Étudié au “fil du temps”, le baptisme français a révélé quatre phases d’implantation bien distinctes le baptisme originel (1810-1832), le baptisme pionnier (1832-1870), le baptisme institutionnalisé (1870-1921) et le baptisme implanté (1821-1950). Elles devaient être décrites (Cf. article précédent “Les quatre étapes de l’implantation baptiste”) pour comprendre l’itinéraire baptiste et ses ruptures fondatrices, qui conduisent à l’affirmation d’une “triade” composée de la Fédération (F.E.E.B.F.), de l’Association (A.E.E.B.F.) et des baptistes indépendants. Mais au-delà des “à coups” de la chronologie, des constantes demeurent. C’est pourquoi une radiographie plus thématique s’impose afin de décrire les baptistes dans leurs spécificités générales. Ces spécificités jouent à deux niveaux sur le plan des structures, d’une part, avec l’affirmation d’un type d’Église bien particulier, l’Église locale de professants. Sur le plan des relations en société d’autre part, avec un engagement en société placé sous le sceau du témoignage à rendre.
I. Une identité chrétienne militante
Ruben Saillens, avec son remarquable sens des formules, a ainsi décrit l’esprit qui préside à la constitution des Églises baptistes en France les “églises autonomes sont condamnées à vaincre ou périr; aucune autre perpétuité ne leur est promise que celle du Saint-Esprit vivant au milieu d’elles. Les Églises apostoliques se cotisaient en faveur des églises pauvres, mais non en faveur des églises mortes celles-là, leur chandelier devait être ôté de sa place (Ap.II 5).”(1) Ni froids ni tièdes, les baptistes se veulent bouillants, prêts à de grands sacrifices pour leurs Églises leur identité se fonde sur des structures chrétiennes militantes. Elles reposent, avant toute chose, sur un modèle d’Église souple et audacieux, le congrégationalisme.
I.1. Un modèle d’Église souple et original le congrégationalisme
Qu’est-ce précisément que le congrégationalisme? En quelques mots, on peut dire qu’il s’agit d’un principe qui accorde l’autonomie de décision à l’Église locale elle seule peut véritablement porter, en tant qu’institution visible, le terme d’”Église”. Aucune autorité au-dessus de l’Église locale n’est autorisée à dicter sa loi à l’assemblée. Chaque Église locale s’affirme donc, en principe, comme une petite démocratie qui s’auto-gère. Comme l’affirmait Ruben Saillens, les Églises baptistes se veulent de “libres et industrieuses républiques”. Voilà pourquoi on parlera toujours “des” Églises baptistes. Dire l’Église baptiste comme on dit l’Église catholique n’a aucun sens. Dans un cas, dans le catholicisme, on parle d’une institution centralisée, qui coiffe les cercles locaux. Dans l’autre, il s’agit d’une multiplicité d’Églises locales, seules souveraines. Ce congrégationalisme, chez les baptistes, est construit sur le vote souverain des membres, et des membres professants, c’est à dire que seuls ceux qui ont été admis sur profession de foi et par le baptême par immersion ont le plein statut de membre. Cela implique pour l’historien ou le sociologue qu’il faut recourir au moins à trois cercles d’appartenance différents pour évaluer les effectifs totaux de ceux qui se réclament du baptisme. Au-delà des membres professants baptisés, il existe en effet toute une catégorie de personnes (enfants, adolescents, sympathisants...) qui doit être prise en compte pour comparer avec les Églises centralisées dites “de multitude” (ou “de masse”), dont les critères d’admission comme membre sont beaucoup moins exigeants. Un coefficient multiplicateur d’environ “trois” permet d’aboutir au “cercle” baptiste des fidèles (baptisés et non baptisés par immersion) qu’il faut considérer dans les comparaisons statistiques avec d’autres Églises (réformée, catholique...).
Ce type de socialisation religieuse se heurte au dualisme classique, mais sans doute un peu réducteur, de “l’Église” et de la “secte”. Après examen, les baptistes ne rentrent ni dans une catégorie, ni dans l’autre. De l’Église, les baptistes empruntent un rapport articulé, dense au monde environnant, ainsi qu’une base doctrinale très fermement maintenue, mais ils n’en ont pas les traits de “groupe de masse” ni les accents institutionnels supra-locaux. De la secte, les baptistes adoptent la logique du groupe militant, cellule de “convertis” tournés vers le prosélytisme, mais sans pratiquer pour autant le retrait du monde (ou sa critique systématique). En fait, le “type” qui correspond le mieux à celui des Églises baptistes s’avère être le type “dénominationnel”, proche de celui de “l’Église libre” décrit au début du XXe siècle par le sociologue et théologien allemand Ernst Troeltsch. Le recours à un modèle d’analyse mis au point par Jean-Paul Willaime est opportun pour éclairer sous un autre angle cette spécificité organisationnelle des baptistes(2). Ni modèle “institutionnel-idéologique” (de type Église réformée) ni modèle “institutionnel rituel” (de type catholique), les Églises baptistes ne correspondent pas davantage au modèle “associatif-charismatique” (de type “secte à gourou”). Leur modèle s’avère être “associatif-idéologique”, catégorie qu’il semble utile de forger, complétant la typologie de Jean-Paul Willaime, pour rendre compte de la spécificité sociale des baptistes. L’Église vécue par les baptistes est “associative” et non “institutionnelle” (rôle majeur des structures supra-locales). Elle doit par ailleurs avant tout sa cohérence, non au “charisme” personnel du pasteur, éventuel détenteur de prophéties particulières ou de tel ou tel pouvoir de guérison indispensable à la cohésion de son assemblée, mais à ce que les sociologues appellent “l’idéologique”, c’est-à-dire ici le théologique, l’affirmation cohérente d’une orientation doctrinale précise, défendue par un certain nombre de médiations (presse baptiste, formation des pasteurs, etc.).
Ce congrégationalisme “dénominationnel” des Églises baptistes suit donc un mode “associatif idéologique” qui combine l’accent sur la communauté locale contractuelle et l’importance d’un contrôle doctrinal (idéologique) supra-local. Il repose aussi sur une discipline d’Église, l’orthodoxie devant accompagner l’orthopraxie, et sur la nécessité de certaines formes d’organisation supra-locales. Sur ce terrain, trois variantes se sont dégagées, conformes à la triade baptiste, et caractérisées par un type d’organisation supra-local fédératif souple (F.E.E.B.F), associatif intégré (A.E.E.B.F.) ou très restreint (dans le type indépendant). Mais dans tous ces scénarios, le “supra-local” s’est à chaque fois imposé, à des degrés divers, comme une nécessité. L’insularité baptiste de l’Église locale indépendante peut constituer un thème valorisé, mais l’observation socio-historique dément la possibilité de son application complète. Ce congrégationalisme, qui représenta longtemps une certaine originalité sur la scène chrétienne française, a été marqué par des tensions. Dans une assemblée locale, trois principaux risques se sont présentés le danger d’un leader charismatique qui entraîne l’Église dans une aventure personnelle (d’où la nécessité, dans tous les cas, du “supra-local” pour éviter l’émiettement), la menace de se diluer dans un ensemble protestant plus large (d’où les débats et les divergences à propos de l’oecuménisme), et la pression du droit de regard anglo-saxon. Ces menaces posent le problème plus général du pouvoir chez les baptistes.
I.2. Une répartition du pouvoir délicate à assurer
La répartition du pouvoir fut délicate à assurer chez les baptistes français. Dans l’Église locale, elle ne posa en général pas trop de problèmes. Le pasteur, assisté du conseil d’Église, prend la plupart des décisions, sous le contrôle démocratique de l’assemblée des membres. Plus qu’un “ministre du culte” doté d’un puissant charisme de fonction, sa posture se rapproche du délégué syndical. Sa légitimité vient de la base et peut être reprise en cas de rupture de contrat. C’est à l’échelon supra-local que les problèmes de pouvoir se sont surtout posés. En effet, les baptistes refusent a priori toute autorité supra-locale contraignante. Du coup, ils ont toujours essayé de limiter le plus possible ce que le sociologue américain Paul Harrison appelle l’autorité. L’autorité, d’après lui, repose sur des règles écrites, connues de tous. On la donne suivant les règles, on la reprend aussi selon les règles, en vertu d’un contrat réciproque. Cette autorité, les baptistes s’en méfient, en raison de leur accent sur l’autonomie des Églises locales. Du coup, à la place de l’autorité, c’est le pouvoir qui s’est développé. Or le pouvoir, toujours selon Paul Harrison, repose sur des règles non-écrites, ce qu’il appelle un “système informel”(3). On le prend, on ne le reçoit pas. Et comme il n’y a pas eu de contrat institué, le pouvoir ne se rend pas facilement... Ces règles non-écrites, chez les baptistes français, sont au nombre de trois. L’accent sur l’importance de la formation pastorale, et en particulier de la formation pastorale à l’étranger, que ce soit en Angleterre ou aux Etats-Unis, a beaucoup joué dans l’accès au pouvoir. Très souvent, ce sont des hommes formés à l’étranger qui parviennent aux plus hautes fonctions chez les baptistes, aussi bien dans la Fédération Baptiste que dans l’Association ou les indépendants (Henri Vincent, formé au Rochester Seminary -Etats-Unis-, Robert Dubarry et Arthur Blocher, formés au Pastor’s College fondé par Spurgeon à Londres). Deuxième règle non-écrite, l’appartenance à une lignée pastorale prestigieuse. Là encore, aucune règle écrite n’impose officiellement cette appartenance mais dans la pratique, elle joua très puissamment, tout simplement car elle permettait d’assurer une forme de continuité en dépit de l’absence d’institution centrale forte. La lignée Crétin-Saillens-Blocher, la lignée Vincent (relayée dans la seconde moitié du XXe siècle par la lignée Thobois) constituent de fascinantes manifestations de ces “dynasties lévitiques” -selon un mot heureux de Rémi Fabre(4)- qui ont permis (en dépit de possibles dérives) d’assurer une cohésion trans-générationnelle indispensable à la consolidation de l’implantation baptiste.
Enfin, la connaissance de l’histoire baptiste française constitua un troisième facteur de pouvoir. Il y eut longtemps, chez les baptistes, une connaissance à deux étages du passé. Pour le commun, on le laissa transparaître qu’une histoire assez lisse et édifiante. Mais les grands responsables baptistes, eux, connaissaient le dessous des cartes, et s’en servaient pour maintenir leur pouvoir et éviter les erreurs de décision. D’une manière générale, les baptistes constituèrent, d’une certaine manière, une “tradition” plus ou moins informelle, pour contrebalancer les effets d’émiettement de leur modèle d’Église fondé sur l’individu et l’autonomie de l’assemblée locale. Ces questions de pouvoir se retrouvent à propos du problème spécifique de la place de la femme dans l’Église. Tradition et valorisation de l’autonomie se heurtent dans un débat social et exégétique les femmes baptistes purent parfois, dans ces conditions, accéder à des responsabilités d’enseignement et/ou de direction (Louise Dinoir, Melle Salomon), à la parole publique (Esther Carpentier), voire au pastorat (Madeleine Blocher-Saillens), mais les manettes de commande du baptisme français restèrent globalement aux mains des hommes.
I.3. Des finances en “flux tendus”
Ces baptistes, qu’ils aient du pouvoir ou non, furent confrontés aux mêmes difficultés financières tout au long de leur implantation. Le congrégationalisme baptiste a un prix. En refusant, sous toutes les latitudes, un régime qui aliénerait leur indépendance vis-à-vis de l’État, les baptistes ont toujours dû trouver en leur sein les ressources financières nécessaires. Les baptistes français n’échappèrent pas à cette contrainte. Protestants “non-reconnus” par le système concordataire, jamais leurs pasteurs ne furent rémunérés par l’État, contrairement aux catholiques, réformés, luthériens et juifs. Il leur fallut donc trouver ailleurs de quoi financer leurs multiples besoins, en particulier le salaire des pasteurs et évangélistes, l’édition de brochures et ouvrages d’évangélisation, ainsi que la construction de temples. Ces besoins matériels, “le nerf de la guerre” (R.Dubarry), d’autant plus importants que le patrimoine des baptistes français, dans les premières années de leur implantation, était égal à zéro (tout était à construire!), furent financés par des canaux très divers, mais sous le signe dominant d’une certaine précarité. Le soutien financier de la base, les dons réguliers ou exceptionnels des membres -que Madeleine Blocher-Saillens appelle les “corbeaux d’Elie”- fut toujours important. Il se manifeste par l’objectif du versement de la dîme des revenus (10%), rarement atteint, mais approché dans la plupart des Églises locales, à l’exception de la Bretagne. Par ailleurs, le soutien de l’étranger, principalement de l’Angleterre et surtout des Etats-Unis, fut très abondant au XIXe siècle. Sans lui, on peut penser que l’implantation baptiste aurait sans doute patiné, voire échoué. Mais au XXe siècle, une fois que les Églises grandissent et deviennent financièrement plus solides, ce soutien étranger s’amenuise, puis cesse, du moins sous une forme régulière. C’est le cas dès 1920-21 pour l’Église indépendante d’Arthur Blocher et pour l’Association baptiste, la Fédération baptiste parvenant quant à elle à ce stade dix ans plus tard (1932-33). On peut considérer qu’autour de 1950, les baptistes français assument financièrement leur destin. Cela ne se fit pas sans combats, sans larmes, sans découragement... La théologie des baptistes français, dans leur rapport aux finances, ne fut jamais une théologie de la prospérité (en dépit de certaines tendances parfois) mais plutôt une théologie de la précarité. Comme le rappelle Madeleine Blocher-Saillens, Dieu “n’a jamais promis de nous préserver de l’épreuve, mais de nous garder dans l’épreuve, et de le glorifier par l’épreuve”(5).
I.4. Un militantisme tourné vers l’évangélisation universelle
Investir, pourquoi faire? A cette question, les structures militantes des baptistes répondent par leur but premier l’évangélisation. Celle-ci se fonde sur la responsabilité de chaque individu, en vertu de ce que Ruben Saillens appelle “l’individualisme chrétien”. Il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’un individualisme égo-centré ou ecclésio-centré, mais d’un individualisme théo-centré l’individu n’est pas censé suivre ses penchants, ou obéir aveuglément à son Église il est invité à se soumettre librement à Dieu, à la norme divine, de concert avec tous les membres de son assemblée. Cette responsabilité individuelle s’appuie sur une conception particulière de l’espace la perspective des baptistes, en effet, n’est pas paroissiale. Leur christianisme n’est pas un christianisme territorialisé, fonctionnant selon le principe d’Églises nationales (comme c’est le cas pour certaines Églises protestantes luthéranisme des pays scandinaves, par exemple). De ce fait, l’évangélisation baptiste n’a pas de frontières. Tout en étant patriotes, les baptistes français ne sont pas nationalistes. Au besoin, lorsque leur attachement à la France fut confronté à de trop grandes difficultés concrètes pour exercer leur culte, ils n’hésitèrent pas à partir à l’étranger, en particulier aux Etats-Unis, où se développa un véritable “mini-Refuge” baptiste, au XIXe siècle on peut estimer à une “fourchette” de 150 à 300 les baptistes qui s’exilèrent alors outre-Atlantique, principalement pour des raisons religieuses, mais parfois aussi pour des motifs économiques. De Picardie, du Nord, de Franche-Comté, de Lyon, Saint-Etienne, Paris... les départs ne sont pas rares. Dans la presse baptiste des années 1870-1900, on retrouve maintes traces de ces réseaux de la diaspora baptiste francophone en Amérique du Nord. Cet axe transatlantique contribua à développer chez les baptistes français une conception universelle et multi-confessionnelle du christianisme. Pour eux, point d’”Église nationale” qui tienne, et aucun monopole ecclésiastique ne peut se justifier les Églises doivent pouvoir bénéficier d’un pluralisme reconnu, et cohabiter dans une saine émulation au service d’un but que les baptistes français résument sous le terme d’”évangélisation”.
Cette évangélisation doit, pour les baptistes, être le but de chacun. “Jeder Baptist ein Missionnar”, disait Jean-Gérard Oncken. Samuel Farelly, avec d’autres mots, résumait cette exigence de cette belle formule” Dieu a besoin des hommes pour garnir son ciel”(6). Dans cette optique, deux grands modes principaux d’évangélisation ont été tentés. Le premier pourrait être résumé sous la formule de “l’évangélisation aux quatre vents”. Il s’agit d’une évangélisation directe qui vise à atteindre des personnes extérieures à l’Église locale pour les inviter à la conversion. Diverses méthodes ont été employées au service de ce type d’évangélisation le colportage ou “porte à porte”, les réunions spéciales d’évangélisation, les stands en plein air et les témoignages publics (chorale de rue, prédication lors des enterrements, etc...). Depuis les années 1820, où Jean-Baptiste Ladam recourait déjà à un orchestre de rue dans les villages du Nord de la France, la variété des initiatives frappe l’observateur. Bien des approches ont été testées, débattues, parfois vivement (comme le principe des “réunions d’appel”, qui n’a jamais fait l’unanimité), au service d’une même visée, l’annonce de l’Evangile aux populations du pays. L’autre grand mode d’évangélisation fut celui “par les groupes latents”. Par cette formule, empruntée à la sociologue Mary Douglas , on peut désigner des groupes d’affinité qui permettent une intégration graduelle d’un nouveau membre. Ces groupes peuvent avoir un but religieux, mais pas obligatoirement. Les groupes d’enfants et de jeunes, les groupes de quartier, les cellules d’éducation et de formation permanente, les cercles de lecteurs, ainsi, dans une certaine mesure, que les groupes pionniers produits d’une scission d’Église (qu’elle soit pacifique ou conflictuelle) peuvent tous, à des degrés divers, relever de cette catégorie. C’est principalement au prix de ces multiples modes et méthodes d’évangélisation que les baptistes français sont passés de zéro à près de 10.000 fidèles (dont environ 3000 baptisés) en l’espace d’un siècle et demi. Leur militantisme a payé, tout en posant question à l’ensemble de la société française.
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