INTRODUCTION
Ce texte n’est pas, malheureusement, une étude longtemps mûrie et complète. Il est plutôt le bilan provisoire, établi à mi-parcours et au milieu de l’action, d’une expérience personnelle de vie d’Église et de la réflexion qui l’accompagne.
Entre les années 1960, où l’auteur a reçu son appel au ministère pastoral, et aujourd’hui, la société française en général, et les grandes métropoles en particulier, ont connu des bouleversements profonds, dont l’un des plus voyants serait sans doute l’arrivée massive de populations étrangères, venant d’autres continents, chacune avec sa culture. Il y avait certes, déjà, une présence immigrée parmi les enfants des premières colonies de vacances d’enfants où l’auteur a travaillé dans les années 1960. Ce dernier était loin, pourtant, d’imaginer que dès le milieu des années 1980, les “ Français de souche ” deviendraient minoritaires dans son Église. Il y avait toujours eu, bien sûr, des Églises d’expression étrangère à Paris, telles que la cathédrale américaine, l’Église allemande ou l’Église d’Écosse. Lorsque les premières Églises africaines “ pointaient leur nez ” à Paris dans les années 1980, cependant, personne ne prévoyait que leur présence en 2000 serait aussi massive (environ deux cent cinquante en région parisienne, selon un spécialiste(1)).
Forte d’une expérience relativement positive de relations interraciales, car la France n’a pas connu des émeutes raciales du genre “ Watts ” ou “ Brixton ”(2), les Églises évangéliques ne se sont guère préoccupées de la question de l’intégration des immigrés. Avec un large consensus national autour des valeurs républicaines, et de la politique d’intégration des immigrés par l’école laïque et par la culture française, il n’y avait pratiquement pas de débat sur l’intégration dans les Églises. La présence nombreuse des immigrés en leur sein n’était-elle pas la preuve que cette intégration était réussie ? La culture française n’était-elle pas un lieu de rencontre idéal ?
L’expérience de malentendus entre Français et étrangers, la sympathie pour les idées d’extrême droite exprimée par certains membres d’Églises Évangéliques, les doléances de quelques chrétiens immigrés, les départs non-expliqués d’étrangers des Églises françaises, et la multiplication rapide des Églises dites “ ethniques ” soulevaient toutefois de plus en plus de questions dans l’esprit de l’auteur. Ils l’ont finalement poussé à approfondir sa réflexion dans ce domaine et à proposer aux responsables d’Églises de la région un séminaire de théologie pratique sur les thèmes de la diversité culturelle et de l’intégration des étrangers, dont ce texte apporte un écho.
1. JALONS BIBLIQUES
Les intentions du Créateur
Dès le début du récit biblique, Dieu affiche son goût de la diversité. Il crée et la terre et le ciel, et le soleil pour présider au jour et la lune et les étoiles à la nuit, et les monstres marins et les oiseaux ailés, et l’homme et la femme (Gn 1, cp. Ps 148). En effet, il se plaît à créer des contraires, qui se complètent et s’harmonisent, au lieu de se concurrencer et de se battre. Il n’est pas le Dieu “ ou - ou ” mais le Dieu “ et - et ”. Il crée les humains pour remplir la terre (Gn 1.28). Il envoie Noé et ses fils afin qu’ils se répandent en grand nombre sur la terre (Gn 9.7). Il constate de manière plutôt positive qu’ils sont “ répartis par pays selon la langue et par tribus dans chaque nation ”(3).
Les humains craignent cependant d’être “ disséminés sur l’ensemble de la terre ” (Gn 11.4) et refusent la diversité voulue par le Dieu trinitaire. Avec la construction de la tour de Babel, ils se lancent dans la création d’un “ nouvel ordre mondial ”, une version humaine de l’unité, forgée de façon autonome et fondée sur l’identité raciale, ethnique ou culturelle. Cette unité est contre l’autre au lieu d’être avec l’autre, et dans l’uniformité et l’autonomie au lieu d’être dans la diversité et l’interdépendance. Dieu intervient rapidement pour mettre fin à l’expérience de cette entreprise orgueilleuse.
Le correctif à la dérive
Après avoir bataillé pendant quarante ans avec l’apprentissage de la langue française, l’auteur ressentait la confusion du langage des hommes (la sanction imposée aux bâtisseurs de la tour [Gn 11.9]), comme une terrible malédiction infligée à l’humanité. Il n’en est cependant rien ! Il fut étonné récemment, au contraire, de constater que cette mesure n’était pas un jugement sévère de Dieu, mais plutôt une expression de sa bonté, un retour vers ses intentions du départ et vers le chemin tracé dans le chapitre 10 de la Genèse.
L’appel d’Abraham (Gn 12.1), point tournant dans l’histoire du salut (dont le récit suit immédiatement celui de la tour de Babel), n’intervient pas par hasard. Dieu invite Abraham à mettre sa confiance en lui, à voyager en direction d’un nouveau pays et à accepter une nouvelle identité. Il l’appelle à dépasser les limites de son passé et à regarder vers l’avenir de Dieu, à laisser tomber ses projets sans lendemain, et à devenir “ une bénédiction pour d’autres ” (Gn 12.2), en effet, pour toutes les familles de la terre (Gn 12.3). Abraham obéit à l’appel de Dieu, et part vers l’inconnu. À l’opposé des hommes de Babel, il accepte d’être “ disséminé ”. On passe du summum de la révolte de l’humanité à la conception sublime de l’alliance de Dieu avec les humains.
L’apôtre Paul désigne cette promesse de bénédiction pour toutes les nations qui est faite à Abraham, l’homme qui a obéi à Dieu et quitté sa patrie, comme l’Évangile “ annoncé par avance ” (Ga 3.8). L’élection d’Abraham (un geste potentiellement très exclusif) est en réalité au service de la mission (un objectif très inclusif)(4) ! Celui qui se trouve en situation d’étranger, loin de son pays et des siens, doit pouvoir s’identifier facilement à la démarche d’Abraham.
La place de l’immigré en Israël
Autant la “ cruauté ” des Israélites envers l’ennemi dans la guerre de conquête de la Terre promise (Jos 6.21, etc.) peut choquer nos contemporains, autant leur sollicitude envers l’immigré, tout empreinte d’empathie, devrait inspirer l’admiration. Comme la veuve et l’orphelin, autres objets de la sollicitude de Dieu, l’étranger fait partie de ceux qui ont un besoin particulier de protection :
Si un étranger vient s’installer dans votre pays, ne l’exploitez pas. Traitez-le comme s’il était l’un des vôtres. Tu l’aimeras comme toi-même : car vous avez été vous-mêmes étrangers en Égypte. Je suis l’Éternel, votre Dieu. (Lv 19.33-34, cp. Ex 22.21, Jr 22.3, etc.)
Le peuple est donc appelé à retrousser ses manches et à se joindre à l’action de Dieu dans le monde en faveur des opprimés. Il est appelé à être saint car Dieu est saint, et parmi les dimensions sociales de la sainteté, il y a justement le respect de l’étranger. L’accueil accordé à l’étranger pourrait même être considéré comme un baromètre de la sainteté, et comme la meilleure façon de manifester la sainteté de Dieu parmi les nations !
L’étranger devient parfois un personnage central dans le récit biblique, car sa démarche est une figure de la foi, cette aventure qui nous entraîne vers l’inconnu. Par la foi, Ruth suit sa belle-mère, Noémi, elle adopte le pays et le Dieu de sa belle-mère (Rt 1.16). Le petit livre qui porte son nom montre comment la grâce de Dieu transcende les barrières raciales, nationales et religieuses. Si Booz avait négligé d’accueillir Ruth, il ne serait jamais devenu l’aïeul du roi David et du Messie d’Israël ! En accueillant l’étranger, ou en nous laissant accueillir par l’étranger, nous ouvrons la porte à l’action de Dieu au milieu de nous, car Dieu aime remettre en question et bousculer les conventions humaines, et il choisit fréquemment de se servir de l’étranger pour le faire.
L’élargissement des horizons
Jonas, oublieux de la promesse faite à Abraham, est plus que réticent devant la mission que Dieu lui confie, de prêcher la repentance à la ville de Ninive, ennemie jurée du peuple d’Israël (Jon 1.3) ! Ne connaissait-il pas les paroles que Dieu avait adressées à son serviteur : “ Moi, l’Éternel, moi, je t’ai appelé… pour conclure une alliance avec le peuple, pour être la lumière des nations, pour ouvrir les yeux des aveugles, pour tirer du cachot les prisonniers… ” (És 42.6-7) ? N’avait-il jamais chanté avec le psalmiste :
Que Dieu nous fasse grâce ! Qu’il nous bénisse !
Qu’il nous regarde avec bonté,
afin que sur la terre on reconnaisse comment tu interviens,
et que dans toutes les nations on voie comment tu sauves.
Que les peuples te louent, ô Dieu… (Ps 67.2-4) ?
La diversité culturelle dans l’Église primitive
La présence de plusieurs “ étrangères ”, parfois même de réputation douteuse, dans la généalogie de Jésus du premier chapitre de l’Évangile selon Matthieu surprend le lecteur, qu’il s’agisse de Thamar, la Cananéenne (v. 3, cp. Gn 38), Rahab, la prostituée de Jéricho (v. 5, cp. Jos 6), Ruth la Moabite (v. 5, cp Rt 1-4) ou la “ femme d’Urie ”, le Hittite (v. 6, cp. 2S 11). Le “ sang métissé ” du Sauveur(5), et l’accent sur sa filiation à Abraham, lui-même “ à l’origine de diverses nations ” (Gn 17.6), préparent le caractère universel de la mission du Messie. Même si Jésus accorde la priorité à la Maison d’Israël (“ On ne jette pas le pain des enfants aux chiens ! ” … Lance-t-il à la femme cananéenne [Mt 15.24,26]), il s’identifie avec Jonas (Mt 12.39-42 ; 16.4) et ordonne à ses disciples : “ Allez donc dans le monde entier, faites des disciples parmi tous les peuples… ” (Mt 28.19). Son royaume messianique s’élève au-dessus de tous les royaumes de la terre, et se construit sur la base de valeurs radicalement autres que ceux du monde.
La Pentecôte (Ac 2) prend une dimension vraiment multiculturelle. Elle touche des Juifs et des prosélytes de trois continents (et pas seulement des ressortissants de l’Empire romain), parlant diverses langues : de l’Asie occidentale (Parthes, Mèdes, Élamites, habitants de la Mésopotamie, v. 9), de l’Afrique septentrionale (Égyptiens et Libyens) et de l’Europe (Romains et Crétois, v. 10). Babel est renversé, car on commence à s’entendre et à se comprendre à nouveau. L’Esprit Saint transcende des problèmes de langue et de culture !
Le caractère multiculturel de l’Église de Jérusalem ne tarde pas, cependant, de provoquer des tensions. Les disciples juifs de culture grecque se plaignent d’injustices dans la distribution de la nourriture aux pauvres de la part des disciples nés en Palestine. Les apôtres résolvent le problème avec beaucoup de sagesse, en permettant à l’Église d’élire une équipe de “ diacres ” du groupe minoritaire (tous les noms sont grecs, Ac 6.5).
L’ouverture de l’Église aux chrétiens venant d’autres cultures est un des thèmes centraux des Actes des Apôtres, mais elle ne va pas sans difficultés, car les disciples continuent à se sentir liés par les lois de pureté rituelle, qui les coupaient jusque-là des autres (Ac 10.14,28, etc.). Lorsque des Samaritains reçoivent le message de la Bonne Nouvelle, il faut une délégation apostolique pour vérifier l’authenticité de la démarche (Ac 8.14). Le baptême accordé à Corneille, officier romain, provoque un scandale chez les chrétiens d’origine juive, et Pierre doit “ leur exposer, point par point ” tout ce qui s’est passé (Ac 11.2-4). L’Église de Jérusalem envoie Barnabas à Antioche pour faire une enquête sur la conversion d’un grand nombre de Grecs. Entre chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine grecque, la mèche brûle et le feu menace de consumer les uns ou les autres.
À la “ conférence ” de Jérusalem (Ac 15), on apprend à discerner entre l’essentiel et le secondaire, à dépasser le dilemme “ ou - ou ” et à le transformer en situation “ et - et ”. On apprend à faire la distinction entre les valeurs de sa propre culture et celles de l’Évangile. Law compare les conflits ethniques et culturels à un feu, qu’on est appelé à sanctifier et à utiliser pour purifier sa vision de Dieu, de soi et de la communauté, et non pour détruire les autres(6). Le feu brûle dans l’Église, mais à la conférence de Jérusalem, les apôtres ont su le contenir et le “ domestiquer ”.
Pour ceux, enfin, qui seraient tentés de croire que l’Évangile est un produit “ standard ” à “ débiter ” de manière uniforme dans toutes les cultures, il est frappant de constater la diversité des façons employées par l’apôtre Paul pour le présenter :
1) à la synagogue d’Antioche de Pisidie, il présente le Messie des Écritures (Ac 13) ;
2) devant les habitants incultes de Lystre, il évoque la bonté du Créateur (Ac 14) ;
3) devant les érudits de l’Aréopage, il cite les poètes et philosophes grecs (Ac 17) ;
4) pour les disciples se trouvant à Éphèse et ayant reçu le “ baptême de Jean-Baptiste ”, il met en avant le ministère du Saint-Esprit (Ac 19.1-7).
Le dernier livre du Nouveau Testament nous présente la vision d’une immense foule multiculturelle au ciel, “ une foule immense … des gens de toute nation, de toute tribu, de tout peuple, de toute langue… ” (Ap 7.9). Il semble donc que la culture ne sera pas abolie dans l’au-delà, mais qu’elle ne sera plus une barrière à la communion !
On pourrait s’étonner de l’absence de traitement explicite et systématique de cette question de la culture et de l’intégration des minorités ethniques dans les Écritures saintes. Le mot “ culture ”, en effet, est seulement utilisé dans la Bible avec le sens de “ culture de la terre ” et jamais dans le sens moderne de “ culture de l’esprit ”. On discerne cette dernière notion partout entre les lignes, cependant, là où il est question de langue, de famille, de maison, de tribu et de nation. Et même si les conditions des temps bibliques ne se prêtaient pas aussi facilement qu’aujourd’hui à la migration des populations, on voit que la question de l’intégration au peuple de Dieu des travailleurs étrangers se posait déjà de manière implicite. La Bible apporte, en effet, aux défis de la diversité culturelle et de l’intégration des étrangers un éclairage précieux.
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