Le mythos dans la Poétique d’Aristote et l’exégèse biblique : impasse ou clé de lecture ?

Extrait Divers

« On n’exagérerait pas beaucoup en disant que l’histoire de la poétique coïncide, dans ses grandes lignes, avec l’histoire de la Poétique (d’Aristote) »1.

Introduction

Motivation et pertinence de la question

Cet article explore les liens entre le sens de mythos dans la Poétique d’Aristote, l’historiographie et les écrits de Luc comme texte de comparaison pour les récits bibliques2. La question est placée dans un cadre plus large, notamment le rapport entre l’exégèse biblique et les approches littéraires, anciennes et nouvelles. Il peut sembler étrange de commencer par Aristote. Toutefois, c’est bien dans sa Poétique que nous trouvons les racines de la théorie littéraire, si bien que la plupart des introductions à la critique littéraire rendent hommage à Aristote comme le souligne la citation de Tsvetan Todorov susmentionnée. En effet, quiconque travaille avec des méthodes littéraires peut profiter de ce patrimoine qu’est la Poétique. La question est donc pertinente, parce que la théorie d’Aristote connaît un regain d’intérêt depuis plusieurs décennies et, comme cela se passe souvent, les approches littéraires influencent, tôt ou tard, le domaine de l’exégèse biblique.

Peut-on justifier cet essor des approches littéraires dans l’historiographie et dans l’exégèse biblique ? N’est-ce pas vouloir mélanger l’huile et l’eau ? N’est-on pas en train d’imposer des concepts modernes à des textes anciens ? Pour certains cette question peut sembler déjà résolue - c’est une vieille histoire ! - tandis que pour d’autres elle reste une zone grise. On comprend que cela touche bien d’autres questions. Par exemple, du point de vue littéraire, que sont les Écritures ? Leurs genres littéraires sont-ils essentiellement différents d’autres formes de l’époque ? Bref, comment ces écrits demandent-ils à être lus ? Bien entendu, ce sont des écrits divinement inspirés, mais quelle place y a-t-il pour la personnalité et la créativité de l’auteur ? Et en lien avec cela, les récits fictionnels et factuels ont-ils quelque chose en commun ? On pourrait répondre succinctement que le romancier et l’historien sont tous deux des metteurs en scène. Mais cette affirmation doit être justifiée et nuancée. Cet article cherchera à le faire en stimulant la réflexion sur une « poétique biblique » (la poétique étant la théorie de la création littéraire) en vue d’une pratique responsable de l’exégèse – pour l’Église et pour la société – qui vise à proposer des interprétations plausibles des textes anciens. __EXTRAIT__

Objections et démarches

Objections

La section précédente a effleuré des questions et des réactions concernant l’emploi des approches littéraires dans l’exégèse biblique. En effet, la réponse des exégètes et des étudiants de la Bible est mitigée. Par exemple, dans des discussions sur l’analyse narrative, j’ai rencontré des objections par rapport à son emploi sur les récits bibliques. Cette méthode – selon certains exégètes – va trop loin en mettant au même niveau les textes bibliques et les récits de fiction. Cela risquerait de relativiser les intentions des auteurs bibliques. À la rigueur, il vaudrait mieux se limiter à des concepts littéraires de l’époque. Mon collègue, Olivier Fasel, a rencontré des réactions semblables dans ses cours de formation sur la narration biblique : « Les catéchistes semblent être réticents à faire ce travail d’oralité, pour au moins deux raisons : d’abord, par une sorte de mécompréhension du respect dû au texte biblique tel qu’il est transmis ; ensuite aussi par méconnaissance des techniques propres à l’oralité »3.

De même, un exégète renommé, Donald Carson, a aussi affirmé – dans sa critique de l’approche narrative de R. Alan Culpepper4 – qu’il est contestable d’imposer aux Évangiles des notions développées pour d’autres genres littéraires5. J’apprécie certains éléments de la réaction de Carson. Cependant, je pense qu’il ne voit pas suffisamment la valeur spécifique de l’analyse narrative, outil précieux pour explorer des questions que d’autres approches n’abordent pas. En outre, a priori, cette approche ne met pas en question l’historicité des textes sacrés. Certes, en fin de compte, il revient aux exégètes de démontrer l’utilité de telle ou telle approche.

On dira que si les Évangiles et les Actes des Apôtres sont de l’historiographie, il faut employer des approches historiques. Cela est juste et logique. Mais est-ce tout ? J’ai l’impression qu’il s’agit d’une réaction instinctive. C’est comme si l’on disait « oui » à historìa mais « non » à mythos, par le fait que ces mots évoquent « histoire » et « mythe », donc le vrai et le faux. Dans la pensée des critiques de l’analyse narrative, l’un représente la fiction et l’autre le factuel. L’analyse narrative ne serait-elle pas une autre façon de démythiser les écrits bibliques ? Je comprends ces réticences, car les questions concernant l’historicité des textes bibliques reviennent régulièrement6. Je pense qu’il est opportun de revisiter le sens d’historìa et mythos dans l’Antiquité afin de mieux saisir leurs nuances et leur valeur pour l’exégèse biblique. En effet, le risque peut être celui de dissocier l’aspect référentiel des textes. En voulant se concentrer sur « le monde du récit », on pourrait le détacher des éléments historiques évoqués par ce même récit. Déjà évoquée dans la critique de Donald Carson, Petri Mehrenlahti souligne cette faille dans l’analyse narrative et il propose des correctifs pertinents. Il montre la nécessité d’ancrer l’analyse narrative dans une perception/cadre historique en profitant des approches dites « historiques »7. Pour cela, il emploie une expression alternative, « historical poetics »8.

Où se situer dans cette discussion ? Comment bénéficier de différentes approches pour continuer à développer une poétique biblique théologiquement, historiquement et littérairement plausible ? La suite propose quelques pistes de réflexion.

Démarches

Pour faire ce saut d’Aristote à Luc, il faut passer par plusieurs étapes9. On commencera par une introduction à la Poétique où nous verrons les apports et les limites des propos d’Aristote. S’ensuivra un survol de l’emploi de mythos dans la littérature gréco-romaine et juive. Après cela, nous considérerons les liens entre Aristote et la théorie de la mise en intrigue de Paul Ricœur et Hayden White. Cette discussion sera complétée par d’autres pistes utiles reliant Aristote et les écrits de Luc qui montrent les points communs et les limites entre les récits fictionnels et les récits factuels. Enfin, une analyse du projet de Luc - exprimé surtout dans la préface de Lc 1,1-4 - sera faite à la lumière des propos d’Aristote.

Avant de continuer, quelques précisions. Pourquoi ai-je choisi les écrits de Luc comme exemple biblique ? Pour deux raisons : 1) Luc est le seul qui nous donne une description explicite de sa manière de composer ses récits, sa « poétique historiographique », et 2) Luc est le seul évangéliste qui ait rédigé un deuxième volume, une suite à son évangile, qui est absolument unique dans l’histoire de l’Église. C’est pourquoi il mérite de porter le nom de « père de l’histoire chrétienne ». En fait, cette étude n’est pas une comparaison entre les emplois de mythos chez Aristote et chez Luc, car Luc n’emploie jamais ce mot (les autres évangélistes non plus). Cependant, Aristote nous aide à comprendre le processus de la composition littéraire à travers sa théorie du mythos. En d’autres termes, cet article explore les liens de ressemblance entre la création d’une histoire fictive et celle d’une histoire factuelle. Luc est-il un conteur de mythes (un mythologos) ? La réponse à cette question dépend de la perspective de l’interprète et de la définition qu’on donne à mythos. C’est ce que nous tâcherons de clarifier.

Arrière-plan de la Poétique

Historique (ou : pourquoi Aristote ?)

La Poétique est nommée ainsi parce qu’elle contient les réflexions d’Aristote sur la poésie, c’est-à-dire la technique de composition des tragédies et des comédies en vers. L’ouvrage est probablement une collection de notes. D’ailleurs il est incomplet, puisque la partie sur la comédie manque. Pour Aristote, ce n’est pas le fait de composer en vers qui fait le poète ; il est avant tout artisan de fables (mythous, 1451b 27). La Poétique est donc une analyse de cet art. Cependant, on se tromperait si l’on disait qu’Aristote considérait cet art comme un simple moyen de divertissement. Au contraire, il évoque la valeur philosophique de la poésie en la distinguant de l’écriture historiographique, ce qui nous aidera à mieux comprendre les bornes que fixe Aristote lui-même entre les deux formes de représentation d’actions. Voici le texte :

« En effet, l’historien et le poète ne diffèrent pas par le fait qu’ils font leurs récits l’un en vers l’autre en prose (on aurait pu mettre l’œuvre d’Hérodote en vers et elle ne serait pas moins de l’histoire en vers qu’en prose) ; ils se distinguent au contraire en ce que l’un raconte les événements qui sont arrivés, l’autre des événements qui pourraient arriver. Aussi la poésie est-elle plus philosophique et d’un caractère plus élevé que l’histoire ; car la poésie raconte plutôt le général, l’histoire le particulier » (1451b 1-5).

Quelques remarques avant de continuer. Notons bien que le but de la Poétique est l’art des poètes et non celui des historiens. La distinction n’est pas fondée sur la forme de langage (vers ou prose), ni même sur la question de possibilité (basée sur la vraisemblance et la nécessité). Elle s’appuie simplement sur le constat que les événements se sont passés ou non. Cette distinction entre la fiction et l’histoire est restée telle dans le langage commun10. Pour Aristote, se fondant sur cette distinction, la poésie théâtrale est plus philosophique que l’historiographie, puisqu’elle exprime ce qui est commun à l’humanité, dépassant ainsi la description d’actions particulières racontées par les historiens11. Ce point est bien sûr discutable.

L’influence de la Poétique—et celle du mythos—dans l’Antiquité est difficile à établir. C’est pourquoi il est problématique de démontrer la dépendance littéraire entre Aristote et Luc, car la Poétique n’était vraisemblablement pas bien connue dans l’Antiquité12. Comme Hardy l’explique : « Les idées d’Aristote sur la tragédie et sur la comédie furent transmises par les grammairiens et les critiques, mais la Poétique elle-même dut tomber de bonne heure dans l’oubli »13. Plutarque ne semble pas connaître ces notes d’Aristote lorsqu’il rédige ses propos concernant la poésie14. Le même constat vaut pour Horace15 et vraisemblablement pour Luc. Si tel est le cas, comment se fait-il qu’Aristote ait reçu tant d’attention dans les recherches modernes ?

Pertinence pour l’analyse littéraire contemporaine

Pourquoi tant de temps s’est-il écoulé jusqu’à la redécouverte de la Poétique ? Un premier constat est nécessaire : l’analyse des fables ou des récits de fiction est un champ de recherche plus récent que d’autres recherches artistiques. De plus, la critique littéraire classique, avant l’arrivée du « New Criticism », avait tendance à se concentrer plutôt sur des questions externes au texte, par exemple, le contexte de rédaction, les renvois historiques, la philologie, etc. Avec l’essor des nouvelles approches, les chercheurs ont déplacé leurs regards sur les éléments internes au récit, par exemple, le caractère des personnages, la structure, les thèmes et motifs, les modes de temps et de narration, etc. Étonnamment, Aristote avait déjà abordé certaines de ces questions. Aussi les nuances de mythos et bien d’autres explications ont-elles attiré l’attention des spécialistes de l’analyse littéraire. Par exemple, nous verrons que plusieurs chercheurs perçoivent dans les définitions de mythos non seulement le sens de fable comme histoire fictive mais encore le sens d’intrigue. Cela a suscité passablement de discussions dans les diverses phases de la critique littéraire contemporaine (formalisme russe, nouvelle critique, structuralisme, narratologie, etc). De fait, Aristote, en tant que philosophe, veut fouiller et définir ce qui est nécessaire pour la réussite d’une pièce de théâtre. Russel et Winterbottom ont raison : la Poétique est d’abord un traité sur la théorie de l’esthétique16. Cet aspect de l’œuvre permet d’en appliquer certains éléments à l’analyse d’autres formes de récits ; afin de mieux lire, analyser, apprécier et même expérimenter n’importe quelle narration. Ainsi, nous allons considérer de plus près ce qui est particulier au mythos d’Aristote.

Mythos dans l’histoire

Pour orienter la discussion, nous allons faire un survol du mot mythos, depuis Homère jusqu’à l’époque du premier siècle où l’on peut situer les écrits de Luc. Afin de consacrer plus de place aux emplois dans la Poétique, les usages antérieurs et postérieurs à Aristote seront présentés brièvement.

Avant Aristote, depuis Homère

Vu les nombreuses occurrences de mythos avant Aristote, j’en donnerai ici un résumé. Les statistiques montrent qu’Homère a utilisé le mot mythos plus que les autres écrivains de la période précédant Aristote17. À l’époque d’Homère, mythos avait le sens de « parole exprimée », d’où « parole », ou « discours »18. Sa connotation n’était pas encore péjorative. Cependant, une nuance surgit dans les écrits postérieurs à Homère : mythos prend un sens opposé à logos (« parole », « discours ») et alētheia (« vérité »)19. Alors que le logos peut être confirmé par des témoins, mythos assume le sens de « fable, légende ; récit non historique, mythe »20. Cette distinction entre logos et mythos demeurera dans la tradition grecque et elle est attestée dans de nombreux écrits, de genres littéraires divers (tragédies, philosophie, etc.).

Mythos dans la Poétique

Aristote emploie mythos dans d’autres ouvrages avec le sens de « fable » ou « récit fictif ». Nous allons restreindre notre discussion aux quelque cinquante emplois du terme dans la Poétique, avec des définitions et des nuances. Aristote montre l’importance de ce mot clé pour son propos : « La fable [mythos] est donc le principe et comme l’âme de la tragédie ; en second lieu seulement viennent les caractères. » (1450a 38)21. En effet, il s’intéresse à l’imitation de l’action (mimesis), représentée dans les tragédies et les comédies, donc à la composition des fables en vers, pour le théâtre.

Quant au sens de mythos, les manuels de grec classique ainsi que certaines traductions et études indiquent une particularité de ses emplois dans la Poétique. À part la définition typique : « fable », le mot prendrait également le sens d’« intrigue ». Aristote parle-t-il d’intrigue ou de mythe, de récit, de fable ou d’histoire ? Quelle différence cela fait-il ? On y reviendra. Au moins deux difficultés de traduction apparaissent clairement : faut-il traduire un mot toujours de la même manière – avec le même mot dans la langue cible ? Et dans quelle mesure les acceptions modernes ont-elles une influence sur la traduction des textes anciens ? Nous allons explorer le sens de mythos par étapes. Considérons d’abord la première occurrence de mythos dans la Poétique :

« Nous allons parler de l’art poétique [poêtikês] en lui-même et de ses espèces, de l’effet [dynamin] propre à chacune d’elles, de la façon de composer la fable [mythous22] si on veut que la composition poétique [poiêsis] soit belle, puis du nombre et de la nature des parties ainsi que de tous les autres sujets qui se rattachent à la même recherche ; et, selon l’ordre naturel, nous traiterons d’abord de ce qui vient en premier lieu » (1447a 8-12).

L’introduction oriente clairement les lecteurs d’Aristote. Son étude explore l’art poétique (poêtikê) à savoir « la manière dont il faut composer des fables » (pôs dei synistasthai tous mythous). C’est-à-dire, de belles fables ; l’esthétique étant une préoccupation dans les commentaires d’Aristote23. Jusqu’ici, le sens de mythos semble clair ; il s’agit de la composition d’une fable24. Par contre, d’autres l’ont traduit comme « intrigue », « histoire » ou « mythe »25. Par exemple, sur la base des définitions de mythos qui suivront dans la Poétique, Barbara Gernez traduit la phrase : «…de la manière dont il faut composer l’intrigue afin que l’œuvre soit réussie… ». Elle justifie ce choix ainsi : « Le mot mythos ne désigne pas le mythe tel que nous l’entendons aujourd’hui, qui sert plutôt de matériau à l’élaboration poétique, mais le résultat de l’activité poétique par excellence : la création d’une unité ‘narrative’ ordonnée. C’est pourquoi nous le traduisons par ‘intrigue’ ». Pourtant, peut-on composer une intrigue ? Cela est possible, si on la réduit à la structure/structuration de la fable. C’est ici que surgit le débat sur le sens d’ « intrigue ». Je suis plutôt convaincu par les intuitions de Raphael Baroni et James Phelan (entre autres), qui comprennent l’intrigue comme un processus survenant au moment de la lecture, lorsque le lecteur entre dans le monde de l’histoire et en devient progressivement conscient, explorant et expérimentant ses questions et ses enjeux26. L’intrigue serait située dans la réception du récit et non pas dans sa composition (voir « 2 » dans la fig. 1 ci-dessous). Selon cette distinction, il me semble plus précis de traduire la première occurrence de mythos comme « fable » (ou « histoire » comme en angl. ‘story’), bien entendu, en tant que produit final d’un processus d’imagination et de structuration.

[Insérer figure 1 ici : « Étapes de questionnement historique (mise en intrigue, intrigue et ex-intrigue)]

Voilà pour la première occurrence de mythos. Examinons maintenant la définition qu’en donne Aristote, qui est ensuite complétée dans d’autres passages. En effet, Aristote semble accepter le sens traditionnel du terme, mais il tient à le définir davantage pour ses étudiants. Par conséquent, il en donne plusieurs nuances. Voici la première définition : « c’est la fable [mythos] qui est imitation de l’action, car j’appelle « fable » l’assemblage des actions accomplies »27. Qu’est-ce que mythos ? Il est étroitement lié à la notion d’action. C’est l’imitation de l’action, comment elle traduit la vie dans une représentation artistique et comment ces diverses actions deviennent une unité, une histoire, non plusieurs. Il ressemble aux notions de « story » ou « story line » en anglais ou de scénario en français. On reste sur le plan de l’action, la description de ce qui se passe. Sans le mythos, dira Aristote, il n’y a pas de pièce de théâtre. Il élabore son concept général : « Donc nécessairement il y a dans toute tragédie six parties constitutives qui font qu’elle est telle ou telle ; ce sont la fable [mythos], les caractères, l’élocution, la pensée, le spectacle et le chant. … » (1450a 7-9).

Plus loin, sans répéter le mot mythos, Aristote donne la deuxième définition ci-dessous pour décrire l’importance fondamentale de mythos pour la composition des tragédies : « La plus importante de ces parties est l’assemblage des actions accomplies, car la tragédie imite non pas les hommes mais une action et la vie… » (1450a 15) ». Il est clair qu’Aristote aurait pu écrire : « La plus importante de ces parties est le mythos… ». C’est lui qui est porteur et doit être cohérent, même si on l’entend lire simplement (1453b 4). Les acteurs et le chant peuvent être magnifiques, mais si la fable n’est pas bien composée, alors le tout est affaibli (1451b 38).

Selon Jean-Marie Mathieu nous aurions affaire à un usage inédit de mythos, sans rapport avec la question de la véracité du récit. Il s’agirait plutôt d’assemblage, de composition et d’organisation28. Même lorsque Aristote utilise le terme mythos pour désigner les récits traditionnels, « le mythos considéré dans la Poétique est toujours agencement des faits (synthesis tôn pragmatôn) »29. Qu’est-ce qui justifierait alors la définition d’intrigue ? C’est que le sens d’intrigue (‘plot’), dans la critique littéraire, a longtemps été lié à la structure d’un ouvrage. Récemment, les chercheurs ont plutôt vu dans l’intrigue l’aspect performatif de l’histoire, son effet rhétorique sur le lecteur ou le spectateur. C’est pourquoi des narratologues et des exégètes bibliques ont trouvé chez Aristote les premières tentatives d’expliquer ce qui rend une histoire efficace ; comment elle est construite (sa structure) pour le plaisir du public (son effet).

Le problème avec ‘intrigue’ comme définition est qu’Aristote décrit les poètes comme faiseurs de mythous, donc (contra Mathieu) le sens de mythos semble être tout simplement « récit fictif ». Pour Aristote, il est sous-entendu qu’il s’agit de fiction ; donc, non seulement la création des « faits » mais encore leur agencement pour créer une unité d’action. Johanne Villeneuve le décrit comme « une opération mimétique de ‘mise en commun’ »30. La proposition de Mathieu est suggestive, mais je ne suis pas persuadé que l’on doive chercher un autre sens, tel qu’« intrigue ». Aristote, lui, accepte l’usage traditionnel de mythos, mais il le définit et va plus loin en disant ce qui rend une fable bonne. Pour Aristote, un bon mythos est une « fable » qui imite l’action et l’agencement des faits (1450a 4 ; 1454a 14), qui n’est pas « épisodique » (1451b 33-34), ne procède ni du hasard (1452a 11), ni de l’intervention divine31(1454b 1), mais des faits bien reliés entre eux par la vraisemblance et la nécessité (1451b 34 ; 1452a 19). Et pour les spectateurs, la fable doit être dramatique, formant un tout avec début, milieu et fin (1459a 18), pas trop longue (1451a 5) mais avec les actions clairement représentées sous les yeux du public, comme si l’on assistait aux faits eux-mêmes (1455a 23-24).

Parler ici d’intrigue me semble compliquer la discussion, car, comme nous l’avons déjà mentionné, le sens de ce terme est aussi mis en question. Nous allons y revenir en abordant la notion de mise en intrigue chez Paul Ricœur et de l’emplotment de Hayden White. Nous passons maintenant à la question de l’influence de la notion de mythos après la Poétique.

Après Aristote

Cette section sera limitée à la discussion des emplois de mythos dans l’Antiquité jusqu’au premier siècle après J.-C. Nous verrons dans la quatrième partie encore quelques éclaircissements concernant la réception du mythos d’Aristote dans les recherches contemporaines.

La tradition gréco-romaine

Comme mentionné plus haut, après la mort d’Aristote, la Poétique ne semble pas avoir influencé les théoriciens littéraires et rhétoriques dans la tradition gréco-romaine. Le mot mythos continue donc d’exprimer le sens péjoratif d’une histoire fictive dans la littérature de l’Antiquité. Par exemple, Ceslas Spicq se réfère à Polybe, Strabon, Diodore de Sicile et Plutarque en affirmant : « Mais les païens eux-mêmes dénonçaient le caractère fallacieux des récits légendaires »32. Cette pratique peut être observée dans la littérature juive et chrétienne que nous considérons à présent.

Dans la tradition juive et chrétienne

Dans la littérature juive religieuse, nous ne trouvons qu’une occurrence de mythos, également avec un sens péjoratif. Nous lisons dans le Siracide (Si 20,19) : « L'homme sans manières est comme une histoire [mythos] hors de propos qui se trouve continuellement dans la bouche des imbéciles (TOB) »33. On repère également dans la Septante un mot apparenté : « conteur de fables » (mythologos) : « les conteurs de fables et les chercheurs de savoir, ils n'ont pas connu le chemin de la Sagesse et ne se sont pas souvenus de ses sentiers » (Ba 3,23 TOB)34. Il est intéressant de noter que cette expression, tout comme mythos, est aussi beaucoup plus souvent utilisée dans la tradition grecque. Il est également intéressant pour notre discussion de relever qu’Aristote qualifie Hérodote de mythologos35 ; lui qui est considéré comme le « père de l’historiographie grecque ».

Les occurrences de mythos sont plus nombreuses dans les écrits de Flavius Josèphe36 et de Philon d’Alexandrie37. Il s’en servent dans leurs argumentions avec le sens de « fable », « affabulation » et « fiction » pour décrire des situations et des personnes peu vraisemblables. Ces emplois péjoratifs de mythos sont perpétués dans les écrits du Nouveau Testament. Le mot apparaît cinq fois dans le sens de « fable », toujours avec un ton polémique. On ne le trouve jamais dans les Évangiles et les Actes, mais quatre fois dans les lettres pastorales de Paul (1 Tm 1,14 ; 4,7 ; 2 Tm 4,4 ; Tt 1,14) et une fois dans 2 Pierre (1,16). Mythos est placé en opposition à des notions telles que « dessein de Dieu », « piété », « vérité » et « témoignages oculaires ». Ces emplois montrent que certains chrétiens s’attachaient trop aux fables, aux dépens de la solidité de leur foi. Il semble donc clair que si nous cherchons un lien entre Aristote et les écrits de Luc sur la base du sens de mythos comme « fable », nous tombons dans une impasse, car les écrits de Luc ne demandent pas à être reçus comme de la fiction mais comme la transmission des témoignages fidèles à la révélation divine dans la personne de Jésus-Christ (Lc 1,2). Par conséquent, s’il y a des rapprochements possibles entre Aristote et Luc, il faudrait les chercher par d’autres pistes.

Pistes utiles entre Aristote et Luc

Il est clair que l’intention de Luc-Actes n’est pas de raconter une fable. Par conséquent, ce n’est pas par le biais du sens classique de mythos que l’on peut faire le rapprochement, mais plutôt via l’opération de composition de fables pour permettre une expérience : l’agencement des actions crée une histoire à vivre et à revivre à travers la lecture. Avant d’examiner la préface de l’Évangile de Luc qui soutient cet argument, nous allons aborder trois points de comparaison utiles : le sens d’historìa, le style tragique dans l’Antiquité ainsi que la valeur de la mise en intrigue pour la théorie historiographique. Ils offrent quelques pistes pour mieux apprécier les éléments qui composent le projet littéraire de Luc.

Historìa : le récit comme enquête

Bien qu’Aristote fasse une distinction entre mythos et historìa, le sens de ce dernier terme nous ouvre une voie pour considérer leurs ressemblances. Le fait de documenter les événements du passé en prose est très ancien (par ex. chez les Juifs et les Égyptiens, etc). Cependant, nous héritons des Grecs le nom du genre littéraire dit « histoire » (historìa) d’où « historiographie ». Hérodote (vers 484-420 av. J.-C.) a innové en ce qu’il a créé une nouvelle manière d’exprimer des événements du passé. Au lieu d’écrire en vers, notamment comme Homère et Hésiode, il compose en prose, et le sujet de sa réflexion n’a pas trait à des événements lointains, mais plutôt à des événements récents, et qui lui sont proches. Hérodote décrit donc son projet comme historìa, à savoir une « enquête » ou « recherche ». De plus, son ouvrage est censé être lu devant un public, et non pas représenté au théâtre. Il présente le fruit de son enquête ainsi : « En présentant au public ces recherches, Hérodote d’Halicarnasse se propose de préserver de l’oubli les actions des hommes, de célébrer les grandes et merveilleuses actions des Grecs et des Barbares, et, indépendamment de toutes ces choses, de développer les motifs qui les portèrent à se faire la guerre » (Hist. 1.1.0)38.

Ainsi, Hérodote – certainement inspiré par d’autres comme Hécatée, etc. - a créé la tradition historiographique chez les Grecs. Tous les historiens après lui devaient en tenir compte. Or, le lien entre Hérodote et Luc est l’enquête d’événements du passé, à savoir une exploration des faits afin de les interpréter et leur donner du sens pour une nouvelle génération. En entendant lire ces descriptions, le public est invité à vivre les faits racontés et à apprécier ainsi les joies et les défaites d’un personnage, d’une ville ou d’un peuple, ainsi que d’en retirer des leçons de vie. Bref, écrire une histoire, enquêter sur le passé, ancien ou récent, est à la fois un acte d’interprétation et de composition, à destination du public ciblé par l’auteur. C’est une démarche courageuse et potentiellement féconde du fait de l’influence qu’un tel projet peut avoir sur les lecteurs. Il en va ainsi tant pour Hérodote qui explique les causes des guerres médiques, que pour les évangélistes qui narrent les actes et les enseignements de Jésus-Christ. L’historiographie n’est pas une simple liste chronologique de lieux, d’actes et de noms. Au contraire, c’est l’exploration d’une ou plusieurs questions dans un cadre d’événements et de personnages reliés par une connexion de causes et d’effets. Bref, narrer le passé, c’est « la rhétorique du réel »39. Tel est le défi de l’historien : comment décrire et expliquer ces liens ? Aristote n’avait-il pas raison en avançant que la poésie est plus philosophique que l’histoire ? Malgré l’intérêt d’une telle question, notre propos immédiat est plutôt d’aborder la question du style. Car voilà bien un souci partagé de tout temps par les historiens : comment écrire ?

« Style tragique » dans l’historiographie gréco-romaine et juive

Plusieurs études ont cherché à démontrer les parallèles existant entre la littérature grecque et les écrits de Luc40. Nous nous focaliserons ici sur une étude de Doohee Lee à propos du « style tragique » employé dans l’historiographie grecque et juive et Luc-Actes41, dans la mesure où Aristote se concentre surtout sur la tragédie dans son ouvrage. Lee relève que l’on peut identifier ce style même chez les historiens qui critiquaient les « historiens tragiques », c’est-à-dire ces auteurs qui exaltaient le style en brodant et amplifiant les détails dans la description de certaines scènes afin d’évoquer chez les lecteurs les mêmes sentiments visés dans les tragédies (crainte, pitié, etc. ; voir Poétique 1449b 27). Dans les écrits d’histoire, on perçoit une tension concernant la description factuelle et le style. Certains historiens – par exemple, Thucydide et Polybe - critiquaient d’autres écrivains qui s’intéressaient plus à la dimension sensationnelle qu’aux données précises42. La thèse de Lee est que ce style tragique est perceptible, à des degrés différents – même chez les historiens les plus rigoureux (ou « scientifiques »). Lee met en évidence deux caractéristiques typiques du style tragique : (1) chercher à susciter des émotions chez les lecteurs et (2) employer des attributs de la tragédie grecque43. La première consistait à décrire de manière vive les événements de manière à permettre aux lecteurs d’expérimenter ces moments particulièrement marquants. En outre, on avait recours à des ressorts propres à la tragédie, tels que des schémas typiques (ex. la chute des protagonistes à cause de l’orgueil ou de l’avarice), des accessoires du théâtre (ex. vêtements et gestes) ainsi que des allusions aux tragédies. Lee souligne encore le fait que l’historiographie avait plusieurs objectifs : instruire les lecteurs, leur donner du plaisir et leur transmettre des leçons de morale. Le style tragique – parmi d’autres figures de style – serait employé pour arriver à ces fins.

Ainsi, Lee met en lumière des exemples du style tragique dans les écrits de plusieurs historiens : Hérodote, Thucydide, Douris de Samos, Phylarque, Polybe, Denys d’Halicarnasse, Plutarque, Tite-Live, ainsi que Flavius Josèphe dans la tradition juive. Il en vient ensuite aux récits de Luc en argumentant sur le langage tragique et les allusions aux tragédies grecques ; les chutes des personnages à cause de l’avarice ; le style tragique dans le portrait du roi Hérode et le périple de Paul vers Jérusalem ; et enfin la tragédie du peuple juif dans Luc et Actes. Lee en conclut que Luc s’était inspiré du style tragique bien connu dans la littérature gréco-romaine. Et logiquement, ces figures de style étaient perçues et appréciées des lecteurs des différentes époques. C’est ce qu’Aristote a si bien expliqué dans son traitement des tragédies. Ce lien avec le style tragique des historiens peut être complété par la théorie de la « mise en intrigue » avancée par Paul Ricœur et Hayden White.

La mise en intrigue dans l’historiographie chez Paul Ricœur et Hayden White

La réception du mythos d’Aristote dans l’analyse littéraire contemporaine est extrêmement vaste. Bien d’autres chercheurs pourraient figurer dans cette discussion, mais Paul Ricœur et Hayden White font figure de pionniers en ce qui concerne les rapprochements entre la narrativité et l’historiographie. Ce qui suit est une brève description de leurs intuitions. En effet, l’historiographie est à la fois une science et un art. L’acte de décrire le passé en conservant l’intérêt des lecteurs est un véritable défi. L’historien, comme d’autres auteurs, a deux choix principaux : que raconter et comment le présenter ? Les recherches contemporaines ont mis en évidence les ressemblances entre les récits fictifs et les récits factuels, notamment par rapport à l’activité compositionnelle, les figures rhétoriques, la structure narrative et les buts pragmatiques. Paul Ricœur et Hayden White utilisent des expressions semblables pour décrire ce processus créatif dans l’historiographie : respectivement, « mise en intrigue »44 et « emplotment »45. Par ces termes, l’un et l’autre décrivent le processus de composition d’une histoire factuelle (voir « 1 » dans la fig. 1 ci-dessus). En effet, l’historien choisit les faits qui s’avèrent pertinents pour son argumentation et par conséquent il en omet d’autres. Il les unit ensuite par des liens de cause à effet. Pour ce faire, l’historien doit non seulement imaginer et interpréter ces événements, mais il lui faut aussi faire preuve de talent pour les raconter de manière convaincante et intéressante.

Cette activité de composition ressemble donc à celle décrite par Aristote : l’unité de l’action est primordiale, les faits sont reliés, il y a un début, un milieu et une fin46. Opérer un choix parmi des milliards de données historiques – du fait du caractère aléatoire de la vie – n’est pas une action automatique, comme si l’histoire s’organisait toute seule ! Il s’agit d’une opération de structuration, dans l’espace et le temps, guidée par plusieurs critères. De toutes les données possibles, l’historien discerne une ou plusieurs questions à explorer et propose un fil rouge qui leur donne du sens. Cette opération est la « mise en intrigue » (ou « emplotment ») dans la phase de composition d’un ouvrage d’histoire (voir « 1 » dans la fig. 1). Le résultat de ce processus créatif est – pour notre propos – une histoire sous forme de récit écrit (ex. un évangile). Cet ouvrage historique crée un lien avec le passé et étend la possibilité à d’innombrables lecteurs d’entrer dans cette exploration de questions initiée par l’historien. Ce processus peut être nommé « intrigue » (voir « 2 » dans la fig. 1), à savoir la rencontre (expérience) que fait le lecteur, cognitive et expérientielle, de l’histoire. L’intrigue présuppose, dans cette définition, une conscience réceptive (le lecteur) qui parcourt l’histoire et réagit à ses questions. Ensuite, le lecteur émerge du monde de l’histoire et entre dans la phase d’ « ex-intrigue » où il évalue l’interprétation de l’historien pour l’intégrer ou pas dans sa propre vision du monde (voir « 3 » dans la fig. 1).

En raison de cette distinction entre « mise en intrigue » et « intrigue », tout en étant persuadé du bien-fondé de la théorie de Ricœur, je pense qu’il fait l’erreur (et d’autres comme lui) de traduire mythos par ‘intrigue’47. Le poète, d’après Aristote, est un artisan de fables. Par conséquent, si l’on s’approprie cette activité créative, des éléments de comparaison entre la narration d’un récit fictif et d’un récit factuel émergent. L’un et l’autre présupposent l’intérêt d’un public auquel ils fournissent une enquête et une expérience en vue de la lecture ou du spectacle. L’un et l’autre sont des représentations, voire prestations, ayant des buts pragmatiques. C’est pourquoi l’auteur de fiction et l’historien sont bien des metteurs en scène.

En outre, cet acte d’écrire l’histoire est loin d’être neutre, car l’historien a des objectifs pragmatiques qu’il veut transmettre à (exercer sur) son lectorat. Il y a une sorte de pacte entre l’historien et son public. Il tient à ce que son public soit persuadé par son interprétation du passé, et le public s’attend à ce qu’il s’en tienne le plus possible aux faits. Pour cela, le récit n’est pas seulement un système fluide d’informations mais aussi « un système d’influence »48. Ces points de réflexion peuvent servir comme pistes de recherche, même pour étudier la composition et la réception de Luc-Actes.

Luc-Actes : une enquête menant à une expérience

La préface de l’Évangile de Luc, 1,1-4 fait office de « pacte de lecture » quant au genre de l’écrit. Elle permet au lecteur de savoir à quoi il peut s’attendre de l’écrit. Elle est complétée ensuite par le début des Actes (1,1-2)49. L’auteur y décrit de manière succincte le contenu, la méthode et le but de sa composition. La discussion qui suit se limitera à la préface avec quelques renvois au corpus de Luc-Actes. Ci-dessous je propose une traduction pour faciliter la discussion. Dans le texte grec, les versets 1 à 4 sont une longue phrase, ce qui apparaît aussi dans la traduction :

(v. 1) Puisque beaucoup ont entrepris de rédiger un compte rendu concernant les faits (actes, événements) accomplis parmi nous, (v. 2) suivant ce que nous ont transmis les témoins oculaires depuis le début et qui sont devenus serviteurs de la Parole, (v. 3) il m’a aussi semblé50 bon de t’écrire, excellent Théophile, de manière ordonnée, de tout depuis l’origine, m’étant précisément informé, (v. 4) afin que tu reconnaisses la certitude (solidité) concernant les sujets dont tu as été enseigné (informé).

Genre et sujet

Genre de Luc-Actes

Les liens lexicaux avec les préfaces des historiens anciens sautent aux yeux. Plusieurs éléments dans la préface signalent le genre (l’ensemble de conventions qui orientent le lecteur dans l’interprétation d’un écrit). Lorsque Luc écrit au v. 3, « il m’a aussi semblé bon de t’écrire », il veut mettre à disposition de Théophile un compte rendu (diēgēsis, v. 1), comme d’autres l’avaient déjà entrepris avant lui51.

La préface s’insère dans deux traditions. Premièrement, du point de vue littéraire, elle est clairement inspirée par l’historiographie grecque. Les préfaces de l’Antiquité servaient à introduire le sujet et les méthodes de l’enquête et souvent aussi les qualifications de l’historien. Nous en verrons quelques indices dans les paragraphes qui suivent. L’auteur propose donc un récit d’histoire. En outre, cette préface peut être considérée comme une introduction aux deux volumes de Luc-Actes. À son tour, la « préface » des Actes (1,1-2) peut être vue comme une partie de la récapitulation (une pratique ancienne) qui sert à relier les deux volumes52. En effet, le premier verset des Actes éclaircit la préface principale : « Théophile, j'ai parlé, dans mon premier livre, de tout ce que Jésus a commencé de faire et d'enseigner dès le commencement » (Ac 1,1). Deuxièmement, quant au contenu, Luc signale une autre tradition dont il s’est inspiré : les autres comptes rendus rédigés sur la base des témoignages oculaires (Lc 1,1-2). Ainsi, Théophile est invité à recevoir ce récit comme un écrit de la tradition historiographique grecque et de la tradition des « témoins » du mouvement chrétien. En outre, le corpus de Luc-Actes est inséré dans un cadre plus large, celui de l’histoire du peuple d’Israël narré dans les Écritures juives. La continuité théologique et littéraire (grâce à la traduction grecque dite des Septante) soutient toute l’argumentation narrative de Luc-Actes. Ainsi, bien que l’intention de l’ouvrage ne soit pas celle de la tradition théâtrale (mythos), Luc-Actes et le mythos aristotélicien (et le projet d’Hérodote) ont quelque chose en commun : ils se focalisent sur les actions et leurs liens mutuels. Ce point commun est incontournable, il s’agit d’un processus créatif qui consiste à choisir, organiser et représenter des actions, l’un par le biais de pièces de théâtre et l’autre par des textes. Ces deux types d’écriture mettent en œuvre des moyens qui mobilisent l’imagination et l’interprétation. Nous les détaillons ci-dessous.

Sujet de Luc-Actes

En tant qu’historien, Luc s’intéresse, comme Hérodote, aux actions qui lui sont proches : « actions accomplies parmi nous » (peri tôn peplèrophorèmenôn en hèmin pragmatôn,Lc 1,1). Nous avons vu combien cet aspect est important pour la théorie d’Aristote : c’est l’agencement des actions (le mythos) qui est primordial pour la réussite de la pièce théâtrale. Cependant, tandis que la fable est une représentation des actions qui pourraient se produire, Luc affirme qu’il raconte des actions accomplies. Cela oriente le lecteur dans le domaine du réel. C’est du moins la prétention de la préface. Luc-Actes n’est pas un traité philosophique ; il s’intéresse plutôt aux interventions de Dieu et des hommes, en particulier les actions et les enseignements de Jésus-Christ et les effets qui en découlent. Dans ce sens, on trouve un rapprochement avec Hérodote qui racontait également « les grands et merveilleux actes » et mettait en évidence l’influence de la religion sur les hommes. Quant à Luc, il s’inspire surtout, sur ce plan, des écrits juifs qui révèlent Dieu comme protagoniste de l’histoire de l’humanité.

Sur la question des interventions divines, nous trouvons aussi une différence importante entre Aristote et Luc. Alors qu’Aristote déconseille l’emploi d’interventions divines pendant les épisodes d’action (l’emploi de deus ex machina, sauf pendant les moments intercalés53), Luc les raconte et y prend plaisir. Dans le monde du récit, Luc narre sans embarras les interventions de Dieu, dès le récit concernant Zacharie et Élisabeth. C’est un monde profondément théocentrique, reflétant ainsi la vision juive du monde. Même si Luc est un peu vague, au v. 1, à propos de l’agent des « faits accomplis » (par qui ?), il n’hésite pas à montrer que c’est le Dieu d’Israël.

Un autre lien permet de comparer Aristote et Luc, il s’agit de l’idée de l’unité de l’action. Nous l’avons considéré plus haut : la cohésion de l’histoire repose non seulement sur le protagoniste et ses actions, mais au fait qu’elles sont reliées les unes avec les autres, autour de quelques questions principales. Cela permet aux lecteurs / spectateurs de suivre le déroulement de l’histoire. La composition de Luc-Actes illustre clairement cette unité d’action. De Jérusalem à Rome, Luc conduit Théophile à travers l’histoire de la révélation du salut en Jésus-Christ, la manière dont il devient sauveur, mais aussi comment il est reçu ou rejeté comme tel. La section suivante donne quelques indices sur les méthodes de composition de Luc.

Moyens de composition (construction)

Luc donne plusieurs indices concernant ses procédés historiographiques. La préface est particulièrement dense et chaque élément pourrait déclencher une discussion approfondie. Nous allons nous limiter à l’essentiel. Les précisions méthodologiques servent à rassurer les lecteurs : le compte rendu est bien fondé ! Luc s’appuie sur des ouvrages en circulation, lesquels pouvaient déjà avoir été lus par ses lecteurs. Pour son évangile, Luc est redevable à ses sources. Et à leur tour, ses sources sont fondées sur les témoignages oculaires des événements racontés. Ces personnes étaient là, depuis le début, c’est à dire depuis le ministère de Jean-Baptiste (voir Ac 1,21-22). Elles sont également « serviteurs de la Parole », une expression pour dire les « enseignants – messagers » de l’Évangile. Il est intéressant de noter que l’auteur insère « parmi nous » (v. 1), ce qui laisse comprendre que lui aussi était témoin de certains de ces « faits accomplis »54. Ainsi, les sources sont présentées comme étant dignes de foi et l’auteur s’y inclut comme l’une d’elles. Nous ignorons le rapport précis entre Luc et Théophile. Cependant, cette préface n’exclut pas la possibilité d’un contact personnel pour clarifier d’éventuelles questions.

En outre, au v. 3, nous trouvons une série de qualificatifs décrivant sa prétention d’avoir exercé son « enquête » de manière exemplaire, selon la tradition de l’historiographie grecque. Les préfaces des historiens évoquent souvent les qualités personnelles qui leur permettent de composer un ouvrage d’histoire. Luc ne manque pas de les faire valoir : 1) « de manière ordonnée », 2) « de tout », 3) « depuis l’origine » et 4) « m’étant précisément informé ». Le point 4 indique sa façon minutieuse de mener l’enquête, et les points 2 et 3 en soulignent l’étendue (« tout » étant une hyperbole pour l’exhaustivité). Le point 1, enfin, décrit ses recherches, de manière suivie, à savoir une logique qui permet à Théophile d’en suivre la narration. Bien que certains chercheurs trouvent l’Évangile de Luc plus « épisodique » que les Actes des Apôtres (ce qu’Aristote trouvait moins efficace qu’une histoire bien enchaînée55), la question centrale du double ouvrage est de montrer les effets de l’enseignement et des actes de Jésus-Christ et de ses témoins jusqu’à Rome. Loin d’être la partie anodine d’une préface, le verset 3 renforce l’objectif pragmatique de Luc-Actes vers lequel nous tournons maintenant notre regard.

Buts pragmatiques

On a beaucoup écrit au sujet des buts pragmatiques de Luc-Actes. Sans exclure les diverses possibilités d’objectifs (évangélisateur, apologétique, politique, etc.), je me borne aux données explicites du v. 4 : « afin que tu reconnaisses la certitude (solidité) concernant les sujets dont tu as été enseigné (informé) ». La prise de connaissance de ces éléments est censée susciter chez Théophile un effet bénéfique. Probablement, Théophile adhérait déjà à la foi en Jésus et en avait déjà reçu des enseignements. Le double ouvrage, qui lui est dédié, servait surtout à lui donner la certitude de la foi chrétienne, en lui fournissant un tableau plus large (Luc et Actes) et avec des précisions que les autres « comptes rendus » n’avaient pas données.

Nous trouvons là un autre parallèle avec les pensées d’Aristote. De même que la théorie de mythos explique les effets pragmatiques des tragédies chez les spectateurs, Luc élabore aussi une représentation qui cherche à produire une expérience (par ex., des sentiments de confiance et de paix chez Théophile). Cet objectif est illustré à maintes reprises dans Luc-Actes par des scènes où des personnes ou des groupes parviennent à la connaissance de faits qui transforment leurs vies (disciples d’Emmaüs ; Pierre chez Corneille ; l’eunuque éthiopien, etc.). Ainsi, il ne semble pas exagéré d’insister sur l’objectif pragmatique visant à offrir une expérience répétée et durable chez Théophile et d’autres lecteurs comme lui (cf. « 3 » dans la fig. 1). Luc veut arriver à l’objectif du v. 4 en racontant divers types de récits (miracles, enseignements, discours, prières, etc.) et en se servant d’une grande variété de procédés littéraires (motifs, apartés, métaphores, etc.)56. Ainsi, les éléments littéraires sont au service des thèmes théologiques et des objectifs pragmatiques de l’ouvrage.

Conclusion

Comme dans bien d’autres domaines, le patrimoine d’Aristote reste formidable. On peut être en désaccord avec lui mais on ferait bien de prendre en considération ses pensées. Qu’en est-il pour le mythos d’Aristote ? Est-ce une impasse ou une clé de lecture pour l’exégèse biblique ? L’historìa jouerait-elle, ironiquement, un rôle dans la solution ? Les nuances de ces deux termes, souvent débattus, nous permettent de constater les ressemblances et les différences entre la fiction et l’historiographie. Le mythos est un agencement de faits imaginaires servant à divertir et faire réfléchir les spectateurs ; l’historìa, quant à elle, est une enquête sur les faits accomplis dans le passé, une exploration de leurs enjeux et conséquences. Ainsi, l’artisan de fables (le poète) et l’historien sont tous deux des metteurs en scène. L’un raconte un monde imaginaire et l’autre un monde réel. Voici l’avantage de connaître les théories narratives : plus nous savons comment les récits fonctionnent, tout en respectant leurs différences, plus nous sommes à même d’apprécier les récits bibliques et le génie littéraire de celui qui les a produits.

Est-ce que l’exégèse biblique est prête à bénéficier des recherches littéraires qui mettent en évidence que les récits de fiction et d’histoire partagent un certain nombre d’éléments ? La solution n’est pas de les réduire au même niveau car chaque récit doit être étudié et apprécié selon ses propres termes. Cette discussion nous rappelle un fait qui est parfois oublié, c’est que la Bible est de la littérature. Elle n’est pas un ensemble de traités philosophiques ou un manuel de théologie dogmatique. Au contraire, chaque écrit, quel que soit son genre littéraire, demande à être lu selon les conventions adoptées par l’auteur.

Qu’en est-il pour Luc-Actes, notre texte de comparaison ? Avec sa préface et ses nombreux renvois à la Septante et aux autres sources, ce double ouvrage doit être lu selon les conventions historiographiques de l’époque et à la lumière de la tradition des Écritures juives. Les approches littéraires nous permettent de suivre, selon une autre perspective, le développement progressif des thèmes théologiques de Luc-Actes. Car le récit d’une histoire peut être aussi théologique que d’autres genres littéraires (comme les lettres du NT), la « voix prophétique » n’étant pas limitée par les conventions d’écriture.

Luc veut atteindre au moins un objectif : renforcer la foi de Théophile. Il l’invite à explorer plusieurs questions et à les expérimenter avec les personnages du récit, comme s’il y était présent. C’est une exploration, une expérience. Même aujourd’hui, Luc nous offre cette possibilité, peut-être plus que les autres évangélistes du fait qu’il est le seul à nous conduire de Jérusalem à Rome, afin de faire vivre l’accomplissement du mandat de Jésus par l’intermédiaire de ses disciples. Il semble donc raisonnable d’affirmer que Luc envisage sa composition non seulement comme un moyen d’informations mais aussi comme une enquête intellectuelle et expérientielle. On peut aller plus loin, elle peut devenir une « prestation », quelque chose à vivre, un peu à la manière d’Aristote, comme une œuvre qui à la fois édifiait et divertissait. Par conséquent, les approches littéraires, enrichies par les études historiques, peuvent nous aider à y entrer en profondeur. Les différentes méthodes exégétiques se complètent ; aucune n’est suffisante pour répondre à toutes nos questions.

Certains lecteurs pourraient souhaiter plus d’éclairages sur l’historicité de Luc-Actes. Toutefois, ce n’était pas le but de cette contribution. Bien d’autres textes abordent cette question57. Je pense que Luc demande à ses lecteurs de vérifier ce qu’ils peuvent vérifier et de lui faire confiance pour ce qui n’est pas à leur portée. N’en va-t-il pas de même pour nous aujourd’hui ? Enfin, une dernière question pour terminer : Aristote et Luc seraient-ils dérangés par nos discussions ? Peut-être. Je voudrais croire que non, car tous les deux étaient de grands maîtres d’érudition et d’expression. Conscients des limites de la comparaison entre les intuitions d’Aristote et celles de Luc, nous pouvons certainement voir dans le mythos d’Aristote une clé de lecture plutôt qu’une impasse.

Traductions de la Poétique citées dans l’article :

Aristote, Poétique, traduction de Charles Batteux, Paris, J. Delalain, 1874.

Aristote, La Poétique, le texte grec avec une traduction et des notes de lecture de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Éditions du Seuil, 1980.

Aristote, La Poétique. Traduction, introduction et notes de Barbara Gernez, Paris, Les Belles Lettres, 2001.

Aristote, Poétique, texte établi et traduit par J. Hardy, Collection des Universités de France, Paris, Les Belles Lettres, 1985.

Aristote, la Poétique. Introduction, traduction, notes, étude de Gérard Lambin, Paris, L’Harmattan, 2008.

Aristotele, Poetica. Introduzione testo e commento di Augusto Rostagni, Torino, Chiantore, 19452.

Aristoteles, Poetik, übersetzt und erläutert von Arbogast Schmitt, Berlin, Akademie Verlag, 2008.

Aristotle, Poetics, Editio Maior of the Greek Text with Historical Introductions and Philological Commentaries by Leonardo Tarán et Dimitri Gutas, Leiden – Boston, Brill, 2012.

Aristotle, Poetics, Translated with an introduction and notes by Malcolm Heath, London, Penguin Books, 1996.

Aristotle, Poetics, Edited and translated by Stephan Halliwell, LCL 199, Cambridge, Harvard University Press, 1995.

Aristotle, Aristotle on the Art of Fiction. An English translation of Aristotle’s Poetics with an introductory essay and explanatory notes by L.J. Potts, Cambridge, Cambridge University Press, 1968.

1 Citation de Tzvetan Todorov dans la préface de la traduction de Dupont-Roc et Lallot.

2 Cet article est basé sur une présentation « Le mythos d’Aristote, l’historiographie gréco-romaine et Luc-Actes : la promesse d’une expérience » donnée lors du « Souper biblique » du 27 mars 2014, Département d’études bibliques – Faculté de théologie – Université de Fribourg. Je remercie mes collègues pour leurs questions et leurs commentaires qui m’ont encouragé à approfondir ces pistes de recherche. Pour ne pas alourdir les notes, les différentes traductions et notes sur la Poétique seront désignées par le nom de leur auteur, les références complètes étant rassemblées à la fin de l’article.

3 Olivier Fasel, notes de cours, Initiation à la Narration Biblique, dans le cadre du Service Catholique de la Catéchèse et du Catéchuménat - Fribourg (SCCCF), et du Centre Catholique Romand de Formations en Eglise (CCRFE); et dès 2016 au Centre de Formation et de Rencontre du Bienenberg (CeFoR); non publié; mis à jour août 2015.

4 R. Alan Culpepper, Anatomy of the Fourth Gospel : A Study in Literary Design, Philadelphia, Fortress Press, 1983.

5 D.A. Carson, The Gospel according to John, Grand Rapids, Eerdmans, 1991, p. 63.

6 Par exemple, cette question est thématisée dans l’interview par Markus Lau du Dr. Susanne Luther, titrée « Wie historisch ist die ‘Apostelgeschichte’ ? » (Bibel Heute 2. Quartal, 2015, pp. 20-21). La prémisse de Luther est que les historiens de l’Antiquité ne maintenaient pas une distinction stricte entre ce qui est ‘fait’ et ‘fiction’ ou ‘vrai’ et ‘faux’. C’est une exagération, qui n’est pas suffisamment défendue dans cette courte interview. Il y avait déjà différentes approches dans l’Antiquité et les historiens se critiquaient les uns les autres pour ces points de tension dont, par exemple, la liberté d’embellir leurs récits.

7 Petri Merenlahti, Poetics for the Gospels ? Rethinking Narrative Criticism, Edinburgh, T&T Clark, 2002. Pour une discussion des objections formulées contre l’analyse narrative et une défense, voir Mark A. Powell, What is Narrative Criticism?, Minneapolis, Fortress Press, 1990, pp. 91-98 et « Narrative Criticism » in Hearing the New Testament : Strategies for Interpretation, Joel B. Green (ed.), Grand Rapids, Eerdmans, 20102, pp. 254s.

8 Merenlahti, pp. 6, 9, 12.

9 Je suis conscient du débat concernant la question de la paternité des écrits de Luc. Même si j’accepte la tradition ecclésiale remontant à Irénée (Adversus Haereses III, 1, 1), il n’y a pas lieu de l’aborder ici. ‘Luc’ sera donc employé comme nom de l’auteur des deux écrits.

10 Voir la discussion « Narrative and Truth » dans H. Porter Abbott, The Cambridge Introduction to Narrative, Cambridge, Cambridge University Press, 20082, pp. 145-159. Certainement, cette notion soulève plusieurs q

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Auteurs
James MORGAN

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