Quarante ans après leur disparition (le temps de l’épreuve dans l’Écriture !) rares sont les théologiens dont on se souvient encore, même parmi les plus célèbres. Karl Barth demeure présent sur la scène et l’on peut observer une nouvelle vague d’intérêt pour sa contribution, qui fait sortir une pléthore d’études sur Barth. Ce second souffle de vie posthume pourrait donner une certaine crédibilité à l’appréciation de Thomas F. Torrance : « Karl Barth est le plus grand génie théologique qui soit apparu sur la scène depuis des siècles »
(1) . Mais, objectivement, il est encore trop tôt pour le dire. Si cette analyse est juste, Barth a séduit, après la Seconde Guerre mondiale, les libéraux parce qu’il leur permettait de récupérer les thèmes de la tradition chrétienne sans renoncer à la critique biblique, et les conservateurs parce qu’ils sentaient qu’ils pouvaient rester fidèles à l’Évangile et pourtant échapper à la rigidité et à l’isolement de leur formation
(2) , le « renouveau » barthien actuel parmi la jeune génération soulève des questions intéressantes
(3) . En tout cas, cela montre la pertinence d’un nouvel examen de l’héritage de Barth aujourd’hui.
Une caractéristique remarquable de la théologie de Barth a attiré de nombreux lecteurs : le rôle que Jésus-Christ joue, non seulement comme sujet, mais comme référence déterminante et modèle de la construction de l’ensemble du discours de Barth. Sa méthode est christologique, si on ne donne pas un sens trop technique au mot. L’objectif de la présente étude portera sur le rôle de Jésus-Christ et sur la manière dont il façonne la théologie de Barth telle qu’elle se déploie.
Remarques préliminaires au sujet de ce que l’on pourrait appeler « l’herméneutique de Barth » : comment doit-on lire Barth ? George Hunsinger se plaint que « même ses interprètes les plus favorables (pour ne rien dire de ses adversaires déterminés) finissent souvent par le défigurer, n’offrant guère mieux qu’une caricature à adopter ou à rejeter » (4) . Il faut mettre en garde contre la tentation de vouloir domestiquer ce qui semble le plus audacieux dans l’expression de Barth. Jacques Maritain observe que « chaque fois qu’on a affaire à une grande erreur (grande non seulement par la gravité, mais aussi par le courage, la signification, et la consistance logique), on trouve naturellement des atténuateurs ou exténuateurs subtils, intelligents et érudits, » (5) – autrement dit, qui liment crocs et griffes. Beaucoup de lecteurs, lorsqu’ils tombent sur des déclarations qui renversent leurs croyances, qui offensent le bon sens ou qui semblent impliquer une contradiction, ne peuvent pas croire que l’auteur ait pu vouloir dire une telle chose – surtout si l’auteur les impressionne par sa science et sa subtilité, d’autant plus s’il est prestigieux ! Ils corrigent automatiquement ce qu’ils lisent. De telles déclarations abondent sous la plume de Barth, par exemple que les démons existent mais ne participent ni à l’être de Dieu, ni à celui de la créature, céleste ou terrestre ; que l’homme comme tel n’a aucun « au-delà » ; d’« un événement qui a lieu une fois pour toutes » qu’il s’accomplit, « par conséquent », « de nombreuses fois » (6) . La combinaison du ton impératif de Barth avec un style où abondent les retournements, les renversements, les énigmes et les surprises (7) tend à paralyser une recherche plus approfondie. Elle incite ses interprètes à faire une lecture flatteuse en utilisant un langage traditionnel – avec des sens différents (8) . Pourtant, l’incapacité à intégrer ses déclarations choquantes revient, selon les mots de Berkouwer, à « interpréter Barth comme s’il était anodin ( harmless ) » … et à méconnaître la structure fondamentale de sa pensée, ce qui ne lui rend pas du tout justice » (9) .
Deux questions de fond portent sur l’interprétation de Barth : dans quelle mesure doit-on présumer que Barth est cohérent avec lui-même ? Et cela, aussi, à travers les différentes étapes de sa carrière ? La plupart des auteurs soulignent son aversion pour [l’idée de] système, et Jean-Louis Leuba accuse J. Hamer de grossière erreur pour avoir « systématisé » le cadre de sa critique (10) . Barth affirme carrément que, sur de nombreux points, « la dogmatique doit, pour tenir compte de la réalité, être inconséquente au point de vue logique » (11) . Pourtant, tout en écartant l’ambition de construire un système, il en est venu à reconnaître que la théologie devrait refléter la cohérence de la vérité. « Dès lors pourra-t-on éviter absolument de lui donner ici ou là l’allure d’un système » ( etwas wie ein System ) (12) . Il est connu pour avoir dit, « Sous l’humour de Dieu, on peut, après tout, aussi avoir un système » (13) . Dans la Kirchliche Dogmatik , Barth lui-même utilise le mot « système » pour la décision divine d’élire Jésus-Christ et l’humanité en Jésus-Christ, « le prototype et le modèle » (Modell oder System) selon lequel tous les événements qui viennent de Dieu se produisent « en Jésus Christ » (14) . Et même si Barth n’avait pas fait de telles déclarations, l’appréciation d’interprètes compétents pèse très lourd : Berkouwer discerne « une cohérence remarquable de la pensée de Barth » (15) . Selon Denis Müller, « La Dogmatique ecclésiale, l’opus magnum de Barth ne paraît-elle pas offrir tous les caractères d’un système ? » (16) . Henri Bouillard remarque « que, d’un volume à l’autre, il [Barth] se fait de plus en plus conséquent, on dirait volontiers : de plus en plus systématique » (17) . Le langage de la nécessité, qu’il utilise souvent pour les déductions qu’il tire, témoigne de la place de la logique dans le développement de son enseignement – bien que d’un genre idiosyncrasique de logique, à la fois audacieuse et paradoxale.
Doit-on dire la logique de Barth dialectique ? Cette question est liée à une deuxième question : celle de la continuité au travers des décennies qui se sont succédées. Personne ne doute de la discontinuité au moment de la Première Guerre mondiale, entre le libéralisme et la théologie de la « crise », du Tout-Autre. Lorsqu’il a « changé de vitesse » pour la deuxième fois (18) , aux environs de 1930, l’amplitude du changement n’a pas été mesurée de manière identique. Hans Urs von Balthasar, dans son influente étude parue en 1951, Karl Barth. Darstellung und Deutung seines Denkens [ Karl Barth. Présentation et interprétation de sa théologie , Cerf, 2008], a établi le modèle qui a prévalu pendant des décennies : la première théologie post-libérale de Barth était dialectique , mais, sous la pression de ses échanges avec Erich Przywara, en réponse aux commentaires d’Erik Peterson (19) , et à la suite de ses études sur Anselme, il est passé vers un type analogique , qui domine dans la Dogmatique (20) . Barth a lui-même souligné la rupture : au sujet de son Römerbrief , il écrit en 1952 : « Quand je repense à ce livre, il semble avoir été écrit par un autre homme pour répondre à une situation appartenant à une époque révolue » (21) . Néanmoins, principalement depuis le magistral Karl Barth’s Critically Realistic Dialectical Theology: Its Genesis and Development 1909-1936, de Bruce L. McCormack (22) , la plupart des spécialistes s’accordent avec Webster pour dire que « la dialectique » est une caractéristique permanente de la théologie de Barth et non une phase temporaire abandonnée dans les années 1930 (23) . Dorrien explique que « les souvenirs de Barth à propos du début de sa carrière étaient souvent déficients et qu’il a toujours eu tendance à exagérer l’importance de ses différents changements de position » ; sa « théologie ultérieure contenait des éléments dialectiques cruciaux… alors même qu’il prétendait n’avoir aucun intérêt dans le raisonnement dialectique et déplorait qu’il ait été ‘à l’origine de ce malheureux terme’ » (24) .
Cette introduction n’est pas le lieu pour régler la question. « Dialectique » et « analogie » sont des mots facilement équivoques. Le Barth « du tout début » pouvait parler d’« analogies » (bien que rejetant dans le même temps toute continuité avec la réalité divine !) (25) . Pour le premier terme, Bouillard distingue trois usages principaux (26) . Au début, Barth se complaisait dans le thème, commentant les « Non » du jugement, « Ce ‘non’ est aussi et tout autant un ‘oui’. Ce jugement est grâce. Cette condamnation est pardon. Cette mort est vie. Cet enfer est le ciel » (27) . Il exhortait les théologiens à continuer à marcher sur la ligne de crête : « Ainsi donc il ne nous reste – émouvant spectacle pour ceux qui n’ont pas le vertige – qu’à rapporter constamment ces deux attitudes l’une à l’autre, la positive et la négative, à expliquer le ‘oui’ par le ‘non’ et le ‘non’ par le ‘oui’, sans jamais nous arrêter un instant sur le ‘oui’ ou sur le ‘non’ » (28) . Après 1930, il évite le terme ou l’utilise pour des conceptions qu’il répudie (29) , mais il continue d’aller et venir entre les équivalents du Oui et Non. Il insiste sur l’affirmation, il proclame : « Le second événement [ la résurrection de Jésus-Christ ] n’est pas, n’est plus jamais enfermé dans le premier [ la crucifixion et la mort de Jésus-Christ ], la vie de Jésus-Christ n’est pas, n’est plus jamais contenue dans sa mort, la grâce de Dieu n’est pas, n’est plus jamais enfouie sous son jugement, son oui n’est pas, n’est plus jamais caché sous son non » (30) . Pourtant, dès que l’on se pose des questions au sujet de notre participation, on est renvoyé d’un pôle à l’autre : tout cela est vrai en Jésus-Christ, et non pas en nous-mêmes. Mais en nous-mêmes, nous ne sommes rien, une simple illusion : « …la vigilance critique de la théologie dialectique, avec son insistance sur l’impossible possibilité de Dieu… ne disparut jamais de la pensée barthienne » (31) . « Dialectique » n’est peut-être pas le mot le plus apte, comme Sung Wook Chung le fait valoir (32) , mais la permanence de la « marque » typique, intellectuelle et spirituelle, de la période dialectique peut être reconnue (33) .
Les considérations qui précèdent suffisent pour dégager la voie de notre exploration. Cette enquête tentera de reconnaître les contours du thème : le rôle de Jésus-Christ, principalement dans la Dogmatique ; elle observera son influence dans certaines parties du champ de la dogmatique et notera les tensions ; elle sondera les motivations et jettera un coup d’œil sur les arguments ; elle essayera, enfin, de les peser et d’atteindre une certaine évaluation du point de vue de la théologie évangélique.
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