Entre idéalisation du passé et méconnaissance du présent, où se situe vraiment le christianisme en Europe ?
Pour l'historien, cette question est piégée. Car elle présuppose que l'on puisse partir d'une définition commune de ce que pourrait être une « Europe chrétienne ». Or, cette définition commune est introuvable. En d'autres termes, postuler comme une évidence une « Europe chrétienne », c'est se faire des illusions.
« Des idolâtres baptisés »
La réalité que nous révèlent les archives et les vieux documents, c'est une christianisation difficile et lente. On y repère de grandes réalisations et des avancées magistrales, mais la christianisation est aussi jalonnée d'échecs répétés, de compromis boiteux, de contraintes collectives, greffés sur le maintien de pratiques qui n'ont rien de chrétiennes. Écoutons par exemple ce modeste prieur solognot en 1700, observateur attentif de ses ouailles de la « France profonde » du temps jadis :
« J’ai dit que les Solognots sont plutôt superstitieux que dévots. (...) Ils gardent du pain bénit de la messe de minuit de Noël pour en faire manger à leurs vaches, croyant que c’est pour elles un antidote préservatif, font des croix de paille le dimanche des rameaux aux quatre coins de tous leurs blés. (...) Ils regardent comme une faute punissable de cette vie de faire brûler le joug d’une charrue, et l’on a vu souvent de pauvres malades s’en faire mettre sous le coussin de leur lit dans leur agonie parce qu’ils appréhendaient d’en avoir fait brûler par mégarde. Ils font aussi grand scrupule de faire la lessive dans le temps qu’un malade a reçu l’extrême onction. (...) De sorte que nous pouvons dire d’eux avec vérité, après tout ce que nous venons de rappeler, qu’ils sont en beaucoup de choses des idolâtres baptisés. »(1)
En plein XXe siècle, la collection Terre Humaine publie un témoignage choc du curé normand Bernard Alexandre. À partir d’une longue expérience de terrain au cœur du pays de Caux, il effectue ce constat lucide : « la “politique de l’Église” médiévale (...) consista à “christianiser les rites païens locaux”. Opération qui se révéla dangereuse car elle favorisa une tradition dont il faudra des siècles pour se libérer : au lieu de supprimer le paganisme on ne parvint souvent qu’à le transformer ou seulement même à le “camoufler”... Sous un “vernis” chrétien.”(2)
1. Cf. Histoire de la France religieuse, XIVe-XVIIIe siècle, tome 2, Paris, Seuil, 1988, pp.546-547.
2. Bernard Alexandre, Le Horsain, Vivre et survivre en pays de Caux, Plon, Terre Humaine, 1988, p.342.
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