Le mot francisé de "cène" révèle la distance qui sépare la pratique néotestamentaire de la nôtre. Du "repas du soir" il ne reste plus aujourd'hui qu'un peu de pain et de vin, voire du jus de raisin. Cette distanciation est déjà initiée dans le Nouveau Testament. C'est ainsi que le repas pascal annuel célébré par Jésus dans les évangiles va être adapté, sur le modèle des haburoth juives(1) et des symposiums grecs(2), pour devenir un rendez-vous répété au cours de l'année pour partager le pain et la Parole (Ac 2.46), séparé de l'agape (1 Co 11 .17-34). Cette réduction a minima du repas met en lumière les deux éléments qui lui ont subsisté. Jésus leur a donné un sens nouveau en disant "Ceci est mon corps" au moment de rompre le pain, et "Ceci est mon sang", en partageant la coupe de bénédiction.
Bien qu'il ne nous reste que deux éléments du dernier repas, ceux-ci permettent cependant une variété de pratiques communautaires. Si, pendant des siècles, celles-ci étaient assez homogènes, depuis quelques temps une diversification s'est opérée. Le panel de pratiques va de la miche de pain rompue accompagnée de sa coupe de vin élevée, à la tranche de pain brioché coupée en petits cubes réguliers avec ses petits verres jetables de jus de raisin. Les uns et les autres ont souvent fait des choix qui sont plus pragmatiques (hygiène, organisation, conservation...) que théologiques (symbolisme, réalisme...). Il est ainsi beaucoup plus facile de trouver des articles qui défendent tel ou tel mode du baptême (immersion/aspersion, eau vive/eau stagnante, froide/chaude...) que des articles expliquant les raisons de telle ou telle pratique de la cène (pain azyme/pain levé, boisson fermentée/jus de fruit, communion sous une ou deux espèces...). On se pose pourtant beaucoup plus de questions sur ce qu'il faut faire du pain restant après le culte (mangé par les enfants, jeté aux petits oiseaux, remis au pasteur pour sa consommation personnelle, voire brûlé(3)...) que sur le sort de l'eau du baptême qu'on évacue sans aucun état d'âme ! Si "Tout est permis" comme le disaient les Corinthiens, "Tout n'édifie pas" leur répondait Paul.
Le pain
L'usage veut que l'on commence avec le pain, sauf si l'on veut être fidèle au récit de l'Institution de la cène dans l'Évangile selon Luc, où une première coupe précède le pain (Luc 22.17-20). Ce n'est pas l'ordre pain-vin qui est porteur de sens, mais leur séparation dans le temps et l'espace. "La chair et le sang" unis sont ce qui caractérise l'être humain vivant (l'expression se trouve dans Mt 16.17, Jn 1.13, 1 Co 15.50, Ga 1.16, Ép 6.12, He 2.14). Séparer le sang de la chair signifie la mort de la personne. C'est donc la présentation et la consommation séparée des deux espèces (le pain et le vin) qui permet d'annoncer la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne.
Pris dans sa particularité propre, le pain représente la nourriture quotidienne (cf. la demande du Notre Père dans Mt 6.11). Partant de ce principe, suivant les circonstances et les cultures, le symbole pour le corps peut être trouvé dans un autre aliment de base (riz, igname, mil, ration de survie pour les aumôniers...). Certains préfèrent maintenir le pain et le vin, quitte à les importer, afin de garder l'enracinement de la cène dans la Pâque juive. D'autres, plus pragmatiques, optent pour du pain brioché, plus facile à découper, consommer et conserver.
La miche de pain rompue (prédécoupée en partie pour en faciliter la fraction) peut être expliquée par ces paroles de Paul : "Puisqu'il y a un seul pain, nous, la multitude, nous sommes un seul corps ; car nous partageons tous le même pain" (1 Col 0.17). L'unité du corps qu'est l'Église est alors symbolisée par l'unique miche de pain que la diversité des membres rompt à tour de rôle. Les morceaux de pain coupés par avance qui permettent à l'assemblée de manger le pain comme un seul homme peuvent être précédés de ces autres paroles de l'apôtre : "Mes frères, lorsque vous vous réunissez pour le repas, attendez-vous les uns les autres" (1 Co 11.33). Dans les deux cas, l'accent porte sur l'unité symbolisée soit par la miche de pain soit par la simultanéité du geste fait ensemble.
Une variation dans l'usage de différents pains au cours de l'année peut aider à souligner certains temps liturgiques et casser les routines. Ainsi, pendant la période de carême, le pain azyme peut venir remplacer le pain levé utilisé le reste du temps(4). Au jour de Pâques, le partage d'une miche de pain pourra venir souligner le message de la résurrection.
Le vin
Si le pain représentait la nourriture de tous les jours, le vin était la boisson qui marquait les occasions particulières (cf. les noces de Cana dans Jn 2). Boisson fermentée, elle était associée à la joie et à la fête (Ps 104.15, Es 25.6...). Paul en dénonce la consommation abusive qui pervertit le caractère joyeux et festif du repas (1 Co 11.20-22). En remplaçant le vin par du jus de raisin ou du vin sans alcool, l'aspect festif et joyeux de la célébration s'en trouve occulté (Ac 2.46). Subsiste cependant la couleur rouge de la boisson qui est universellement associée au sang. La coupe qui le contient renvoie à la nouvelle alliance scellée par le sang du Christ (Mt 26.28, 1 Co 11.25), thématique largement développée par l'auteur de l'épître aux Hébreux (Hé 9 et 10). Si le pain dans sa particularité renvoie au corps, la coupe est d'abord associée à l'alliance nouvelle. Nouveauté qui est soulignée par l'abstinence annoncée par le Christ lors du dernier repas : "Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père" (Mt 26.29).
Les produits et processus modernes de conservation permettent d'avoir toute l'année du jus de raisin. Les personnes ne voulant pas consommer d'alcool peuvent ainsi être pleinement accueillies à la cène, alors qu'en d'autres temps elles s'en abstenaient en élevant simplement la coupe au moment où elle leur était présentée. Le respect de la communion fraternelle entre les "forts" et les "faibles" exposée par Paul dans l'épître aux Romains (chapitre 14) trouve ici une application concrète. Celui qui peut le plus (boire du vin) pourra le moins (boire du jus de raisin) sachant que "Le règne de Dieu, ce n'est pas le manger et le boire, mais la justice, la paix et la joie, par l'Esprit Saint" (Rm 14.17).
Si les questions d'hygiène ont favorisé l'introduction des petits verres individuels, il ne faut pas faire l'impasse d'une réflexion éco-responsable sur l'usage de déchets non recyclables au sein de nos communautés (aussi valable à propos des agapes). Les verres minéraux, certes plus fragiles, sont un achat durable respectueux de l'environnement. Comme alternative aux petits verres il est possible de pratiquer "l'intinction" (l'humidification), qui consiste à tremper le morceau de pain dans le vin. Il n'y a ainsi aucun contact des lèvres avec la coupe. Cette pratique prive toutefois les participants de bien distinguer entre les deux temps et éléments de la cène (voir plus haut).
La parole
Le pain et la coupe de la cène sont surchargés de symbolisme. Afin de ne pas tomber dans un certain "magisme" qui reconnaîtrait une efficacité réelle aux éléments, il est fortement conseillé de toujours lire un des récits de l'Institution ou a minima de rappeler les paroles du Christ "Ceci est mon corps, Ceci est mon sang". On souligne ainsi que ce n'est que la Parole qui donne sens aux gestes que nous faisons au moment de la cène. "C'est l'Esprit qui fait vivre. La chair ne sert de rien. Les paroles que, moi, je vous ai dites sont Esprit et sont vie" (Jn 6.63).