« Ah, si j’avais eu cet ouvrage en main il y a quelques mois en arrière ! ». Telle fut ma première réaction, tant sa lecture « tardive » (comprenez : après un entretien pastoral où il fut question du sujet abordé par cet ouvrage) m’a éclairé à différents égards. Il existe, certes, bien des sujets et des situations que nous rencontrons dans notre accompagnement pastoral et pour lesquels nous pouvons nous sentir démunis. Cette question de l’abus sexuel en fait indéniablement partie. Sauf si cet abus est explicitement annoncé lors d’un temps de parole, les questions qui viennent à l’esprit sont multiples : quels sont les signaux d’alerte d’une relation abusive ? Comment réagir lorsque l’on soupçonne un cas d’abus sexuel ? Comment accompagner une victime ? Quels sont les repères bibliques et théologiques utiles pour éclairer cet accompagnement ?
Remarquons au passage qu’il existe une obligation légale de signaler tout soupçon d’abus quand un mineur est en danger potentiel, que ce soit à l’école, dans un centre de loisirs ou à l’Église. De déni, il n’est donc pas question ! De plus, l’Église ne reste sans aucun doute pas épargnée par ce terrible fléau puisque 16 % des femmes et 5 % des hommes en France déclarent avoir subi des viols ou des tentatives de viols au cours de leur vie(1). Imaginez donc pour une Église de 100 personnes… Enfin, bien que les mécanismes psychologiques de l’abus soient similaires pour un croyant ou un non-croyant, partageant la même nature humaine, des questionnements plus spécifiques surgissent dans la pastorale chrétienne.
Fort de tous ces enjeux, l’IBN a organisé une journée de réflexion le 29 novembre 2014. Cet ouvrage en est la retranscription. Loin de faire le simple constat de ce fléau, cet ouvrage invite l’Église à relever le défi d’accompagner, penser et panser les plaies béantes laissées dans le sillage des vies des victimes que nous côtoyons, certainement, dans nos Églises. L’ouvrage vise donc à « offrir au lecteur un guide éclairant qui l’aidera […] à aborder ce terrain semé d’embuches », s’appuyant pour cela sur « des compétences pluridisciplinaires : tant exégétiques que psychologiques et judiciaires » (p. 12). Il s’organise, pour ce faire, en six parties ;
Le viol de Tamar (2 Samuel 13.1-22). Émile Nicole
La parole est d’abord donnée à l’Écriture à travers l’étude du « viol de Tamar » (2 Samuel 13.1-22). Ce dernier, par le fil de la narration de ce douloureux passage aux conséquences désastreuses pour tous les protagonistes, ouvre le voile sur l’un des deux « exemples d’impudeur familiale évoqués dans la Bible ». De ce récit, il relève les traits communs avec les abus sexuels sur mineurs : « le lien familial étroit entre le coupable et la victime, le lien de subordination de la petite sœur au frère aîné, la loi du silence imposée à la victime » (p. 14). Émile Nicole, par une exégèse fine, audacieuse et authentique met en évidence aussi bien la gravité des actes, la culpabilité active de certains, et passive d’autres. Plus encore, il suggère par cette narration biblique des pistes de réflexion préalables pour la suite des exposés et un solide fondement biblique pour accompagner la réflexion pastorale autour de la question.
L’abus sexuel intrafamilial : vivre, et non pas seulement survivre. Agnès Blocher
Dans cette partie, et d’entrée de jeu, l’Église est placée dans ce chapitre face au fléau que constitue l’inceste. Agnès Blocher – thérapeute d’adultes et psychologue clinicienne en institution de protection de l’enfance – nous livre son expérience, son vécu auprès de jeunes « dé-placés » de leur environnement familial nocif. Face à la difficulté de détecter les situations d’inceste, forte de son expérience, elle nous propose d’aborder sous un angle psychologique les contours et ressorts de ce qu’elle appelle les « transactions familiales incestueuses ». Sa réflexion se décline en trois parties au contenu rigoureux, documenté et interpellant. Dans un premier temps, elle s’attarde à définir les termes (acte incestueux et nature des abus sexuels) avec, à l’appui des données statistiques alarmantes, un contexte juridique/judiciaire pas toujours très facilitant. Dans un second temps, elle traite de l’inceste dans sa réalité clinique à partir de l’exemple d’une famille suivie sur trois générations pour démontrer le traumatisme et ses ramifications dans la construction psychologique de la victime. Ainsi, l’auteur relève les caractéristiques des « transactions familiales incestueuses » à identifier, ainsi que les conséquences traumatisantes pour la victime. Encore une fois, Agnès Blocher fait preuve de précieuses remarques sur le cheminement intérieur de la victime, ainsi que sur les troubles multiples qui peuvent en résulter. Mais elle n’en reste pas à ce constat, elle conclut son chapitre sur l’accompagnement spécifique nécessaire pour la reconstruction en proposant des conseils avisés autour de trois piliers : donner crédit, c’est à dire « croire la victime sans réserve quand elle trouve le courage de parler de ce qu’elle a subi en famille » (p. 55), être fiable, c’est-à-dire établir une « relation saine pour pallier la perversion du lien » (p. 56), et faire justice, c’est-à-dire répondre au besoin de vérité et de justice ». Trois piliers de résilience à prendre en compte par les différents partenaires qui accompagnent les victimes d’abus sexuels intrafamiliaux. Cet angle psychologique et cette emphase avec la réalité s’avèrent indispensables à quiconque accompagne ou encadre des mineurs, mais aussi certainement pour détecter certains mal-être chez les adultes victimes silencieuses de ces abus. En effet, ce chapitre permet d’appréhender de façon concise et précieuse les contours psychologiques de ces traumatismes.
Les abus sexuels : l’aspect judiciaire. Interview de Fabrice Delommel
Juriste de formation et ancien membre de la brigade des mineurs, Fabrice Delommel, en chrétien, livre son parcours professionnel ainsi que l’éclairage judiciaire de ces situations dramatiques. Il rappelle les obligations légales qui incombent à la personne au courant d’un abus sexuel sur un mineur de moins de 15 ans et donne des conseils sur le plan judiciaire.
Parler ou se taire ? Quel accompagnement l’Église peut-elle offrir ? Gladys Vespasien et Elvire Piaget
Ce chapitre débute par une question « L’Église est-elle en mesure d’offrir un accompagnement en cas d’abus sexuel ? Est-ce son rôle ? ». Loin de se lancer dans des débats sans fin, la présentation proposée dans ce chapitre revêt le caractère d’un témoignage d’une expérience particulière vécue dans une Église locale. Partant de l’expression d’un besoin évident et à partir de leur expérience, les deux auteures présentent les différentes formes possibles d’accompagnement en Église, allant de l’accompagnement dans les démarches juridiques, à la création d’un climat de confiance et d’écoute pour ouvrir la parole des victimes. Nous y trouvons des conseils pratiques intéressants, notamment pour la mise en place de groupes de parole.
Quand des abus sexuels sur enfants sont commis dans l’Église
Dans cette partie, nous poursuivons sur la dimension « témoignage » de la question pour recueillir celui d’un pasteur qui a dû « gérer » le cas d’abus sexuels sur mineurs par un responsable du ministère auprès des jeunes dans son Église. Il y livre ses tentatives de remédiations, ses échecs et les effets de mauvaises décisions sur la vie de l’Église. Il termine par des enseignements pratiques que ce pasteur tire de son expérience et partage des enseignements aussi pratiques qu’édifiants.
Les abus sexuels commis sur des enfants : repères théologiques. Lydia Jaeger
Il appartient à Lydia Jaeger de clore les différentes interventions par ce chapitre, qui vise à la fois à comprendre, dans une perspective biblique, l’horreur de l’abus sexuel commis sur des enfants et baliser quelques repères théologiques pour l’accompagnement de personnes touchées par un abus sexuel. Cette mise en perspective biblique permet au lecteur de prendre un peu de hauteur sur la question, en posant quelques jalons théologiques pour penser l’accompagnement. Elle se penche sur les « spécificités de la pastorale chrétienne » en la matière, telles que la difficile question du pardon. Elle le fait par un traitement subtil, précis et appréciable du thème pour éviter les « bévues », parfois pleines de belles intentions chrétiennes. Notons un développement intéressant quant au pardon pour l’agresseur. Après le pardon, d’autres épineuses questions se posent pour la victime croyante : « Où était Dieu au moment de l’abus ? » ; « Comment comprendre et concilier le commandement d’honorer ses parents s’ils sont coupables d’abus ? » ; « Que penser du recours à la justice civile ? ». Toutes ces questions se voient traitées avec une précision remarquable et donnent de véritables clés théologiques pour accompagner les victimes d’abus.
L’ouvrage se termine par un ensemble d’éléments complémentaires (repères juridiques, ressources utiles, coordonnées d’association, etc.) et précieux pour poursuivre la réflexion ou bien encore répondre à des besoins très concrets. Vous l’aurez compris, nous tenons là un ouvrage utile pour tout pasteur ou accompagnant possiblement confronté à ces souffrances auxquelles nous sommes si peu préparés.