Les khmers rouges ont pris le pouvoir au Cambodge en 1975 à la suite d’une guerre civile où ils s’étaient déjà illustrés par de très nombreuses exécutions. Le génocide cambodgien a duré jusqu’en 1979. Environ 1,7 million de personnes y ont perdu la vie, soit 21% de la population du pays. En 2003, les Nations Unies ont signé un accord avec le Cambodge afin d’établir un tribunal pour conduire à la justice les survivants khmers rouges du plus haut niveau.
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• Qu’avez-vous vécu le 17 avril 1975 ?
J’étais alors intendant dans un établissement scolaire de Phnom Penh, la capitale. Vers 10 heures du matin, les khmers rouges ont bombardé la ville. Les obus tombaient tout autour ; c’était terrifiant. Ensuite, des gens ont sorti des drapeaux blancs. Ils criaient que la guerre était finie et saluaient la paix.
Quand j’ai vu des milliers de personnes dans la rue, entassées, poussant des voitures et des remorques, je n’ai pas compris ce qui se passait. Un soldat est alors venu chez nous pour nous donner l’ordre de quitter notre maison disant que ça ne serait que pour trois jours. Il affirmait que les Américains allaient bombarder la ville. Nous avons obéi en prenant le strict nécessaire.
• Que s’est-il passé au terme de ces trois jours ?
Au début, nous pensions retourner dans notre village natal. Mais sur le chemin, les khmers rouges m’ont obligé à m’installer dans un autre village. Malgré tout, je pensais que la vie allait pouvoir reprendre normalement. Le premier matin, je suis allé cueillir des fruits de palmiers mais à mon retour, j’ai appris que les khmers rouges me cherchaient. Ça m’a fait froid dans le dos. J’ai réussi à vivre deux ans et demi dans ce village après avoir tout perdu : mes droits, mes biens, ma liberté... Nous étions obligés de vivre en collectivité et de prendre nos repas tous ensemble.
• Connaissiez-vous le sort qu’on vous réservait ?
Mes amis avaient été arrêtés les uns après les autres pour être envoyés en rééducation, ce que les khmers appelaient « l’exil vers le pays lointain ». Dans le village, on avait bien entendu des choses par les miliciens et les soldats, mais c’était comme un secret. C’est quand j’ai vu des charniers près du village, de mes propres yeux, que tout est devenu très clair.
• Est-ce alors que vous avez décidé de fuir avec deux compagnons ?
J’étais devenu très ami avec Tcheng et Nhuong car nous habitions sous le même toit dans une usine de décorticage du riz désaffectée. Convoqués séparément par l’Angkar*, nous avons décidé de fuir ensemble tous les trois. Rester signifiait être frappés à mort avec des coups de bâton, les mains liées. J’avais la rage de vivre, de m’en sortir.
• Comment avez-vous pu survivre ?
Notre fuite a duré quarante jours. Nous allions dans la direction du Nord, vers la Thaïlande. Pour ne pas rencontrer des khmers rouges ou des miliciens, nous évitions les villages en traversant la forêt, mais nous avons tourné en rond plusieurs fois. Nous étions affamés et souvent épuisés.
Lorsque j’étais enfant, mon père m’emmenait dans la montagne couper du bois. Cette expérience de la forêt m’a servi. Je connaissais aussi un peu le Nord où j’avais travaillé et participé à une formation de commando au début de la guerre en 1970.
• Vous dites avoir entendu une voix qui vous a soutenu alors que vous ne saviez pas d’où elle venait ?
En effet, au bout de dix jours, une voix me dit dans ma tête « Dans trois jours, tu vas manger du maïs ». Et c’est ce qui est arrivé. Vingt-cinq jours plus tard, alors que je suis à bout de forces, la voix me dit « N’oublie pas le Cambodge ».
Mon père m’avait enseigné que pour les bouddhistes, le secours est en soi. J’ai cherché à comprendre. J’ai pensé à des anges, à des génies protecteurs. J’ai songé aussi à l’esprit de héros qui me protégeait comme dans le brahmanisme.
• À quel moment avez-vous fait le lien entre cette voix et Christ ?
J’ai été mis en prison lorsque je suis arrivé en Thaïlande. C’est là que j’ai reçu la visite d’une femme américaine aumônier : un cadeau pour moi car je n’avais pas de famille. Elle m’apportait chaque jour de la nourriture. Quand elle m’a parlé de Jésus, je lui ai dit que j’étais bouddhiste.
Devenus amis, je lui ai demandé combien il y avait de chrétiens dans le monde.
Elle m’a répondu : « Je ne sais pas combien. C’est dans le cœur ». Cela m’a touché car j’avais toujours constaté beaucoup d’hypocrisie chez les bouddhistes en particulier chez les bonzes. Ils n’arrivaient pas à mettre en pratique les préceptes du bouddhisme** et je ne trouvais pas les réponses à mes questions auprès de mon père.
Une autre fois, j’ai demandé à cette femme aumônier une petite croix. Elle m’a alors dit que la croix n’est qu’un symbole et que beaucoup la portent comme les hippies qui ont des tatouages, des boucles d’oreilles, mais cela ne fait pas d’eux des chrétiens. Elle a ajouté : « Jésus est vivant et il habite dans le cœur ». C’est là que ça a fait boum. J’ai repensé à ce que j’avais vécu pendant 40 jours et j’ai réalisé que c’est lui qui m’avait parlé et protégé. Cela a été une révélation pour moi.
• Dans votre livre, vous parlez de votre rage de vous venger des khmers rouges. Leur avez-vous pardonné ?
La nuit même où j’ai rencontré Jésus, la voix m’a demandé de pardonner aux khmers rouges.
J’ai pensé : « C’est trop lourd de pardonner. Ils ont tué beaucoup de monde et ont fait tant de mal à ceux que j’aime », puis j’ai demandé à Dieu de m’aider à pardonner. Peu à peu le fardeau est parti. Je me suis senti léger. Je n’avais plus la haine en moi. La souffrance était partie.
• Êtes-vous retourné au Cambodge depuis ?
J’y suis retourné en tout 14 fois depuis 1990. J’ai retrouvé mes parents, ma famille. Je suis retourné au village où j’ai vécu deux ans et demi sous les khmers rouges. Les gens du village m’avaient oublié. On leur avait menti au sujet de notre fuite.
• Quel but poursuivez-vous ?
Je souhaite avant tout partager l’Évangile, notamment auprès des jeunes. Hier, c’étaient les khmers rouges et bien d’autres qui pouvaient les tenter par leur caractère radical. Aujourd’hui, c’est Daech. Mais dans tous les cas, l’Évangile est suffisamment puissant pour changer les cœurs et donner un sens à notre vie.