Bien que la légitimité et l’utilité d’un débat bien mené ne fassent aucun doute à nos yeux (voir les deux premiers articles de cette série), nous n’ignorons pas les difficultés et les risques qui menacent cette activité. Cependant, « la sagesse concrète n’esquive pas les risques, mais elle les pèse, et veut les réduire dans l’intérêt du message, et des personnes(1). » C’est ce que nous souhaitons faire maintenant : un rapide tour d’horizon nous permettra d’apprécier un certain nombre de difficultés possibles, avant de nous arrêter plus longuement sur ce qui nous aidera à les surmonter.
A. Les risques du débat
1. Sur le plan apologétique
Un risque de donner du crédit à l’islam ?
Certains chrétiens pensent qu’accepter le débat (équitable) fait courir le risque d’accorder du crédit à l’islam et au Coran. « Avec la courtoisie, l’effort pour comprendre l’autre et pour sortir des caricatures, a une certaine forme de reconnaissance. Et c’est ici que se loge l’ambiguïté, occasion de forts dissentiments(2). » La question est donc légitime, mais elle doit être posée en tenant compte des conséquences prévisibles de l’attitude inverse, consistant à refuser le débat : ne manifeste-t-elle pas symétriquement du mépris pour cette religion, son Livre et, pire, ses fidèles ? Les conséquences de l’attitude qui exigerait un débat asymétrique, favorable aux chrétiens, ne seraient pas différentes.
Puisqu’il faut choisir, nous optons pour le débat équitable, car le risque de donner du crédit à l’islam peut être évité en exprimant clairement (dans l’amour) notre conviction chrétienne exclusiviste, et en apportant des arguments solides.
Surtout, il ne faudrait pas prendre ce risque comme prétexte pour fuir notre responsabilité apologétique. Les Grecs avaient un goût prononcé pour les débats, leur formation philosophique les préparait tout spécialement à argumenter et à faire des efforts considérables pour convaincre. En leur accordant son attention, l’apôtre Paul n’était-il pas confronté au même dilemme ? Cela ne l’a pourtant pas dissuadé de relever le défi (Ac 17.18-22).
Nous attirons cependant l’attention sur le fait que le choix du lieu du débat n’est pas anodin. Si un local neutre ne peut être utilisé, mieux vaut une salle à faible connotation cultuelle. En effet, d’un point de vue musulman, le fait de pouvoir porter le message coranique à l’intérieur même d’un lieu de culte chrétien est souvent déjà considéré comme une victoire en soi. Autant éviter d’offrir cette impression à nos interlocuteurs, et à toute leur communauté qui ne manquera pas d’entendre parler de l’événement. D’ailleurs, une telle « victoire » symbolique pourrait également ébranler certains chrétiens.
« Perdre » le débat ?
Comme nous l’avons évoqué en introduction de cette série, certains évitent le débat car ils ne sont pas « sûrs de gagner ». Marc Lüthi montre qu’il s’agit d’un obstacle qui nous est naturel, lié à la « peur de soi-même, c’est-à-dire de ses limites, de ses incertitudes, peur d’être remis en question, et de ne pas avoir de réponse suffisante, peur de ne pas être à la hauteur(3) ». Mais cela ne doit pas nous dissuader ! Henri Blocher nous encourage :
« Tant que l’on n’a pas acquis le savoir souhaitable, on est tenté de se taire et d’éviter le dialogue : "Je ne veux pas donner l’impression que la foi chrétienne est mal fondée, pense-t-on, je ne veux pas courir ce risque". Cette crainte est paralysante, et risque de le rester longtemps ! Car plus on travaille, plus on s’aperçoit que le champ du savoir souhaitable est vaste, et que le temps manque pour l’explorer (…) [Mais] c’est la grâce qui agit et convainc, c’est la grâce qui fait des miracles avec les arguments incomplets et plus ou moins bien (ou mal) ficelés que nous proposons – la puissance de Dieu s’accomplit dans notre faiblesse(4). »
Est-ce à dire que nous aurons toujours le dessus malgré nos lacunes ? Certes non. Nous ne pourrons pas toujours empêcher que des participants musulmans ressortent confortés dans leur croyance. Il se peut même que, parfois, un auditeur chrétien mal affermi soit séduit par l’islam. Faut-il renoncer pour autant ? Certainement pas ! Nous ne devrions pas être étonnés de ce que notre message soit reçu par les uns et rejeté par les autres : le parfum de Christ est à la fois une odeur de vie et de mort (2 Co 2.15-16). L’apôtre Paul ne nous demande nullement de nous abstenir de répandre ce parfum à cause de son double effet, pas plus que Moïse auparavant n’a dû renoncer à parler à Pharaon, sachant pourtant que Dieu allait endurcir son cœur (Ex 7.1-3). Car Dieu a déjà prévu que, par nos paroles, certains au moins recevront un jour le salut : Paul trouve en l’existence des élus un puissant motif de persévérance malgré l’opposition farouche (2 Ti 2.10, Bible à la Colombe).
Cependant, ces considérations ne nous dispensent pas de faire preuve de sagesse en sachant conseiller à telle personne en cheminement, d’attendre de gagner en maturité spirituelle avant de participer à ce genre de débats. Nous ne devons pas être une occasion de chute pour les plus faibles(5) ! Pour d’autres, au contraire, l’expérience pourra être un puissant stimulant de la foi chrétienne : il n’y a pas de règle et tout est affaire de discernement.
Devenir musulman ?
Newbigin montre qu’un dialogue réellement sincère doit pousser le chrétien à chercher à comprendre la pensée de l’autre dans un esprit d’ouverture, dont on doit reconnaître qu’il comporte un certain risque de séduction :
« Une vraie rencontre avec un partenaire d’une autre foi doit consister à être si ouvert à lui que sa façon de voir le monde devient une possibilité réelle pour moi. On n’a pas vraiment entendu le message de l’une des grandes religions qui ont mobilisé des millions de personnes pendant des siècles si l’on n’a pas été vraiment ému par elle, si l’on n’a pas senti dans son âme la puissance de celle-ci(6). »
Est-ce dangereux ? Pas vraiment pour celui qui est fermement enraciné en Christ et dans la vie de l’Église(7). En fait, bien plus que le musulman, le chrétien peut se permettre cette prise de risque, car il peut se confier en la promesse de l’Écriture. Elle affirme que sa persévérance dépend de la fidélité de Dieu, qui est assurée (2 Thessaloniciens 3.3). Ainsi, « soumettre mon christianisme à un risque est précisément la façon dont je peux confesser Jésus-Christ comme Seigneur – Seigneur sur l’univers et Seigneur sur ma foi(8) ». Si mon christianisme (avec ses erreurs et approximations) est effectivement en danger d’être bouleversé, ma foi en Christ sera gardée par celui « qui nous a ouvert le chemin de la foi et qui la porte à la perfection » (Hébreux 12.2).
Nous précisons que, dans notre perspective du débat, cette démarche d’ouverture et cette prise de risque ne sont pas un but en soi, mais le moyen d’une vraie rencontre avec notre interlocuteur qui doit favoriser notre témoignage rendu à Christ. Il ne s’agit pas de s’exposer volontairement à la tentation en participant à un débat, mais d’aller réellement dans le monde, comme Christ nous y a envoyés (Jean 17.18). Ce n’est pas une voie facile, mais Jésus a vaincu le monde (Jean 16.33).
Plus subtile qu’une conversion à l’islam, la tendance au syncrétisme est le risque le plus courant, surtout dans le cadre du dialogue institutionnel : la pression relativiste(9) est importante, mais on y résiste de la même manière.
2. Sur le plan de l’éthique du débat
Le respect de l’éthique du débat revêt une importance capitale. Pour le chrétien, l’amour à exprimer envers le prochain musulman n’est pas négociable.
Ce principe fondamental peut toutefois être ébranlé si le débat se tend. Face à quelqu’un qui se considère comme un adversaire, qui se montre agressif ou déloyal (par son manque d’écoute, ou en caricaturant les idées qu’il combat, par exemple), le risque est de se laisser piéger en cédant aux mêmes tentations, et de déshonorer ainsi le maître que l’on veut servir.
La clé est alors de rappeler les règles du débat. Si le cadre est formel, ce rôle revient normalement au modérateur. Sinon, cela doit être fait par les participants. Dans le cas extrême de l’inefficacité de cette mesure, interrompre le débat pourrait s’avérer légitime, mais l’apaisement devrait le plus souvent être possible sans cette mesure d’exception.
3. Sur le plan de l’opinion publique ou de l’opinion de l’Église
Henri Blocher nous avertit de la mauvaise interprétation qui peut être faite par des tiers de notre pratique du dialogue, même sans concessions relativistes. L’incompréhension peut venir de ...