Étrange et douloureuse histoire : le repas qui signifie l'union des frères et sœurs de Jésus-Christ en un seul Corps, le sien, les divise. Le pain de la communion s'est mué en pomme de discorde.
Les Corinthiens, déjà, au 1er siècle, étalaient leur désunion quand ils prétendaient célébrer le "repas du Seigneur". Les plus âpres disputes au temps de la Réformation ont porté sur la doctrine de la Cène : on se rappelle l'échec au moins relatif du colloque de Marbourg (octobre 1529), l'intransigeance torturée de Martin Luther refusant les raisons d'Oecolampade et de Zwingli, et le couperet de son Jugement : "Notre esprit et votre esprit ne riment pas ensemble ; au contraire, il est évident que nous n'avons pas le même esprit, nous vous abandonnons au Jugement de Dieu". En notre fin de XXe siècle, la blessure qui fait mal aux œcuménistes, c'est encore l'impossibilité d'une pleine intercommunion eucharistique.
On s'est rapproché, cependant. Les héritiers de Luther et de Zwingli sont parvenus à la réconciliation doctrinale et liturgique la plus spectaculaire avec la Concorde de Leuenberg (1972, sans les luthériens scandinaves), perfectionnée au Liebfrauenberg (1981) et à Vienne (1994).
Où se situent les évangéliques de tendance "baptiste"(1), parmi les divers protestantismes, dans le champ que balisent les positions anciennes et que modifient les évolutions récentes ? Nous faisons la tentative d'apporter non seulement une réponse descriptive mais aussi, en nous engageant, d'esquisser les arguments et les orientations.
REPÉRAGE
Sur les thèses des Réformateurs, un bref rappel doit suffire. Luther, on le sait, s'il n'a pas abandonné le mot même de "messe"(2), a rompu très nettement avec la doctrine eucharistique romaine telle qu'elle prévalait à son époque. Il a critiqué avec la plus grande vigueur l'idée de sacrifice (méritoire et propitiatoire) et l'ex opere operato, c'est-à-dire l'affirmation que le sacrement est efficace par lui-même, par le seul fait qu'il est célébré. Mais il n'a pas tenu moins fort à l'objectivité sacramentelle et il a repoussé la moindre concession quant à la présence, sur l' "autel", du vrai corps et du vrai sang de Jésus-Christ. Le souci de l'objectivité lui faisait maintenir la manducation du corps et du sang par les indignes ou impies, indépendamment des dispositions subjectives des participants, ce que les réformés avaient peine à admettre.
A vrai dire, la pensée de Luther est loin d'être simple : subtile, ou ambiguë, ou variable, comme on voudra. Il peut dire du pain de la Cène : "Celui qui broie ce pain avec les dents ou la langue broie avec les dents ou la langue le corps du Christ" et, du coup, "les visionnaires ont tort, aussi bien que la glose sur le droit canonique lorsqu'ils vilipendent le pape Nicolas pour avoir forcé Béranger à faire la confession suivante : qu'il mordait et broyait avec ses dents le véritable corps du Christ"(3). Réalisme extrême ? Oui mais... L'identité sacramentelle relève pour Luther aussi d'une figure de style, la synecdoque. Il combat de toutes ses forces pour maintenir que le corps est dans le pain, mais il ne veut pas "ne comprendre ce petit mot 'dans' que selon la manière corporelle, saisissable, comme la paille est dans le sac et le pain dans la corbeille" : pour lui, " 'dans' vaut autant que : au-dessus de, hors de, sous, par et à travers, dans tel sens et dans le sens contraire et partout"(4).
Plus déconcertant encore, à Bucer qui lui demande s'il peut affirmer une pareille présence du corps du Christ quand la Parole est prêchée, Luther répond résolument oui(5). C'est avec le souvenir de cette complexité qu'on peut associer à Luther la formule luthérienne classique "dans, avec et sous" (le pain et le vin) et le concept de la consubstantiation(6).
Le tempérament de Zwingli, la forme de son expérience religieuse et l'atmosphère de sa formation intellectuelle diffèrent sensiblement de ceux de Luther - ce que Luther a pris pour "un autre esprit". L'humaniste rompu aux exercices philologiques ne peut pas ne pas reconnaître un langage figuré (parabolique ou symbolique) dans les paroles de Jésus, entendues dans leur contexte historique et selon les règles de la communication. Le théologien saisi par la transcendance divine et qui guerroie contre les idolâtries et superstitions ne peut lier la grâce aux éléments du monde ("spiritualisme", dit-on souvent). "Les sacrements sont des signes ou des cérémonies... par lesquels l'homme se présente à l'Église comme un disciple ou un soldat du Christ", et dans la Cène "nous nous affirmons membres de son Église dans le souvenir de sa victoire"(7).
Telle est la fonction première. La présence n'est pas niée : "Je crois que dans le repas sacré de l'eucharistie (c'est-à-dire d'action de grâces) le vrai corps du Christ est présent par la contemplation de la foi"(8), ni le profit pour le fidèle : "...le vin et le pain nous ont été donnés afin que, par les signes extérieurs, nous puissions connaître la grâce et la miséricorde de la nouvelle alliance"(9), mais la manducation du corps est spirituelle, c'est la foi même, et la manducation du pain n'en est que le "symbole et l'esquisse"(10). La fonction propre du sacrement, comme Lejeune le met en relief, se déploie selon l'axe de l'engagement et de l'incorporation (communautaire et civique) d'une part, et selon l'axe de la réception et de l'attestation d'autre part(11).
Nous estimons surfaite l'opposition que l'on creuse volontiers au XXe siècle entre les vues de Zwingli et celles de Calvin. On a trop négligé le facteur "diplomatique" qu'avait bien perçu le fameux historien des dogmes réformé William Cunningham : chez Calvin, "le désir de rester en bons termes avec Luther et ceux qui le suivaient et, à cette fin, de se rapprocher autant qu'il le pouvait de leur conception de la présence corporelle du Christ dans l'eucharistie"(12). Mais c'est avec Bullinger, fidèle héritier de Zwingli, qu'il a conclu un accord doctrinal en bonne et due forme (1549). Nous avons publié ailleurs nos précisions et preuves(13) et jugeons inutile d'y revenir.
Il est sûr que Calvin change d'accent : il ne souligne plus la confession humaine et l'insigne de chrétienté (sans les rejeter) et il privilégie le rôle de "moyen de grâce". Il exploite à fond la notion augustinienne de "parole visible" : sans déloger du ciel le corps glorifié du Seigneur, il peut assurer que le croyant mange la chair et boit le sang du Christ (car Dieu tient sa promesse représentée par les éléments) en même temps qu'il prend le pain et le vin, et que les signes sont des signes exhibitifs, puisque, prédication visuelle, ils offrent ce qu'ils figurent(14).
L'insistance sur le corps et le sang, que plusieurs réformés ont critiquée, veut rappeler, nous semble-t-il, que le Christ nous sauve en son humanité, par sa mort corporelle sur la croix.
Au gré des fluctuations de la sensibilité religieuse comme de l'attitude envers les autres Églises (polémiques ou tentatives de conciliation), on observe dans les Églises réformées des tendances objectivistes ou catholicisantes (au XVIIe siècle et au nôtre) et des tendances opposées, plus zwingliennes (globalement majoritaires, surtout au XIXe siècle).
Les premiers anabaptistes sont des "zwingliens radicaux"(15), et leur théologie de la Cène - à laquelle, c'est remarquable, Calvin n'a pas trouvé à redire(16) - reste dans la ligne de Zwingli. Robert Friedmann résume :
"Que les anabaptistes adhéraient à une interprétation rationaliste (comme on dit) du Repas du Seigneur, qu'ils rejetaient toute supposition de présence spirituelle du Christ dans les éléments du pain et du vin, cela va presque sans dire. Ni la transsubstantiation ni la consubstantiation n'avait pour eux de sens. En fait, ils se moquaient de pareilles idées, comme le fit, par exemple, Peter Walpot dans son livre de 1577. À cet égard, les anabaptistes semblent refléter les vues zwingliennes ; ils comprennent la Cène principalement comme un mémorial (Gedächtnismal) du sacrifice du Christ et ne lui accordent qu'un sens symbolique ou figuratif"(17).
Deux notes leur sont, cependant particulières. Ce que ne pouvait pas le multitudinisme de Zwingli ; les anabaptistes mettent en valeur l'expression de la communion fraternelle, étroite et authentifiée par l'exercice de la discipline, au point que l'Église peut se définir comme communauté de Cène (Abendmahlsgemeinde)(18). D'autre part, c'est la résolution de souffrir pour l'amour du Christ, jusqu'au martyre, qu'implique la participation, avec allégorisation de la souffrance des grains de blé battus et moulus, pour donner le pain, des grains de raisin écrasés dans le pressoir pour donner le vin(19).
Les baptistes, au sens large ou étroit, ont, la plupart, adopté une conception zwinglienne(20), souvent en se méfiant du mot même de "sacrement" remplacé dès la Confession de 1644 par "ordonnances", les termes d' "emblèmes" et de "symboles" revenant fort souvent dans l'explication.
Après la Seconde Guerre mondiale, les baptistes de Grande-Bretagne, Scandinavie, dans une certaine mesure d'Allemagne, ont connu une "vague" sacramentaliste, étrangère à la tradition baptiste et qui les a partiellement touchés ; elle semble aujourd'hui toute retombée. L'ambiance œcuménique avait favorisé cette tendance nouvelle ; c'est elle aussi qui a marqué les divers dialogues consacrés aux sacrements dans la chrétienté entière, et où l'on entend presque toujours les mêmes "tonalités", comme le long travail du département "Foi et constitution" du Conseil œcuménique des Églises conclu par le document de Lima Baptême-Eucharistie-Ministère, celui du groupe mixte de théologiens catholiques et protestants dit "des Dombes" et le dialogue, entre luthériens et réformés fructueux jusqu'à la proclamation de la "concorde" évoquée par notre introduction. De cette dernière, l'approfondissement approuvé par l'Assemblée Générale de Vienne le 9 mai 1994 énonce le cœur : "Nos Églises célèbrent la cène suite à l'ordre donné par Jésus-Christ. C'est lui qui agit dans la cène : il invite à sa table et il se donne lui-même" (I/1).
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