Les instants du tournage de cette séquence sont encore vifs dans ma mémoire. Nous sommes début janvier 2022 dans un parking parisien, crispés par un froid glacial. Nous jetons du haut de la mezzanine un long tissu blanc. C’est un linceul mêlé de grâce qui tombe d’un hors-champ* à la verticale, comme une main tendue. Trois pleureuses sans larmes viennent recouvrir le corps d’un homme. Une mariée endeuillée s’agenouille. Le défunt disparaît sous la légèreté du tissu. Nous vient alors l’idée de retirer lentement le linceul en hors-champ.
Dans le moniteur de contrôle, je perçois le linceul s’éloigner au dehors. Je crois, à la suite du cinéaste Andrei Tarkovski, qu’au moment où nous touchons à une image poétique, nous touchons à une vérité absolue. Ces instants privilégiés me dépassent. Je suis soudainement submergé d’invisible. Les larmes floutent mon regard en plein tournage. Que me racontent-elles ?
Parfois, le cadre n’a plus lieu d’être. Le hors-champ nous attire au-delà. Mystère périlleux, lieu de l’abstraction. Essence de ce qui m’intéresse dans le cinéma.
Ce linceul qui se retire, c’est une invitation à plonger dans ce que l’on ne voit pas. C’est un geste de décentrement. De qui viendra le secours ? Certainement pas de nous-mêmes.
Penser le hors-champ, c’est déjà percevoir ce qui n’est pas visible. Dans le cadre, tout est perspective. Dans le hors-champ, tout est mystère. L’acte cinématographique est alors un pas de foi. Nous créons le cadre avec la lumière et le hors-champ avec l’ombre. Ou peut-être est-ce l’inverse ? Il s’agit de croire que ce qui est dans le cadre n’est que la partie visible de ce qui ne peut être vu. Notre regard se fixe sur ce qui est là, et pourtant nous voyons au-delà. Le sensible est signifiant d’un ailleurs qui nous éclaire. L’espace filmé est une question suspendue qui ne trouve résonance qu’en dehors de lui-même. Je crois que nous vivons dans ce fragment incertain qui trouve sa beauté, sa résonance et sa lumière dans l’Autre.
Cette séquence est une aporie**, intrinsèquement absence et manque. Certains n’y verront que désespoir. Je crois qu’il faut regarder au-delà du cadre. C’est en hors-champ que ressuscite l’indicible de nos vies.