Introduction
"Nous tous qui avons atteint une [certaine] maturité, pensons selon ces perspectives.
Et si, sur quelque point, vous pensez autrement, Dieu vous révélera aussi ce qu’il en est.
Mais, avec ce que nous avons atteint, par cela même marchons d’un même pas."
(Philippiens 3.15-16, traduction personnelle).
Le débat sur la "question écologique" avive les sensibilités. Le dissentiment suscite aisément le soupçon. Il est dès lors prudent que je commence par répondre à la question naguère à la mode : "D’où parlez-vous ?".
Ni de la mêlée dans l’arène, ni à grande distance comme un téléspectateur plus ou moins distrait. À l’étude de l’environnement, du "milieu" naturel en français plus classique, je n’ai pas consenti d’investissement majeur ; je ne maîtrise pas l’immense bibliographie. Le sujet n’a pas été absent, pour autant, de mes intérêts et de mes lectures. Dès 1975, Ichthus, dont j’étais corédacteur, lui a consacré une livraison. À la fin des années 1980 et pendant celles qui ont suivi, j’ai eu la témérité de parler sous le titre "Dieu est-il vert ?", et de tirer de cette réflexion des articles pour Fac-Réflexion(1) et la Revue Réformée(2) ... J’ai recommandé l’association A Rocha et participé à sa journée du 5 décembre 2015.
À défaut de panorama "autorisé", je propose donc un coup d’œil susceptible d’intéresser l’un ou l’autre lecteur, et je le fais, bien sûr, de ma lucarne de théologien.
Une typologie des discours principaux
Pour se repérer, il faut simplifier. Au risque de trop sacrifier les nuances, je discerne se mêlant "dans l’arène" (pour reprendre mon image) quatre discours-types qu’il vaut la peine d’écouter. Je laisse, ce faisant, hors du champ considéré, deux extrêmes, deux positions que je rejette d’emblée. Je n’examine pas ici le refus de s’occuper du problème. Il peut prendre la forme du déni, de la simple apathie, du choix de priorités tel qu’il ne reste rien pour le souci de l’environnement. Les motifs en sont variés. Chez certains, le cynisme brut : après nous, le déluge ; l’important, c’est le profit maintenant. Chez d’autres, la foi au progrès technique : il résoudra tous les problèmes qu’il a pu d’abord engendrer. Chez les chrétiens : la conviction que le monde est si près de sa destruction totale qu’il ne sert à rien de le rafistoler, que toute l’énergie disponible doit aller à l’évangélisation. Me contenter de ce refus serait éluder ma responsabilité. Je ne traite pas davantage de la religion de la déesse Terre, Gaïa. Elle peut passer pour écologisme maximal, avec ses prêtresses Wicca, son association au Nouvel Âge et au féminisme le plus débridé. Elle met tant de virulence dans son antichristianisme qu’elle ne constitue même pas une tentation(3).
La vision biocentrique
La vision biocentrique informe le premier discours que je retiens, et qu’on entend très fort. La tendance est puissante et représentative du mouvement militant. Pour un porte-parole, Aldo Leopold, le critère du juste ne fait pas de doute : c’est ce qui "tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique(4)". C’est le respect (Ehrfurcht) de la vie, dont Albert Schweitzer fut le prédicateur le plus prestigieux, qui constitue la valeur suprême, et matricielle : les autres valeurs lui sont rapportées(5). Schweitzer en avait reçu l’inspiration de l’Inde et de son ahimsa ; dans notre culture, je discernerais plutôt une remontée de romantisme, après celle des vitalismes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe (avec Bergson comme très grand nom), et, plus récemment, l’effet de certaines influences orientales, du Tao surtout. Ces tendances favorisent la reviviscence d’une spiritualité franciscaine de la nature (saint François est le saint patron de cette génération !). Du côté scientifique, James Lovelock(6) et Lynn Margulis(7) ont fourni une caution en démontrant l’intégration systémique de toutes les formes de vie terrestre, et en reprenant le nom gaïa ; il ne faut pas leur imputer, cependant, l’attribution littérale de personnalité que d’autres ont associée.
Le trait le plus saillant paraît être la guerre déclarée à l’anthropocentrisme. C’est lui, dans le discours du premier type, qu’on charge du péché écologique. L’occident moderne a concentré toute valeur dans le règne de l’homme, la nature a été ravalée au rang de "chose" livrée à l’exploitation effrénée que permet la domination technique – mise à sac, et donc saccage de la planète. Descartes a le rôle du méchant, avec son projet de "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature(8)". Dès 1950, le penseur bouddhiste Suzuki est remonté plus haut et a incriminé la Bible et la tradition chrétienne(9). Un article de Lynn White en 1967 a développé l’accusation(10), et nombreux sont ceux qui l’ont suivi. Citant le texte programmatique de Genèse 1.28, I. McHarg pouvait écrire dans la même veine : "À coup sûr, si quelqu’un cherche à donner licence de le faire à qui veut augmenter la radioactivité, répandre les poisons sans restriction, approuver la mentalité bulldozer, il ne peut pas trouver mieux que ce texte(11)". De nombreux auteurs chrétiens, dont l’engagement en faveur de l’environnement est au-dessus de tout soupçon, ont répondu. Ils ont montré que la "domination" dont parle la Genèse est tout le contraire d’une tyrannie : ni le verbe ràdâ ni même kàvaš (soumettre) ne doivent se comprendre comme une exploitation irresponsable(12). Plusieurs n’en font pas moins leurs les attaques contre l’anthropocentrisme de la tradition. Un auteur aussi fin et mesuré qu’Otto Schaeffer-Guignier voudrait intégrer les résonances religieuses de la nature : "Qui sait ? Peut-être avons-nous fait des efforts insuffisants pour évangéliser Dionysos(13)".
La thèse qui s’oppose à l’anthropocentrisme pose, dans les mots de Charles Birch : "Dans un univers écologique, toute entité créée a une valeur intrinsèque, parce qu’elle est sujet aussi bien qu’objet(14)". Dave Bookless, théologien (anglican) pour A Rocha, dit des autres créatures que "leur valeur est totalement indépendante des êtres humains. [...] Ces créatures comptent, non parce qu’elles nous sont utiles, mais parce qu’elles ont de l’importance pour Dieu(15)". Russell D. Moore trouve même un appui chez le théologien souvent décrié comme trop conservateur Carl F. H. Henry : "Dieu a beaucoup plus à l’esprit et en jeu dans la nature que de fournir à l’homme une toile de fond qui lui convienne (...) ou même que de ménager une scène pour que s’y joue le drame du salut humain(16)". Appel est fait, par les auteurs chrétiens, aux textes qui célèbrent les beautés de la création, et, plus généralement à l’émotion esthétique(17). Otto Schaeffer-Guignier en fait le premier aspect du quadruple rapport à l’environnement qu’il préconise : "– la culture des sens (esthétique écologique) ; – la conciliation du vivant (éthique écologique) ; – le deuil et la fête de la création (spiritualité écologique) ; – la sauvegarde de la création (diaconie écologique)(18)".
Quand le rapport à l’animal est en cause, la tendance se renforce par la mutation des sensibilités qu’on enregistre depuis quelques décennies (dans les pays dits "du Nord"). Les procédés traditionnels de dressage et d’abattage soulèvent l’indignation (pour ne pas parler de la chasse et de la tauromachie), et cette indignation tourne à la nausée quand on voit comment se pratique l’élevage industriel. Un fort courant veut faire de l’animal un sujet de droit. Le principe est celui que posait Jean-Jacques Rousseau : "Il semble en effet que, si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable qu’un être sensible, qualité qui, étant commune à l’homme et à la bête, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre(19)". Le spécisme qui privilégie l’humanité est assimilé au racisme. Certains, assez logiquement, jugent l’humanité coupable de sa croissance envahissante : elle se fait, selon les lois de la concurrence vitale, aux dépens d’autres espèces. Le philosophe australien Peter Singer, qui fut un pionnier de la défense des droits des animaux, milite aussi pour le droit de supprimer les nouveau-nés humains dont on ne veut pas. La philosophe (française, elle) Chantal Delsol ne peut pas être contredite : "Nos contemporains s’émeuvent de voir tuer tous les poussins surnuméraires, mais pas les embryons humains surnuméraires. Et sacralisent les loups dont je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils importent moins que l’enfant du berger(20)".
L'éco-justice
Le second discours chevauche souvent le premier, mais il se distingue par sa lutte prioritaire pour l’éco-justice. Il descend plus volontiers dans l’arène politique....