est là que doit intervenir le discernement des dons évoqués au chapitre 4, verset 10.
Cependant, il existe bien des situations dans lesquelles des chrétiens doivent être à l’initiative, car c’est ...