C’est en fonction de la théologie biblique du mariage que l’on peut juger de la cohabitation. De ce qu’elle n’est pas et donc de son irrégularité. Mais aussi de ce qu’elle est parfois, un «mariage imparfait». L’attitude à adopter pourra alors s’inspirer du réalisme des Écritures.
À la loi et au témoignage!
Seule la Parole de Dieu scripturaire éclaire d’une lumière finale et souveraine les comportements des humains. Sur le phénomène de la cohabitation dans son rapport au mariage, nous recueillons l’instruction normative de la Bible. Et si d’aucuns crient à la naïveté, à la ringardise, voire au légalisme, nous ne sommes pas intimidés…
Nous ne cherchons pas, cependant les seules prescriptions, si bienfaisantes que nous les reconnaissions (Dieu nous les donne pour nous aider à vivre). Nous aspirons à la sagesse dont Dieu fait part généreusement et sans reproches. Bien plus encore: nous voulons entendre la promesse dont la loi divine est indissociable, et qui nous est si précieuse dans le discernement des situations comme pour les décisions de type pastoral.
Ce rappel a d’autant plus d’importance que l’enquête se heurte à d’assez grosses difficultés méthodologiques. Ce n’est pas pour rien que tant de lecteurs se choquent de certains passages de l’A.T. - Abraham, l’ami de Dieu, le père des croyants, polygame ou presque! - et que des contestataires vont plaidant que l’Écriture n’enseigne nulle part la morale chrétienne traditionnelle.
Le catalogue des facteurs d’incertitude pourrait s’allonger. Il y a le mode des indications: l’apport biblique sur le mariage ne fait pas l’objet d’un exposé systématique, mais on le trouve sous une forme allusive, occasionnelle, parfois implicite; il faut le dégager et le rassembler. Il est facile de l’esquiver, même sans mauvaise foi consciente! Il y a la diversité des époques: notre Seigneur lui-même, dans sa réponse de Matthieu 19.4 nous apprend à les distinguer, sans négliger non plus les continuités. Il faut avoir du doigté! Il y a le lien au contexte historique: en montrant que Dieu s’est accommodé, sous le régime du Sinaï, de la «méchanceté» du cœur des hommes, que Dieu a fait preuve de tolérance réaliste en ce temps-là. Jésus suggère du même coup le conditionnement historico-culturel de la formulation des préceptes. Dès lors, il y a lieu de s’interroger sur l’effet d’un tel conditionnement dans tous les textes, y compris ceux du N.T., puisque le Royaume n’y est pas encore pleinement établi. Il convient de se garder de conclusions hâtives: si l’on compare aux lois et aux mœurs des nations, l’universalité ne signifie pas nécessairement origine créationnelle, ni le contraire son démenti; un accord partiel n’implique pas nécessairement adaptation sans force normative pour nous; l’originalité d’un enseignement biblique ne lui confère pas nécessairement une validité permanente… Dans tous ces cas, on peut parler de présomption favorable, mais non pas de conséquence nécessaire. Il y a la force des influences externes: sur le chercheur, dans le champ de notre sujet, s’exercent des pressions très fortes, qui dévoient aisément son projet, celles du laxisme contemporain, mais aussi du rigorisme de réaction (les forces de la contre-sexualité existent aussi et sont à l’œuvre). Malheureusement, ces influences contraires ne se neutralisent pas toujours, et peuvent s’allier paradoxalement pour éloigner du vrai sens.
Pour résoudre ces difficultés, nous ne savons pas de recette.
Outre les règles ordinaires de l’interprétation biblique, trois considérations particulières nous semblent utiles. Notre Dieu, d’abord, est le Dieu de l’A.T.!
Contre la tentation perpétuelle du marcionisme, rappelons-nous que la Bible entre les mains de l’Église primitive, c’est l’A.T. Nous ferons donc bien de favoriser les interprétations qui rapprochent les enseignements de l’Ancien et du Nouveau Testaments plutôt que celles qui les opposent (nous pensons au mariage et à la cohabitation). Souvenons-nous, ensuite, d’un grand principe d’autant plus pertinent que les données sont éparses et peu explicites: les dispositions de détail s’évaluent selon les tendances d’ensemble. Cultivons donc, en lisant les textes, la sensibilité aux motifs structurants, aux cohérences spirituelles. Les maîtres en la matière, troisième observation, ont été les hommes de Dieu d’autres âges, toujours vivants dans la mémoire de l’Église parce qu’ils ont su faire percevoir une cohérence nouvelle de l’Écriture. Dieu les a préparés pour qu’ils nous guident et nous protègent des pressions propres à notre temps. Au premier rang de ces ministres de la grâce herméneutique, nous saluons les réformateurs du 16èmesiècle - réfléchissons à deux fois si nous croyons devoir nous écarter de leur voie!
Le mariage, institution d’alliance charnelle.
C’est en fonction de la théologie biblique du mariage qu’on pourra juger de la cohabitation. Nous ferons donc bien de nous remettre en mémoire les fondements de cette doctrine(1). Dans le langage de Calvin, le mariage est un «ordre de création auquel reluit l’éternelle et inviolable ordonnance de Dieu» (2).
Le mot «ordonnance» indique la différence entre une réalité seulement créée, et cette réalité instituée: Dieu en instaurant le mariage, ne lui donne pas seulement l’existence mais le dote d’une définition normative. La référence à l’ordre créationnel, chère aux réformateurs, exclut le statut de sacrement. La tradition catholique, sur ce point, s’accroche par erreur à la traduction latine, sacramentum, du «mystère» d’Éphésiens 5.32, erreur déjà dénoncée par Érasme (3); les théologiens romains ne trouvent pour justifier la sacramentalité du mariage que le rapport figuratif à l’Alliance de Dieu et de son peuple, du Christ et de l’Église (4), mais l’argument retombe à plat - les métiers de berger ou de potier ne deviennent pas des sacrements du fait qu’ils servent de figures à l’œuvre du Sauveur! Le mariage ne se réduit pas pour autant à un simple contrat entre individus (Hegel s’horrifiait de cette confusion chez Kant (5)). Institution dans laquelle on entre, il est marqué du sceau divin et ne relève pas d’abord de l’évolution sociale; les diverses sociétés en présentent, à coup sûr, des versions et déformations diverses (avec plus de traits communs et constants, presque partout, qu’on ne le dit souvent (6)); mais le mariage lui-même est antérieur, et l’Écriture sous-entend sa permanence dans les cultures pécheresses en estimant toujours «mariage» ce qu’on appelle de ce nom chez les peuples païens.
L’institution du mariage fait de lui une alliance (Pr 2.17; Ml 2.14) d’où l’emploi métaphorique des épousailles, d’Osée à l’Apocalypse, pour l’alliance de Dieu. On y distingue trois ingrédients essentiels. Le libre accord de l’homme et dela femme qui se marient est indispensable; le droit romain pose à juste titre que le consensus fait le mariage; dans la Bible, même le poids de l’autorité paternelle et de signes providentiels n’écrase pas le choix des intéressés (Gn 24.58: Rébecca, consultée sur l’immédiateté du départ, n’a pas été mariée sans son consentement). L’accord concerne l’union, qui est le second ingrédient: union sexuelle proprement dite et union plus large de la vie commune, évoquées par la formule décisive «une seule chair» (au sens le plus étroit, 1 Co 6.17) et par la condition posée pour l’homme qu’il quittera son père et sa mère pour se marier. Le droit germanique différait du droit romain en faisant de la copula carnis la réalité même du mariage, et cette tendance a été reprise au Moyen-âge par Hincmar de Reims et Gratien de Bologne, avec son école. L’accent biblique sur la chair unique irait dans ce sens, et nous concédons à la tradition «germanique et bolognaise» que l’union est tellement l’objet propre de l’alliance conjugale, avec des effets si mystérieux et irréversibles, qu’on ne peut pas en faire simplement un bien dont la fourniture est promise par le contrat d’alliance (comme dans un pacte entre rois qui se promettent assistance, tribut, denrées); il nous semble, cependant, préférable de dire que le mariage existe dès l’accord conclu, et que l’union en est la consommation, c’est-à-dire l’accomplissement. Si le mariage n’est pas consommé, il est encore inachevé, précaire, non-confirmé, et il peut être annulé – en vertu du caractère essentiel de l’union (7). Enfin, le troisième ingrédient de l’alliance du mariage peut se nommer socialité: il appartient au mariage de ne pas rester un engagement purement privé mais d’être reconnu par la société; il comporte essentiellement une dimension sociale. Quant au contrat lui-même, le catholicisme médiéval n’avait pas saisi très nettement ce trait, avant le tournant que fut l’ecclésiastisation de 1563; mais la Réforme l’a souligné d’emblée, fortement (8). Les descriptions et analyses de l’anthropologie le confirment sans équivoque (9). Tous les indices bibliques vont aussi dans ce sens (10). Éric Fuchs observe avec finesse que le fait joue dans les deux sens: les individus qui se marient se plient à l’ordre social, et, du même coup, la société leur reconnaît l’espace de leur choix personnel, elle renonce à s’immiscer dans l’intimité qu’ils constituent (11). Engagement consensuel pour une union socialisée, ces éléments font le mariage; celui-ci n’existe pas en plénitude si l’un d’eux vient à manquer.
La «plénitude» que procure la conjonction des trois ingrédients est celle de l’existence juridico-théologique ou être du mariage, non pas celle de l’épanouissement vécu ou du bien-être conjugal. Un deuxième plan se distingue ici.
Une fois remplies les conditions de validité, l’Écriture dévoile l’intention divine pour le mariage - une intention qui a force de loi pour les disciples du Seigneur. La volonté de Dieu, c’est tout d’abord l’indissolubilité du mariage - que l’homme ne sépare ce que Dieu a uni - et l’exclusivité du lien, malgré la tolérance attristée de la polygamie dans l’économie ancienne. C’est aussi la communion spirituelle des époux, par l’amour et l’acceptation de l’ordre conçu par Dieu - qu’ils soient un seul cœur comme ils sont une seule chair. C’est encore qu’ils apprécient à son prix la bénédiction de la progéniture, qu’ils la recherchent et qu’ils la reçoivent sagement s’il plaît à Dieu de la leur accorder. En faisant leur cette intention, l’homme et la femme œuvrent pour le bien-être de leur mariage, sa plénitude vécue ou fonctionnelle.
L’amour, irréalisable en dehors du mariage
Le mariage, ainsi configuré, est le seul lieu où se réalise, de façon légitime, l’amour à caractère sexuel. Certes, il est inévitable, il est heureux, pensons-nous, que la différence et l’attrait du masculin et du féminin colore, irise toutes les relations de la vie en société: mais ce n’est pas, même dans la vive amitié, la «réalisation» dont nous parlons. Tout au long de l’Écriture, à toutes les époques, on lit la réprobation de l’union charnelle hors du cadre pourvu par Dieu. Sous le titre général de fornication, ou impudicité, ou immoralité sexuelle, comme on voudra traduire, elle exclut non seulement l’adultère, mais aussi les relations extra-conjugales et pré-conjugales: de l’idylle tragique de Dina et Sichem en Genèse 34 au modèle de la fiancée vierge rappelé par l’apôtre aux Corinthiens (2 Co 11.2), en passant par l’exemple de Joseph et Marie. Devant ce témoignage constant, rien n’autorise à consentir au relâchement contemporain des mœurs (12); la sentence de Calvin demeure, dans sa lapidaire fidélité biblique: «Toute compagnie d’homme et de femme hors mariage est maudite devant Dieu» (13). Cette netteté a d’autant plus de poids qu’elle est exempte de tout fanatisme suspect, à la différence de certains âges puritains: la peine prévue par Moïse en cas de séduction sans adultère est bénigne (Dt 22.28 s), et Calvin n’était guère plus sévère: trois jours de prison pour les fiancés qui cohabiteraient, c’est une sanction plutôt éducative et symbolique (14).
Le fornicateur, explique l’apôtre, pèche «contre son propre corps» (1 Co 6.18), alors que tout autre péché lui est «extérieur». Que veut-il donc dire? Le corps n’est-il pas impliqué dans le vol, la goinfrerie et le meurtre? Dans tous ces cas et les autres, le corps n’est qu’instrument; sa participation à l’acte est comme accidentelle, celle d’un outil qu’on aurait pu remplacer par un autre. Dans l’union sexuelle, le corps est bien davantage: il est l’expression de la personne, il est cette personne dans une quasi-abolition de la dualité interne/externe. Ainsi advient l’essence de la corporalité. Or, le péché sexuel bafoue cette intégration privilégiée, il dissocie l’indissociable; la personne se dérobe au moment où le corps se livre; le corps retombe au rang d’instrument, instrument de plaisir, et le message d’alliance qu’il signifie en son abandon, ce message est mensonge. Voilà comment le fornicateur pèche contre son propre corps, contre sa corporalité dans son essence (15). Si l’union charnelle est réservée au mariage, c’est que «le contact des deux épidermes» requiert, pour être vrai, l’engagement des personnes: or celui-ci n’est total et responsable que dans le mariage: le mariage, par définition, n’est rien d’autre que cet engagement selon toutes les dimensions, y compris sociales, de la vie personnelle.
Pourquoi le refus croissant de cette sagesse divine? Un certain cynisme exalte la liberté égoïste, sans bride et sans frein, où il est facile de démasquer une pitoyable servitude. Plus subtil, et donc tentateur, nous paraît l’antagonisme entre l’amour et l’institution. Il semble, en effet, que l’expérience corrobore: la sécurité de l’état conjugal joue comme une invite à se laisser aller et à négliger l’effort pour plaire à l’autre; au plan superficiel, la «mécanique» des rapports amoureux s’essouffle, selon la loi d’amortissement des stimuli qui régit toute matière vivante; à l’union, il faut un approfondissement continuel, mais difficile, pour ne pas s’étioler.
Mais quelle misère si on renonce pour cette raison au mariage: on choisit la facilité inférieure, et, souvent, un chantage tacite à la rupture! Des justifications idéologiques s’ajoutent parfois: les adversaires du mariage dénoncent l’esprit «bourgeois» de la possession mutuelle: «ma» femme, «mon» mari. Maintenant que le vent idéologique dominant à tourné, on discernera sans peine ce qui se cache dans ce discours anti-possessif: en réalité, le conformisme engendré par la société de consommation, c’est-à-dire de convoitise, «l’empire de l’éphémère». Les sources les plus profondes de l’opposition entre l’amour et l’institution se trouvent dans le romantisme, et, si nous remontons plus haut, là où les romantiques se sont eux-mêmes abreuvés, dans le dualisme gnostique. Si l’étincelle divine dans l’humainest radicalement étrangère au monde, au registre de l’objectivité mondaine, jamais l’amour ne s’incarnera.
Le mariage n’est pas pour rien, dans l’Écriture, l’image de l’union de Dieu avec son peuple. Il y a, permettant la métaphore, une affirmation métaphysique, théologique, comme l’avait aperçu Denis de Rougemont (16). Comme il en va de Dieu et du monde selon la Bible - Dieu ne se confond pas avec sa création, mais il ne s’oppose pas non plus à elle de façon dualiste - le rapport de l’homme et de la femme ne se réduit pas au corps mais évite le dualisme du spirituel et du charnel: le mariage relève d’une transcendance réglée, incarnée, qui construit dans l’histoire. On débusquerait, pensons-nous, dans la dispersion du désir au gré des circonstances (la liberté qui refuse de se lier), comme dans la fuite gnostique dans l’illusion d’une éternité acosmique, la même peur de la mort. Le mariage répond à l’assurance de la résurrection.
La cohabitation: concubinat ou fornication?
Les axes de la vision biblique du mariage tracés, il devient possible d’examiner le phénomène contemporain de la cohabitation. Au moins dans le cas où est présente la volonté de durée, elle qui cimente le couple psychologiquement (17), la cohabitation se place-t-elle sous la malédiction calvinienne, comme «fornication»? Ou bien une autre interprétation est-elle envisageable?
Si la cohabitation de ceux qu’on appelle encore «concubins» ressortit à la fornication, leur relation est radicalement illicite devant Dieu: ils devraient se quitter sans délai, quoi qu’ils décident de faire ensuite. La logique du tiers-exclu paraît conduire à cette conséquence, puisque des cohabitants non mariés pratiquent forcément cette «compagnie hors mariage» qui est maudite par la loi du Seigneur. Et pourtant, un juriste nous rappelle que les cloisons ne sont pas toutes étanches et qu’un dégradé remplace parfois la netteté de trait-frontière: «Tandis que le mariage a pu, à l’époque contemporaine, perdre une partie de sa solidité, le concubinage, ou ménage de fait, affleure davantage à la vie juridique… la distinction, si difficile, du fait et du droit, ne peut être en la matière, conservée dans toute sa pureté» (18).
D’où l’hypothèse: ne pourrait-on pas considérer le concubinage de certains, au moins, comme proche du concubinat romain? Celui-ci, on le sait, se défini(ssai)t comme un mariage de seconde zone, principalement en raison du statut social inférieur de la femme. Certaines inégalités de classe entre les conjoints interdisaient les noces de premier rang et ne laissaient que la possibilité de cette union légale mais aux effets civils moindres: telle fut l’union, avant sa conversion, de Saint Augustin et de la femme admirable dont ne sait pas le nom, «la mère d’Adéodat». L’Église ancienne reconnaissant un tel concubinat comme mariage vrai et valide devant Dieu, ainsi que le montre, en l’an 400, le canon 17 du Concile de Tolède (19). La cohabitation moderne se réalise dans un contexte fort différent, mais l’exemple du concubinat suggère que l’alternative du tout ou rien, mariage plein ou fornication, peut trancher trop vite et trop sec.
Dans l’A.T. non plus, les concubines ne sont pas assimilées aux prostituées. Les mots pilègès et sifha qui les désignent ont une connotation conjugale: le premier (apparenté au grec pallakè), aurait d’abord signifié, d’après Koehler & Baumgartner, l’épouse qui restait chez son père (cf. Jg 15, l’épouse de Samson à Timna); le second, «servante», fournit la racine du mot «famille», mispahâ. L’union relève de la catégorie du mariage, avec la marque d’un rang socialinférieur.
En faveur de l’interprétation de la cohabitation sérieuse et durable comme mariage «imparfait», comme «sous-mariage», plutôt que comme fornication stabilisée, on peut faire valoir la présence de fait des trois ingrédients. L’union est faite, «en une seule chair»; l’accord d’engagement mutuel n’est pas formel et entier mais il n’est pas absent non plus - en pratique et en substance, il semble aussi fort que chez beaucoup de couples mariés; la dimension sociale n’est pas honorée comme elle devrait l’être (c’est elle, précisément, qu’on néglige) mais elle a sa part néanmoins, témoignent les rapports avec la Sécurité Sociale!
Cette réalité permet, non pas d’approuver (au contraire du concubinat romain dans les cas où il était la seule forme de mariage possible), mais de situer plus exactement la carence. Nos cohabitants stables pèchent-ils de s’unir (comme dans la fornication) ou pèchent-ils de ne pas achever une union matrimoniale qu’on voit déjà, réellement, entre eux? Nous donnons l’avantage du réalisme biblique à la deuxième analyse. Ils s’écartent du commandement divin parce qu’ils ne scellent pas leur alliance en assumant toute sa portée sociale, dans la forme donc prévue par le magistrat.
La souplesse, recommandation pastorale et disciplinaire.
L’application est assez simple dans ses grandes lignes. Il convient d’abord de prêcher sans équivoque la volonté divine du plein mariage, seul lieu légitime de l’union charnelle. La répréhension fraternelle ne devrait pas manquer à l’égard des membres de l’Église qui décideraient de cohabiter, même de façon sérieuse, quasi matrimoniale ou conjugale: car ils n’adopteraient pas la forme de vie voulue pour eux par le Seigneur. Quand aux couples «cohabitants» qui se convertiraient, qu’on les exhorte à remédier à l’imperfection de leur lien, à combler le déficit de leur promesse et de sa socialité: bref, à régulariser au plus vite devant «M. le Maire». Le refus pourrait provoquer l’exercice de la discipline.
On rencontre, cependant, des situations plus complexes! Un empêchement matériel ou juridique, une procédure de divorce qui traîne, par exemple, barre parfois le chemin du plein mariage. Ou bien, lorsque seul l’un des deux se convertit, le compagnon refuse. L’hypothèse du mariage imparfait permet alors de ne pas exiger la rupture. Il serait plus grave de briser le lien réel que de ne pas le parachever (malgré le désir de le faire, chez le chrétien).
L’anomalie de l’état quasi-conjugal ainsi toléré interdit, à notre avis, l’accès ou le maintien à un poste de responsabilité dans l’Église. Elle peut appeler ou justifier une plus grande «prudence» dans l’administration des sacrements, la fixation de certains délais. Mais le danger majeur nous paraît ici du côté rigoriste. Le baptême et la cène sont destinés aux pécheurs!
À cause du flou où se creuse l’écart entre la cohabitation, qui est plus ou moins stable, et le mariage entier, les dispositions subjectives des personnes concernées pèsent d’un grand poids. Malgré leur fragilité propre, malgré la lecture faussée que les intéressés peuvent eux-mêmes en faire, on ne peut pas ignorer ces dispositions quand on jauge la situation. Les concubins d’un couple durable ne sont pas liés avec la netteté du mariage même, et s’ils estiment, avec conviction, que leur engagement n’était pas conjugal, on ne peut pas leur interdire de rompre.
Les esprits qui affectionnent le coup de règle, ou de hache, s’impatienteront peut-être de la part faite aux nuances, au doigté, voire à l’incertitude. La souplesse recommandée ne répond pas seulement à la finesse patiente nécessaire à la pensée pour «épouser» le réalisme de l’Écriture et de la vie présente. Elle reflète aussi, croyons-nous, la confiance mise dans le Dieu des prescriptions bibliques, selon qu’il est simultanément le Dieu de la sagesse infiniment variée, et le Dieu de la promesse, la promesse de l’Alliance.