À Gérard Pella, avec une immense gratitude pour son ministère et la joie d’une vieille amitié.
« La société occidentale ne se reconnaît plus depuis dix ans le droit de punir » : ce constat n’est pas moins conforme à l’observation aujourd’hui qu’au temps, déjà lointain, où le formulait Pierre Chaunu (1) . Le travail de démantèlement de la « justice rétributive » lancé par le traité de Cesare Bonesana Beccaria (1764) (2) a fait basculer l’opinion majoritaire, fortement majoritaire, du côté des adversaires de cette justice. Quand Georg Wilhelm Friedrich Hegel affirme démontré « que le sentiment général des peuples et des individus envers le crime est et a toujours été qu’il mérite punition et que le criminel doit supporter ce qu’il a fait » (3) , il creuse l’écart temporel qui nous sépare de lui ! De même, le théologien de Princeton Charles Hodge : il en estime le sens « indestructible dans la nature de l’homme », si profondément enraciné, avec la raison, qu’« il a survécu à la Chute » (4) . On peut plaider que ce sens est toujours là, et se manifeste par de soudaines éruptions, mais la culture l’a réprimé et le réprime, efficacement.
La situation pose un problème à la théologie chrétienne. Paul Ricœur le reconnaît : La « théologie pénale paraît indissociable du christianisme, du moins en première lecture » ; il explique : « La christologie tout entière s’est inscrite dans le cadre de la théologie pénale, par le double canal de l’expiation et de la justification. Ces deux ‘lieux’ théologiques sont traditionnellement liés à la peine par le plus solide des liens rationnels » (5) . Le rapport à la justice rétributive oppose l’orthodoxie reçue, et plus que toute autre l’orthodoxie évangélique , à la culture ambiante. Dans une situation de ce genre, au fil des siècles, une minorité de théologiens résiste et défend l’héritage ; plusieurs s’éloignent de la foi des pères ; d’autres s’essaient au compromis, ils cèdent à la pression sur le point attaqué, mais ils tentent de sauvegarder l’essentiel de l’héritage (les avis divergent, bien sûr, sur l’essentiel à préserver).
L’enquête dans laquelle nous nous engageons se veut celle d’un théologien (je ne puis autrement !). Elle procède de la confiance dans l’Écriture comme Parole de Dieu : c’est le principium cognoscendi externum , le « juge des controverses ». L’interprétation qui recueillera son sens, pour qu’aucune autre autorité ne se surimpose en pratique, cherche à se laisser guider par l’Écriture même ( Scriptura semetipsam interpretans ), à progresser « selon l’analogie de la foi ». Ensuite seulement, et brièvement, elle affrontera quelques objections plutôt philosophiques. Le heurt frontal avec les adversaires virulents, voire brutaux, du principe rétributif, comme ce Marie-Jean Guyau avec son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885), ne ferait pas jaillir beaucoup de lumière. Je choisis donc deux auteurs qui cherchent manifestement à desserrer l’emprise de la notion rétributive de la justice, à lui enlever son crédit, mais le font à l’aide d’arguments nuancés, patiemment élaborés, avec le souci de tenir compte du texte biblique. Le premier, Christopher D. Marshall, professeur de Nouveau Testament à Auckland, a publié en 2001 un livre remarqué, et, plus récemment, en a résumé les thèses dans plusieurs articles de dictionnaire (6) . Le second est le grand philosophe Paul Ricœur qui est revenu sur le sujet de sa communication de 1967 au soir de sa vie (7) . Sa position n’a guère varié dans l’intervalle, les deux fois il commente, comme un élément de sa démonstration, la section de Hegel qui « construit » le principe pénal. ...