Cet ouvrage est le troisième de la collection « Spiritualité », initiée assez récemment par Excelsis (en février 2018 pour être exact, avec Entendre la voix de Dieu, de Dallas Willard). On est heureux de voir ce genre de livres en français ! Et que le lecteur ne se laisse pas méprendre par le terme quelque peu galvaudé de « spiritualité ». Il ne s’agit pas de la réédition d’un livre d’une sainte poussiéreuse du Moyen-Âge, encore moins d’un texte d’inspiration bouddhiste ou soufi. Non, le livre en question est traduit d’un ouvrage publié en anglais en 2016(1), et écrit par une femme évangélique, prêtre de l’Église anglicane aux États-Unis. Celle-ci, mariée et mère de deux filles, lutte avec son réveil, perd ses clés, se dispute avec son conjoint, peine à vider sa boîte mail, peste dans les embouteillages et aime passer du temps avec ses amis. Un quotidien routinier, banal, et auquel chacun peut s’identifier. Et c’est précisément à partir de ces petits événements qui se répètent chaque jour que Tish Harrison Warren choisit d’enseigner à son lectorat des fondamentaux de la spiritualité chrétienne.
Pour chaque chapitre, le mouvement est quasiment toujours le même. L’auteure décrit un de ces moments quotidiens vécus par tous, puis en fait une métaphore d’un des moments du culte (comme le baptême, la confession, la cène, l’envoi final, etc.). On aurait pu craindre que de tels liens métaphoriques soient un peu grossiers, et ne servent que de prétexte pour parler de choses plus « spirituelles », pour parler du culte. Or il n’en est rien. Ces ponts entre le quotidien et le culte chrétien sont fins, et bien assis théologiquement. De plus, le mouvement emprunté par Tish Harrison Warren ne s’arrête pas là. Du culte, elle revient à la vie ordinaire, pour aider ses lecteurs à poser un regard spirituel sur celle-ci, pour les aider à discerner Dieu dans leur quotidien, et se laisser façonner par lui dans les événements les plus banals, comme la préparation d’un repas. En somme, l’auteure envisage le culte, et à juste titre à nos yeux, comme le fondement de la vie du peuple dispersé. Les chrétiens sont appelés à louer Dieu et à lui offrir leurs corps en sacrifice au quotidien ; et cela est possible parce qu’ils apprennent à le faire ensemble, lors du culte dominical.
On peut discerner ici une spiritualité qui plonge ses racines chez de grands spirituels comme François de Sales (1567-1622), qui affirmait avec force que chacun est appelé à devenir saint dans la vocation qui est la sienne (donc dans et par son quotidien), ou peut-être plus encore chez frère Laurent de la Résurrection (1614-1691), qui voulait se souvenir de la présence de Dieu en tout et partout. Ce carmélite du 17e siècle cherchait dans les petites choses du quotidien la moindre occasion de se tourner vers Dieu. On peut aussi noter l’influence d’Eugene Peterson (1932-2018), qui est explicitement mentionné par Tish Harrison Warren, par exemple dans son chapitre « Lire ses courriels ». Elle écrit :
« Les puritains, qui ont sans doute parlé de travail et de vocation plus que toute autre communauté dans l’histoire, ont exprimé une idée fort utile qu’Eugene Peterson a ensuite appelée “la sainteté de la vocation”. Elle consiste à dire que nous sommes sanctifiés, c’est-à-dire rendus saints, non pas de manière abstraite, mais par le concret de notre profession. La sainteté chrétienne n’est pas une sorte de bonté flottant dans les airs, loin du monde. Elle est très spécifique, et, en un sens, elle s’adapte à chacun de nous individuellement. […] On ne peut être saint dans l’abstrait. Mais on peut être un forgeron saint, une mère sainte, un médecin saint ou un analyste saint(2). »
Afin de cerner davantage la spiritualité décrite par Tish H. Warren, penchons-nous sur un chapitre particulier. Le chapitre 4 s’intitule « Perdre ses clés. La confession : arrêter de se mentir sur soi-même ». L’auteure commence par décrire une expérience à la fois banale et irritante au possible, que l’on a tous connue : ce moment où le programme d’une matinée est chamboulé simplement parce qu’on ne trouve plus les clés de sa voiture. Ce moment où « tout s’arrête et [où] l’histoire se transforme en conte moral sans qu’on ne lui ait rien demandé(3) ». Ce moment où nos péchés et nos faiblesses nous reviennent en pleine figure. Mais pour Tish H. Warren, ces temps de frustration sont aussi des occasions de se laisser rencontrer par le Christ, à travers la repentance. C’est l’occasion de reconnaître qui l’on est vraiment, sans chercher à minimiser son péché. Mais c’est aussi le moment de recevoir le pardon de Dieu, et de nous laisser aimer par lui. Le temps de confession communautaire vécu le dimanche matin nous apprend à prendre cette habitude pour la vie ordinaire en semaine. Nous y apprenons à admettre notre indignité, mais aussi à entendre l’amour et le pardon de Dieu. « Dans ces moments-là, quand je perds mes clés, que je m’énerve, que je parle trop sèchement aux gens que j’aime, que je referme brutalement le lave-vaisselle, je peux, en réaction, me condamner, me justifier ou me repentir. Dans la repentance et l’absolution collective, nous sommes comme une équipe de foot qui s’entraîne ou une troupe de théâtre qui répète(4) ». Par la confession, ces « petits moments d’égarement » du quotidien deviennent « des moments de rédemption ».
Le livre de Tish H. Warren assume donc, avec franchise et simplicité, que la spiritualité chrétienne se vit et se développe dans la vie ordinaire, au cœur de nos irritations et de nos joies du quotidien, comme lorsque l’on crie sur ses enfants ou que l’on passe du temps au téléphone avec une amie. Cette vie ordinaire devient alors le lieu de notre rencontre avec le Christ, et celui de notre transformation. Finalement, l’auteure nous rappelle donc des petites vérités sans prétention, mais véritablement ressourçantes pour le pasteur qui travaille bien souvent « le nez dans le guidon », ou pour tout chrétien à qui le livre pourra facilement se prêter ou s’offrir.