La sagesse chrétienne, victime collatérale des réseaux sociaux en crise d'infox ?

Extrait Le monde actuel
Les infox (informations douteuses ou analyses biaisées) ne sont pas nouvelles. Nous pourrions en faire une généalogie en remontant jusqu’à l’Antiquité. Elles n’apparaissent donc pas avec l’ère numérique. Pour autant, si la nécessité de discerner entre info et infox n’est pas nouvelle, ce sont les conditions de ce discernement qui poussent à penser à nouveaux frais ce phénomène. L’émergence puis la démocratisation des médias numériques rendent, en effet, la question de l’infox particulièrement préoccupante au regard de la diffusion de leur contenu à grande échelle et en temps réel. Ne nous leurrons pas, la communauté chrétienne n’est certainement pas épargnée par le phénomène. Mobilisant le thème de la sagesse biblique, l’auteur développe dans les lignes qui suivent des pistes de réflexion pour pratiquer l’art du vrai (avec ses nuances et ses marges d’incertitude) et apprendre ainsi à discerner ce qui est bon et juste. L’enseignement de l’Église est ici désigné comme clef.

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Réseaux sociaux Introduction

C’est ici la quatrième fois que l’on me sollicite pour intervenir sur des questions liées aux réseaux sociaux, et j’expérimente toujours le même « syndrome de l’imposteur ». Mes connaissances en la matière ne viennent pas d’une expertise reconnue et d’une analyse objective et exhaustive de l’offre disponible sur la toile, mais plutôt d’un regard de consommateur aussi admiratif que déconcerté par ce qu’il voit passer sous ses yeux. Une « tension » qui ne me quitte presque jamais. Et encore, je ne suis pas présent sur tous les réseaux sociaux. Je pratique Facebook, un peu Twitter (nouvellement renommé X), vaguement Instagram dont je peine à intégrer la « philosophie », et pas du tout Tiktok ou Telegram… Je n’ai donc à vous offrir que quelques réflexions partielles, et quelques pistes à explorer, le tout à partir de mon regard et de l’usage que je fais de ces ressources à la fois comme théologien qui, dans mon expérience, a toujours une dimension pastorale, mais aussi comme citoyen et finalement comme « monsieur-tout-le-monde ».

Il me semble qu’il nous faut commencer par débroussailler un peu le sujet qui nous occupe pour expliquer ce qui m’a conduit à recourir dans ce titre, pour parler des réseaux sociaux, au motif de la « sagesse chrétienne » plutôt qu’à celui de la « vérité de l’Évangile » ou de « l’unité de l’Église ».

Je commencerai donc par clarifier le rapport entre les réseaux sociaux et la diffusion de thèses et d’informations douteuses, les fameuses « infox », en soulignant la difficulté nouvelle que posent les réseaux sociaux par rapport à l’infox. Cela me conduira dans un deuxième temps à expliquer pourquoi je considère cette difficulté principalement sous le regard de la sagesse chrétienne. J’aboutirai à quelques pistes d’explorations pour une (re)découverte communautaire de la sagesse chrétienne.

I. Des infox vieilles comme le monde…

A. L’infox, son pedigree ancien et ses modalités chrétiennes

J’appelle « infox » les communications douteuses, tant sur le plan de la véracité du contenu que de la vérifiabilité, de la qualité des sources ou de la pertinence de l’analyse, avec des degrés variables. Mais il convient de bien discerner la difficulté qui se présente. Avant d’entrer vraiment en matière, je rappelle une évidence digne de La Palice, c’est que le défi posé par la circulation d’info et d’infox n’est pas une nouveauté de l’ère numérique. Dans son livre sur L’héritage des Lumières(1), l’historien Antoine Lilti analyse le rapport ambivalent des philosophes des Lumières au développement et même à la prolifération d’écrits imprimés de toute sorte à leur époque. Ils étaient, dans un sens, optimistes, puisque les livres et les écrits devaient permettre l’éducation et l’émancipation du peuple. Mais ils étaient aussi déconcertés et contrariés par une littérature, comme les journaux, qui, « attisent les passions, multiplient les fausses nouvelles, interdisent toute stabilité politique » (Germaine de Staël, in Lilti, p.282). Du côté du public, Lilti souligne que Diderot, l’éditeur de l’Encyclopédie, « […] s'inquiète parfois des réactions du public, de sa futilité, de son manque d'intérêt. Il se méfie “du jugement de la multitude” dont la voix “est celle de la méchanceté, de la sottise, de l'inhumanité, de la déraison et du préjugé”. » (Lilti, p.285). On pourrait faire toute une anthologie historique de l’infox (remontant jusqu’à l’Antiquité) qui nous rappellerait que la nécessité de discerner entre info et infox n’est pas une nouveauté, mais que ce sont les conditions de ce discernement qui requièrent de réfléchir à nouveaux frais sur la question. Ce sont les conditions créées par les nouveaux médias qui font l’actualité du sujet. L’émergence, puis la démocratisation de ces nouveaux médias rend la question de l’infox particulièrement délicate, puisque les réseaux sociaux permettent, en temps réel, la diffusion d’un contenu à l’échelle mondiale.

Ce sont ainsi les conditions du discernement qui ont changé, plus que le discernement lui-même. C’est d’autant plus important de le souligner que le christianisme n’est pas exempt du phénomène d’infox, et ce depuis longtemps. Le christianisme évangélique non plus, bien évidemment, lui qui, en plus, s’est souvent le premier approprié les moyens modernes de communication : les feuillets, tracts, la radio, la TV, Internet, les réseaux sociaux… Me remémorant des années 80 et 90, qui sont les années où ma conscience du monde s’est ouverte, y compris du monde « chrétien », j’ai le souvenir de divers sujets qui pouvaient agiter certains milieux chrétiens. Je découvrais cela à travers la rencontre de chrétiens de tous horizons à l’Église et, plus encore, à la librairie chrétienne que tenait mon père à l’époque. Qui se souvient des pseudo-théories de l’époque, posées comme des vérités soigneusement dissimulées, sur « l’assassinat du pape » Jean-Paul Ier  (David Yallop(2)) ? Un assassinat en lien avec la mafia et, bien évidemment, avec les francs-maçons qui avaient, eux aussi, la cote dans les spéculations sur l’état du monde aux yeux des chrétiens. Qui se souvient du « docteur » Rébecca Brown et de son fameux livre Il est venu libérer les captifs(3) ? Elle racontait longuement l’expérience d’une patiente, ancienne sataniste, qui avait été la cinquième ou sixième épouse de Satan, voyageant en jet pour le rejoindre. Un livre qui a eu son « p’tit effet » dans tous les milieux évangéliques. Qui se souvient des théories de Reinhard Bonnke(4) sur la composition unique de l’ADN du sang de Jésus (un livret), puisque son chromosome « Y » n’était pas d’origine humaine ?

Même au-delà de ce genre d’enseignements saugrenus qui sévissent encore sous différentes formes, il faut reconnaître, que certaines doctrines courantes dans les Églises – et qui tendent à faire un petit retour actuellement – n’aidaient pas à une analyse équilibrée et lucide du monde. La guerre du Golfe au début des années 90, par exemple, a été un beau moment de spéculation eschatologique, à la limite de concurrencer l’horoscope d’Élisabeth Teissier, mêlant information et imagination, Bible et fantasmes, Saddam Hussein, George Bush, Gog et Magog. Nous pouvons évoquer en passant les exploitations idéologiques des incertitudes scientifiques concernant l’origine du monde, qui ne favorisaient pas spécialement un rapport serein avec les sciences.

Enfin, dernière difficulté, et peut-être la plus grande : ce ne sont pas seulement des doctrines ou thèses douteuses qui sont en cause, mais...

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1.
Antoine LILTI, L’héritage des Lumières, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2019.
2.
David YALLOP, Au nom de Dieu, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1984.
3.
Rébecca BROWN, Il est venu libérer les captifs, Codognan, Parole de vie, 1988.
4.
Reinhard BONNKE, La puissance secrète du sang de Jésus, Frankfurt am Main, Full Flame GmbH, 2001.

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