Introduction
À l’échelle de l’histoire du christianisme, une décennie, c’est l’équivalent de quelques gouttes d’eau dans un baptistère : bien peu. Pourtant, que de changements. En 2010, année des premiers grands succès de Stromae, Aya Nakamura, star en 2020, n’avait que 15 ans. À la tête du plus puissant pays du monde, nous sommes passés de Barack Obama à Donald Trump. Du tremblement de terre en Haïti et ses 220.000 morts en 2010, nous voici en 2020 avec la pandémie mondiale de la Covid-19 et ses 1,6 million de morts dans le monde (en date de décembre 2020). Au début de l’année 2010, l’application Instagram n’existait pas ; Daesh non plus, qui apparait en 2014. Que de mutations ! Les continuités dominent cependant, y compris lorsque l’on observe le paysage religieux. En France, les médias s’interrogeaient déjà en 2010, lors de la naissance du CNEF, sur la très forte croissance évangélique(1). Ils se posent toujours cette question dix ans plus tard.
Comment synthétiser en quelques mots ce subtil mélange de stabilité et d’évolution qui a marqué l’évangélisme au cours de la décennie 2010 ? De nombreuses pistes s’offrent à nous. Deux écueils gagnent à être évités. D’abord, une histoire purement descriptive et, d’autre part, la tentation de la prospective, en principe interdite à l’historien « qui ne prévoit que le passé(2) ». Pour éviter le piège d’une énumération statique sans pour autant tomber dans la prophétie, un outil nous est proposé : c’est la notion de tendance – trend, en anglais – qui, au-delà du fouillis des faits, dégage des séquences dans lesquelles se déploient les logiques sociales, tantôt nouvelles, tantôt familières. À partir d’un choix forcément limitatif, mais à vocation synthétique, trois tendances lourdes se dégagent au terme de la décennie 2010. On distinguera une tendance stable – ce qui ne veut pas dire une stagnation –, une tendance à la baisse – atténuation des dynamiques sociales observées – et une tendance à la hausse – intensification.
I. Tendance stable : croissance démographique et défi largeur/profondeur
De 2010 à 2020, la tendance stable, c’est celle d’une croissance démographique évangélique poursuivie à un rythme globalement soutenu, similaire à celui de la décennie précédente. Avec un double défi, toujours le même en 2010 et en 2020 : conjuguer largeur et profondeur.
1. Près de 30 % de croissance démographique en dix ans
En 2010, à partir d’un bouquet d’enquêtes, de recensements et d’estimations, on pouvait estimer à 506 millions le nombre d’évangéliques dans le monde. À l’aube de la décennie, le lectorat francophone découvre alors une synthèse de Patrice de Plunkett sur des « évangéliques à la conquête du monde(3) » tandis que le sociologue Yannick Fer analyse « l’offensive évangélique » à partir de son terrain de recherche, l’organisation Jeunesse en Mission (JEM)(4). Début 2020, l’estimation de la démographie évangélique s’élève à 660 millions. L’augmentation, en dix ans, serait donc de 30 % environ, peut-être un peu moins compte tenu d’une légère sous-estimation possible de la démographie évangélique en 2010. Nous observons donc près de 30 % de croissance en dix ans. Qu’en est-il, dans le même temps, de l’évolution de la démographie mondiale globale ?
Cette dernière a augmenté de 12 % suivant les données fournies par les Nations Unies(5). On serait passé d’environ 6.956.824.000 habitants en 2010, à 7.794.799.000 en 2020. Avec une croissance fortement asymétrique, entre (schématiquement) l’hémisphère Nord (Europe, Russie, États-Unis et Canada) dont la population vieillit et croît très peu, et un hémisphère Sud porté par une poussée démographique bien plus dynamique, et une moyenne d’âge plus faible. D’un côté, on compte près de 30 % de croissance des effectifs évangéliques entre 2010 et 2020, de l’autre, on observe 12 % de hausse de la population globale dans la même période. La conclusion est simple : la population évangélique augmente plus vite que la population mondiale. Cette dynamique témoigne bel et bien d’un « milieu compétitif » aux accents conversionnistes, comme l’analysent Jörg Stolz, Olivier Favre, Caroline Gachet et Emmanuelle Buchard dans une excellente synthèse sur l’évangélisme suisse(6). On vérifie les effets de ce milieu compétitif en France, où la décennie 2010 a conduit la démographie évangélique française (métropole et outre-mer) au-dessus de la barre symbolique du million de fidèles : une composante désormais majeure dans le kaléidoscope des minorités religieuses françaises répertoriées par l’équipe d’Anne-Laure Zwilling en 2019(7).
L’évangélisme, porté à la fois par un taux de reproduction interne et une forte dynamique de conversions, reste sur le trend de progression démographique déjà observé depuis les décennies d’après-guerre : il se confirme que le protestantisme de type évangélique est l’offre religieuse la plus attractive en ce début du 21ème siècle, l’islam arrivant en deuxième position. Cette évolution s’effectue sur la base d’une croissance portée avant tout par les communautés locales. Un « tiers état » du christianisme(8) ? Ce christianisme populaire est porté par des régulations bottom-up : la légitimation provient de l’assemblée des fidèles. Il redessine la carte des confessions religieuses en une révolution silencieuse qui rebat progressivement les cartes des formes autorisées de légitimité chrétienne. Parmi les nombreux outils au service de cette croissance prosélyte, on pense aux grandes « campagnes d’évangélisation ». Ce temps des meetings d’évangélisation de masse – appelées parfois croisades ou festivals – n’est pas révolu, mais la décennie 2010 marque leur déclin. Billy Graham s’éteint en 2018, Reinhard Bonnke en 2019, Ravi Zacharias en 2020. Une page se tourne. Côté francophone, pensons aussi à Jean-Louis Jayet, décédé en 2019. Ces figures disparues au cours de la dernière décennie incarnaient la génération d’un évangélisme de proclamation de masse qui cède de plus en plus la place à un évangélisme de proximité 2.0 ou 3.0, dopé par l’apport des réseaux sociaux (Internet). Avec un impact démographique qui se vérifie d’année en année, suscitant régulièrement la curiosité, et parfois l’inquiétude, des observateurs, en mal d’explications simples pour rendre compte du phénomène(9).
Un des effets de cette croissance évangélique est une amélioration de la prise en compte par les grands médias. On se souvient de la remarque de Staline à propos du Vatican : « Combien de divisions ? » Le nombre attire souvent la considération. L’expansion évangélique des années 2010 conduit les médias à un regard plus appuyé, moins superficiel. En France, certains progrès sont à constater au cours des années 2010 dans la perception des protestants évangéliques. La confusion évangélique/évangéliste, par exemple, se fait un peu moins aujourd’hui qu’il y a cinq ou dix ans(10). Dans l’Hexagone, le rôle pédagogique du CNEF y est pour beaucoup, combiné avec la diffusion des travaux des chercheurs(11), mais aussi les nouvelles dynamiques œcuméniques, avec des médias catholiques très bienveillants et pédagogues(12). L’attention portée, dans la seconde moitié des années 2010, à la foi évangélique d’Olivier Giroud, buteur français ultra-médiatique et champion du monde de football en 2018, a sans doute joué son rôle aussi(13). Aujourd’hui, quand un grand média français comme Le Monde dérape dans l’amalgame grossier – ce qui peut se produire, même en 2020 –, il arrive qu’il se corrige tout seul(14)...
2. Croissance et enjeu du périmètre (largeur) évangélique
La croissance démographique évangélique s’accompagne d’un élargissement de son périmètre d’influence et de son inscription spatiale. L’apport précieux de la géographie urbaine(15) nous éclaire sur le maillage évangélique de plus en plus resserré dans les grandes métropoles. En Europe, les villes qu’on présentait comme « tombeaux de la religion » s’ouvrent au « temps des prophètes »(16). C’est notamment via les repositionnements missionnaires évangéliques que l’on peut affirmer aujourd’hui en Europe que le christianisme évangélique n’est plus ...