“La France, cimetière des missionnaires”. Cette expression choc, qui circule dans divers milieux, n’est pas à prendre au sens propre. Elle exprime plutôt, au sens figuré, l’idée d’un terrain ardu pour l’évangélisation, un pays peu accueillant pour le missionnaire. De fait, la France est le grand pays d’Europe occidentale le plus sécularisé, celui où la religion a le moins de visibilité. C’est effectivement un terrain rude pour l’évangélisation. Quand, dans de nombreuses contrées, les Églises se multiplient, en France, elles progressent rarement, quand elles ne régressent pas. Moins d’un Français sur dix pratique régulièrement une religion, quand un Américain sur deux fait de même. On peut expliquer cela par de multiples facteurs, mais une chose est sûre : ce n’est pas par une approche purement “technique” que l’on peut appréhender les raisons profondes de cette situation. C’est par l’histoire et la culture que l’on trouve sans doute les principales clefs d’explication. De là à dire que l’histoire peut apporter des enseignements pour aujourd’hui -comme le suggère le titre de l’exposé qui m’a été demandé(1)-, c’est peut-être aller vite en besogne ; on a bien souvent le sentiment que l’humanité bégaie, répète d’une génération à l’autre, sans tirer de leçons durables du passé. Sur la route, de plus en plus frénétique, de la vie qui passe, le rétroviseur paraît rangé au magasin des accessoires. Mais à défaut d’enseignements, l’histoire permet du moins de mieux comprendre notre passé et notre présent, et ce n’est déjà pas si mal. Pour mettre en perspective les difficultés actuelles qui se posent à l’évangélisation, l’histoire baptiste constitue un terrain formidable. Les Églises baptistes, depuis le début de leur implantation, n’ont en effet jamais cessé d’évangéliser leurs contemporains, suscitant des réactions révélatrices des résistances franco-françaises au message évangélique. Face à l’implantation baptiste, trois obstacles culturels majeurs à l’évangélisation baptiste ressortent particulièrement depuis le début du XIXème siècle. Les voici : l’importance de l’universalité républicaine française, l’exaltation des racines, la peur de l’étranger. Les exemples cités couvrent la période 1800-1950, mais le lecteur observera qu’il n’est pas difficile de les transposer aujourd’hui.
L’universalité républicaine française
Le premier trait culturel français fort qui s’est dressé sur la route des évangélistes, c’est ce que l’on pourrait appeler l’universalité républicaine. La France s’auto-perçoit comme porteuse d’une mission particulière à l’égard du monde, d’un devoir de proclamation éminent en matière de principes éthiques, d’idéaux politiques, de modèles culturels(2). La France se hisse elle-même à la dignité de “prophète des nations”. Bien avant la statue de la Liberté de Bartholdi qui orne la baie de New York, et dont on peut soupçonner qu’elle reflétait alors davantage l’image que la France se donnait d’elle-même que celle qu’elle était appelée à conforter chez les Américains, les principaux acteurs qui “font” la France voient leur pays, au moins dès le XVIIéme siècle, comme le flambeau du monde civilisé. Un pays, une culture dont il faut exporter les modèles, la langue, les principes. Cette vocation “prophétique” n’a fait que se renforcer avec l’installation de la République. On l’oublie aujourd’hui, mais presque toutes les révolutions républicaines, au XIXéme siècle, se sont faites d’après le modèle français. C’est le cas aussi bien en Europe centrale qu’en Amérique du Sud, où les révolutionnaires entonnent la Marseillaise. Cette vocation universelle que les Français, à tort ou à raison, s’attribuent s’est heurtée, avec une micro-minorité comme les baptistes, à un contre-modèle universel, ce qui a entraîné divers malentendus culturels.
En effet, dans une certaine mentalité universaliste française, le christianisme missionnaire n’est pas loin d’apparaître comme une entrave, voire à la limite comme un facteur d’aliénation. Le domaine de l’universel devrait « exclusivement » être réservé à l’espace républicain. La foi en Christ est interprétée comme particulariste, potentiellement enfermante, alors que seuls les Droits de l’Homme, inscrits dans le marbre républicain, seraient vraiment universels. Cette opposition s’explique par l’histoire particulière de notre pays. La République française s’est en effet construite en opposition frontale avec l’Église catholique. Émile Poulat a parlé à cet égard du “combat des deux France”, la France laïque et républicaine d’un côté, la France catholique et monarchiste de l’autre. Cet héritage a profondément marqué les consciences, et il en reste sans doute quelque chose aujourd’hui dans l’idée que l’universalisme républicain et l’universalisme chrétien ne font pas vraiment bon ménage. L’implantation baptiste, tout au long de son histoire, s’est heurtée à cela. Il a constamment fallu aux pasteurs et évangélistes baptistes expliquer, face aux méfiances françaises, que République et christianisme peuvent fort bien se combiner harmonieusement. Ils avaient pour cela une référence évidente, aux États-Unis, marqués par un imaginaire à la fois profondément républicain et viscéralement religieux. Pour les Américains, contrairement aux Français, il n’y a non seulement pas d’opposition entre christianisme et républicanisme, mais il a même complémentarité. Ce sentiment apparaît de manière limpide dans l’apostrophe d’Howard Malcom aux congressistes baptistes réunis à Boston qui décidèrent, en 1832, d’intervenir en France : “Rise ! Ye American Christians -Ye Baptists, always Republicans !” “Levez-vous ! Vous, chrétiens américains, vous, baptistes, républicains toujours !”(3). Républicanisme et foi chrétienne sont donc très étroitement intriqués dans le discours universaliste baptiste “à l’américaine”. Alexis de Tocqueville l’avait bien perçu, lui qui souligne, à la même époque (De la démocratie en Amérique a été écrit dans les années 1830), que l’Amérique s’étant peuplée “des hommes qui, après s’être soustraits à l’autorité du pape, ne s’étaient soumis à aucune suprématie religieuse”, apportaient au “nouveau monde un christianisme” qu’il ne saurait “mieux peindre qu’en l’appelant démocratique et républicain”(4). Cette combinaison possible entre imaginaire républicain et imaginaire chrétien, les baptistes français ont dû, inlassablement, l’expliquer, afin de permettre à l’évangélisation de se poursuivre sans heurter trop de méfiance. Dans le portrait au vitriol que l’écrivain et critique littéraire Roland Barthes effectua de Billy Graham, à propos de sa campagne parisienne du Vel d’Hiv, en 1955, on retrouve tous les ingrédients de ce conflit des universalismes, orienté bien évidemment en faveur du modèle français : on brocarde Eisenhower “dans ses déclarations sur l’athéisme des Français”(5), on fustige les procédés américains de présentation de l’orateur, ainsi, évidemment, que le contenu de son discours, que Roland Barthes a l’audace d’opposer à toute la tradition du “christianisme occidental”. On soupçonne aussi Graham de visées politiques... Bref, entre le baptiste Graham et l’écrivain français, le malentendu culturel est total. En plein milieu du XXéme siècle, un universalisme français crispé conserve, à la lecture de ce réquisitoire anti-Billy Graham, une vigueur certaine, qui a influé tout au long de la période sur l’évangélisation baptiste en France. Mais il est moins observable qu’un second trait culturel français, qui a bien souvent barré la route des évangélistes : l’exaltation équivoque des racines.
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