INTRODUCTION
« C’est pour la liberté que Christ vous a affranchis ». Ce demi-verset est un des textes les plus cités de la Bible, le livre de référence des chrétiens. Mais on oublie parfois que cette exhortation, issue de l’Épître aux Galates, est tronquée. Le verset complet se poursuit par une mise en garde : « Demeurez donc fermes, et ne vous laissez pas mettre de nouveau sous le joug de la servitude »(1).
Du point de vue de l’historien, ce texte sucré-salé est explosif. Cette mise en tension de la liberté et de la servitude a en effet produit des effets sociaux considérables. Parmi les chrétiens, les protestants l’ont volontiers convoqué en renfort de leur théologie de la Grâce seule (Sola Gratia), et parmi les protestants, les baptistes n’ont pas été les derniers à renforcer cette dimension. Dans un sermon consacré au chapitre 4 de l’Épître aux Galates, Charles Haddon Spurgeon, surnommé « le prince des prédicateurs », cite ainsi ce verset dans la version King James, soulignant que « l’alliance des œuvres a cessé d’être une alliance », cédant place à une « alliance de grâce » qui libère les captifs(2).
Le problème, déjà souligné par l’auteur même du verset, est la tension anthropologique entre l’idéal et la réalité. L’idéal de liberté est affirmé, mais cet horizon est rattrapé par une réalité qui menace de ramener à la servitude. L’histoire quatre fois centenaire du baptisme(3) constitue un terrain de premier choix pour illustrer cette tension entre une aspiration théorique à la liberté, et la résistance pratique du réel.
Parmi les protestants, les baptistes se sont en effet souvent distingués par une revendication véhémente de liberté, en particulier sur le triple terrain du conformisme générationnel, de la tutelle de l’État et l’autoritarisme (I). Pourtant, l’idéal de liberté proclamé très tôt n’a pas suivi le cours d’un long fleuve tranquille. Au fil des siècles, plusieurs dérives aliénantes ont éloigné l’itinéraire baptiste de ses promesses d’émancipation (II). Est-ce à dire que la relation entre baptisme et liberté n’a plus de sens ? Loin s’en faut ! Mais à ceux qui veulent faire rimer baptisme et liberté, un regard sans concession s’impose, débouchant sur les chantiers ouverts par ces Églises à l’entrée de leur cinquième siècle d’histoire (III).
I. LE BAPTISME DANS L’HISTOIRE DU CHRISTIANISME : UNE TRIPLE LIBÉRATION ?
Le premier constat qui saute aux yeux lorsqu’on compare le baptisme aux autres traditions chrétiennes, c’est son accent précoce et insistant sur la liberté. Mais quelle liberté ? Du point de vue métaphysique et théologique, cette liberté n’est pas absolue ou égocentrée, mais théocentrée.
Elle se réfère de manière massive à l’héritage du christianisme, présenté comme une Bonne Nouvelle (Évangile) de libération en Jésus-Christ, identifié comme le Fils de Dieu venu briser les chaînes qui emprisonnaient les pécheurs. Elle s’inspire aussi, plus particulièrement, du réformateur français Jean Calvin (1509-1564), cher à la tradition baptiste(4). En citant Calvin, qui lui-même citait Saint Augustin, Jean-Paul Dunand a rappelé les conditions de cette liberté théocentrée dans une prédication donnée à l’Église baptiste de l’Avenue du Maine à Paris à l’occasion des 500 ans d’anniversaire de la naissance de Calvin : pour bien des baptistes, parmi ceux qui se reconnaissent, en particulier, dans la Confession de foi baptiste de Londres de 1689, « la volonté humaine n’obtient point la grâce par sa liberté, mais obtient liberté par la grâce de Dieu »(5).
Mais l’historien du christianisme n’est pas théologien, ou philosophe. Pour lui, la liberté s’étudie et s’analyse empiriquement, dans un contexte social donné. La liberté sera comprise alors au sens d’une exigence d’émancipation par rapport aux chaînes qui entravent la recherche spirituelle, le choix personnel et l’exercice du culte. Sur ce terrain-là, le « protestantisme alternatif » que constitue le baptisme(6) présente une triple libération.
I.1. LIBÉRATION PAR RAPPORT AU CONFORMISME GÉNÉRATIONNEL
(HORIZON INDIVIDUEL)
La première libération qui caractérise l’émergence de l’identité baptiste, à partir du baptême de l’Anglais John Smyth(7) à Amsterdam en 1609, se situe à l’horizon individuel. Dès leur origine, les baptistes sont des protestants qui ont milité pour une émancipation par rapport au conformisme générationnel. Rien n’irritait davantage les pionniers baptistes français du XIXème siècle que la formule « On ne change pas de religion ». Aux fondements de l’identité baptiste s’affirme l’idée que les parents n’ont pas à décider pour leurs enfants. Que l’on peut changer, que l’on peut choisir, sans être voué à la répétition. La liberté de conscience, chère aux baptistes(8), commence par le droit de se déterminer par soi-même.
Ce n’est pas parce que « papa et maman » sont baptistes, ou catholiques, ou musulmans, ou fans de l’Olympique de Marseille, que l’enfant devra reproduire mécaniquement cette identité. C’est là tout le sens de la pratique exclusive du baptême du converti, usuellement appliqué « de 7 à 77 ans », voire au-delà, dès lors que le baptisé a personnellement manifesté une décision d’engagement : à l’inverse du modèle catholique, « les enfants des croyants ne sont pas comme tels membres de l’Église, mais confiés à ses soins »(9). Il appartient à ces enfants, au terme d’un cheminement personnel plus ou moins long, de demander plus tard, s’ils le souhaitent, le baptême. Ce dernier n’est donc plus un rite automatique qui procède des parents, mais une “confession de foi vécue” par le baptisé lui-même(10). Au travers de cette marque distinctive du baptisme, inspirée de l’anabaptisme et adoptée depuis par de nombreuses autres Églises(11), le conformisme familial qui, pendant des siècles, a pesé sur les choix individuels, se trouvait ouvertement défié, au nom d’une exigence de liberté et de responsabilité personnelle qui n’a rien perdu de son actualité.
I.2. LIBÉRATION PAR RAPPORT À LA TUTELLE DE L’ÉTAT
(HORIZON POLITIQUE)
La seconde grande libération qui caractérise le cœur de l’identité baptiste, dès le début du XVIIème siècle, se situe à l’horizon politique. Bien avant que d’autres les imitent, les baptistes ont milité pour la séparation des Églises et de l’État, corollaire de l’indispensable respect, par les autorités publiques, de la liberté de conscience et de culte.
Trois siècles avant que l’Église catholique ne se rallie à cette idée(12), les Églises baptistes ont plaidé pour une indépendance réciproque des sphères politique et religieuse. Mais les baptistes ne se sont pas seulement montrés novateurs par rapport aux catholiques, ou d’ailleurs aux orthodoxes.
La grande majorité du protestantisme, au XVIIème siècle, s’accommodait volontiers d’un lien avec l’État. Le protestantisme issu de la Réforme magistérielle, luthérien, anglican et réformé, soutenu par les princes et les conseils urbains, n’avait guère d’états d’âme à restreindre le pluralisme religieux au nom d’une logique de monopole soutenue par la force publique. Même le courant majoritaire des puritains, imprégné de calvinisme, a soutenu, en tout cas au départ, l’idée d’une Église d’État(13). Le baptisme a quant à lui toujours refusé cette option, que ce soit par la bouche de John Smyth, Thomas Helwys(14), Roger Williams(15), pionnier de la liberté de conscience dans le Nouveau Monde(16). C’est à ce dernier que l’on doit les accents les plus véhéments, les plus audacieux, en faveur d’une pleine liberté de conscience et de culte, alors hors de saison. Écoutons-le : « Dieu ne demande pas qu’un État séculier réalise ou impose l’uniformité de religion : car cette uniformité imposée produira, tôt ou tard, la plus formidable occasion de guerre civile, le viol de la conscience, la persécution du Christ Jésus au travers de ses serviteurs, et l’hypocrisie et la destruction de millions d’âmes »(17).
On le voit bien au travers de ce raisonnement de Williams, partagé par beaucoup d’autres baptistes avant et après lui : briser la tutelle de l’État, rejeter la tentation de l’Église officielle, ouvre sur une plus grande liberté religieuse. Paraphrasant Voltaire qui dénonça plus tard, dans son Dictionnaire philosophique(18), ce « droit inouï de tenir les âmes dans les fers », Williams et ses coreligionnaires proclament que le droit de choisir ses options spirituelles est un droit individuel inaliénable, une liberté fondamentale, qu’aucun État ou qu’aucune Église abusive ne devrait pouvoir piétiner. Cette démarche est comprise comme une manière d’honorer le Christ lui-même et la parole qu’on lui attribue : « Mon royaume n’est pas de ce monde »(19). Nul étonnement, dès lors, si de nombreux baptistes ont laissé une marque, sous toutes les latitudes, de la Russie à l’Argentine(20), en tant que défenseurs de la liberté de conscience et de religion, et si l’Alliance Baptiste Mondiale, organisation qui rassemble la majorité des baptistes depuis 1905, a fait de la liberté religieuse un de ses chevaux de bataille, accompagnée dans ce combat par des organisations baptistes de tous horizons, des plus fondamentalistes aux plus libérales.
Autant le baptême du converti amorce une libération par rapport au conformisme familial, autant la séparation des Églises et de l’État, autre principe baptiste, amorce une libération par rapport à la tutelle du Politique sur les affaires religieuses et ouvre à un plus grand pluralisme des offres spirituelles. De ce point de vue, les Églises baptistes ont imprimé, dans l’histoire du christianisme, une marque originale et précoce, qui annonce certains idéaux propres à la laïcité contemporaine.
I.3. LIBÉRATION PAR RAPPORT AUX FORMES D’AUTORITARISME
(HORIZON ECCLÉSIAL)
Une troisième grande libération à la source même du baptisme se situe cette fois-ci à l’horizon ecclésial. Elle est liée à un autre élément constitutif des Églises baptistes, depuis 400 ans : le principe congrégationaliste. La réalité de l’Église, pour un baptiste, est d’abord celle de l’Église locale, autonome, souveraine (congrégationalisme), fondée sur des formes d’autogestion qui véhiculent une conception collégiale et démocratique de l’autorité. En refusant les systèmes épiscopaux repérables par exemple chez les anglicans ou les méthodistes, ou les systèmes monarchiques du type de l’institution catholique, les baptistes ont manifesté une exigence de libération par rapport à toutes les formes d’autoritarisme.
L’autorité, dans la tradition baptiste, vient d’abord, théologiquement, de Dieu et de « sa parole », la Bible. Mais d’un point de vue sociologique, cette autorité vient des fidèles. Ce sont eux qui votent pour les finances, ce sont eux qui votent pour le pasteur, ce sont eux qui détiennent les clefs du gouvernement local de l’assemblée baptiste. Comme il est écrit dans Croyance religieuse des baptistes, la première confession de foi baptiste publiée en langue française, en 1836, c’est par le vote démocratique qu’ils usent du « droit d’élire leurs ministres, ou d’accorder les licences pour la prédication aux personnes qui, se croyant appelées à cette oeuvre, sont reconnues avoir les talents convenables »(21).
C’est une vraie libération par rapport aux formes d’autoritarisme « par le haut » qui tendent à imposer aux fidèles des décisions qu’ils n’ont pas choisies. Cette dynamique démocratique précoce a engendré de multiples effets sociaux. Le soutien des baptistes au renversement de la monarchie en Angleterre en 1649, en constitue un exemple retentissant. Autre impact, l’ouverture très précoce à la prédication des femmes, dès le milieu du XVIIème siècle (voire plus tôt !), tandis qu’on accepte ces dernières comme diacres depuis l’origine du baptisme(22). Ce démocratisme appuyé sur la Bible, bien que controversé dans les rangs baptistes, faisait écrire à la théologienne et poétesse baptiste anglaise Ann Dutton (1692-1765), au XVIIIème siècle : « Le Seigneur peut travailler en utilisant qui Il veut »(23).
Moins de deux siècles plus tard, la première femme pasteur à part entière du protestantisme français l’a prise au mot. Acceptée par son assemblée et soutenue par son conseil, elle n’est autre qu’une baptiste convaincue, d’orientation plutôt fondamentaliste, Madeleine Blocher-Saillens (1929). S’adressant à ses « sœurs », elle écrivit plus tard : « Dieu vous a libérées pour Son plein service, sans restriction »(24). Notons au passage que la place de la femme est souvent un excellent indicateur de vitalité démocratique : plus les femmes sont intégrées dans les organes exécutifs, moins l’autoritarisme tend à être de règle, et réciproquement.
Un autre effet du démocratisme baptiste est la promotion des laïcs. Cette dernière manifeste empiriquement l’exercice du principe protestant du sacerdoce universel des croyants, écartant d’un revers de la main les clergés spécialisés ‘mis à part’ au risque de créer des castes supérieures. Enfin, un dernier effet spectaculaire du refus baptiste de l’autoritarisme par le haut est la diversité même des rangs baptistes. Point d’uniformité, d’embrigadement généralisé, mais une chatoyante, et parfois bruyante, diversité d’Églises, d’organisations, de groupes, d’associations et de conventicules, que l’Alliance Baptiste Mondiale est très loin de rassembler dans leur globalité, bien que certains journalistes, et même certains baptistes, s’obstinent contre toute vraisemblance, à résumer les rangs baptistes à ceux de cette organisation.
Cette émancipation par le vote souverain de la communauté locale produit donc des effets sociaux en cascade. Elle est renforcée par la nature professante du congrégationalisme baptiste. Les assemblées baptistes sont des assemblées de convertis, donc de militants. Point de centaines ou de milliers de membres fantômes ici, que l’on pourrait manipuler aisément. Celles et ceux qui votent sont peu ou prou les mêmes que celles et ceux qui pratiquent. Chacune et chacun est concerné, chacune et chacun se saisit des affaires communes, sur la base de principes qui annoncent la démocratie contemporaine.
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