INTRODUCTION
Un regard sur nos Églises... Ainsi formulé, avec l'imprécision de l'article "un regard", le titre s'offre à tout un champ d'attentes et de possibles. Quel regard, quel genre de regard ? Celui d'un "scrutateur minutieux de la sociologie des Églises Évangéliques", capable de mettre au jour les tendances et lignes de force que l'on sentait confusément, mais qui grâce à une connaissance et une analyse détaillées, apparaissent désormais en pleine lumière, avec la clarté de la démonstration irréfutable ? Le regard du "prophète", saisissant l'occasion pour interpeller l'Église, dans un vibrant et vigoureux : "Ouvre-toi !" ? Le regard iconoclaste du pourfendeur de toutes les frilosités et fermetures de nos Églises ?...
L'heure de vérité, qui ramène à un choix le champ des possibles, parait toujours réductrice. Le regard que j'ai adopté, et sur la base duquel j'ai accepté cette intervention, est essentiellement celui de l'homme de terrain qui essaie tant soit peu de penser sa pratique.
La prise en compte de ces réalités singulières a son utilité dans la réflexion, aux côtés des autres analyses. Elles sont un peu ce qu'est l'exégèse à la dogmatique. Un exemple intéressant de la complémentarité : bien des ouvrages - sérieux - de sociologie des religions parlent de la "fin de la civilisation paroissiale"(1) - une expression dont on n'a pas manqué de s'emparer. Le groupe catholique "Pascal Thomas" s'est intéressé de plus près à cette question, à partir des réalités du terrain. La conclusion est plus nuancée : "une figure de la paroisse est morte définitivement. Mais d'autres figures se cherchent et font parler d'elles"(2)
Cette réflexion s'est déroulée dans un travail d'équipe, et avec une Église appelée à redéfinir ses objectifs, à l'occasion d'un changement d'implantation. Une Église, aussi, quelque peu bousculée - mais qui s'en plaindrait? - par les exigences de l'accueil, puisqu'elle s'est enrichie, en deux ans, et pour diverses raisons, d'un nombre significatif de nouvelles personnes, après des années de maintien relativement stable.
Mon propos s'inscrit donc dans une perspective de continuité, et non de remise en question fondamentale, des structures ou du fonctionnement de nos Églises. On pourrait le situer comme une démarche qui cherche à "instiller une dose (substantielle) d'accueil" dans nos pratiques - dans l'ensemble de ces pratiques. Avec une question complémentaire : quelles sont les attitudes, les exigences de réflexion que cela entraîne ?
1 - Balisages
Dans un premier regard, je voudrais situer globalement nos Églises, sur cette question de l'accueil, par plusieurs rapides prises de vue.
1.1 - Attraits et suspicion
Attraits de nos Églises
Je crois qu'on peut dire, sans exagération, que nos Églises représentent aujourd'hui, sur la scène religieuse, un modèle d'accueil et de relations qui ne manque ni d'attrait, ni de pertinence.
Ceux qui, dans les "grandes Églises", se battent pour maintenir un ferment de vie et d'engagement communautaires nous envient souvent une qualité de relations, de solidarité, d'accueil et d'engagement dont nous voyons parfois surtout les limites.
Les témoignages ne manquent pas non plus, parmi ceux qui composent nos Églises, pour souligner que c'est d'abord l'accueil reçu qui les a touchés et conduit plus loin dans leur cheminement de foi(3).
Cela atteste d'une réalité significative et déjà existante de l'accueil. Il ne s'agit pas, en soulignant cela, de verser dans l'autosatisfaction ou le quiétisme; mais de prendre, honnêtement, la mesure de ce qui s'est construit par une confrontation régulière à la Parole de Dieu et par l'action de Dieu dans les cœurs.
L'écharde sectaire
Pourtant, nous devons faire face, aujourd'hui, sur ce terrain si important et si précieux pour nos Églises, à un handicap important : "l'écharde sectaire". Il y a eu une récupération et un détournement de toutes les pratiques de l'accueil. Nous ne pouvons pas minimiser l'impact sur les mentalités, produit par les nécessaires démontages des stratégies d'enrôlement des sectes utilisant l'accueil et la convivialité comme "appâts"(4).
On assiste parfois à un tragique renversement : un accueil sincère et des relations de véritable intérêt pour l'autre seront considérés comme suspects : l'anonymat que l'on peut préserver dans des milieux moins accueillants et moins soudés apparaissant comme une protection.
Citons l'expérience toute récente d'un homme décrivant à son fis, avec enthousiasme, l'Église et les relations de fraternité qu'il a découvertes par sa conversion, et recevant comme première question : "Tu es sûr que tu n'es pas tombé dans une secte?'
L'accueil, si précieux et si pertinent, n'est plus au-dessus de tout soupçon. Il nous faut en prendre acte.
1.2 - Convictions et contours
Deuxième prise de vue rapide : nos Églises sont des lieux aux convictions et aux contours bien marqués.
Le principe de l'accueil y est bien présent, et clairement établi. Mais il se conjugue avec d'autres réalités :
- Nos Églises ont des contours : il y a, comme on le dit parfois, "ceux du dedans" et "ceux du dehors" ; l'exigence d'adhésion personnelle à la foi dessine une frontière quelle que soit la qualité de l'accueil (Cène, responsabilités dans l'Église, adhésion comme membre d'Église). Nous sommes loin, ici, du "génie du catholicisme", dans sa capacité d'accueil des expressions de foi les plus implicites.
- Nos Églises ont des convictions : nous croyons en une vérité objective et normative, tout en reconnaissant notre infirmité à la saisir dans sa totalité ; nous refusons, par contre, le pluralisme de principe.
- Nos Églises ont le sens d'une mission : l'accueil est sincère, mais il est aussi orienté. Nous souhaitons que les personnes que nous accueillons découvrent la foi chrétienne.
- Nos Églises ont des objectifs et des normes de vie et de conduite chrétiennes : certains comportements sont en contradiction avec l'Évangile, et sont ou douloureusement supportés, ou nettement condamnés ; les incitations à avancer dans la foi peuvent être ou être ressenties comme de vraies pressions.
Cela implique un décalage possible entre l'accueil des personnes, souvent immédiat et entier, et l'accueil des idées ou des comportements, parfois bien difficile. Le débat "ouverture et fidélité" est parfois déchirant. Ici s'impose à nos Églises une réflexion sur le principe et la pratique de la tolérance : quel est son sens, quelles sont ses limites ? Comment la conjuguer avec l'affirmation de convictions et la fidélité à des principes(5) ?
1.3 - Codes et réseaux
Comme tous les groupes qui ont en commun une histoire et des relations de relative proximité, nos Églises forment des microcosmes, dans lesquels il n'est pas toujours aussi aisé que l'on pense de pénétrer.
Elles ont leurs codes : un langage, un réservoir de connaissance biblique qu'il suffit de citer par allusion, des références de vécu commun que l'on évoque spontanément.
Elles ont leurs réseaux : de relations, d'affinités, de familles ; il y a le noyau historique et les nouveaux ; ceux que l'on retrouve chaque dimanche et les autres ; le groupe des "engagés" qui ont tissé une forte cohésion, et qui peut sembler un groupe inaccessible.
Elles ont leurs habitudes : détails de fonctionnement (quand il faut se lever, ou rester assis) ; attentes (on considère comme "normal" qu'un chrétien participe à la réunion de semaines) ; pratiques (mesure-t-on le choc que représente l'idée de donner la dîme pour quelqu'un qui n'a jamais connu cela ?).
Elles ont leurs demandes et leurs besoins : ce sont des milieux à forte sollicitation d'engagement - explicitement ou implicitement. Il est facile, en découvrant cela, de se sentir "décalé", culpabilisé, jugé. La crainte d'être trop sollicité est souvent un handicap à l'intégration : on garde ses distances.
Nos Églises manquent souvent de recul et de conscience, par rapport à ces réalités et à leur impact sur le nouveau venu. Il faut dire que ceux qui restent sont ceux qui s'adaptent. Mais il est important de susciter une prise de conscience sur ces réalités.
Une solution serait peut-être de proposer à quelques-uns de se rendre dans un tout autre milieu, et d'analyser leurs impressions (cf. une association de parents d'élèves, un comité de quartier).
1.4 - Des Îles sur un océan ?
Nos Églises se situent aussi dans un certain contexte culturel, qui forge des mentalités.
Deux images me viennent à l'esprit pour les situer par rapport à ce contexte : celle de petites îles au milieu d'un océan, et celle du fameux "village gaulois" qui, à la fois, résiste à l'envahisseur et mène sa vie interne propre qui ne manque ni de péripéties, ni de richesse.
Je ne veux pas ici entrer dans une analyse de notre contexte culturel. Il me parait important de relever certains lieux où, inévitablement, on rencontre des décalages :
- la mentalité de la sécularisation. Elle prend l'habitude de penser le monde sans référence à un au-delà du monde. En face, notre discours disserte allègrement, et comme d'une évidence, sur les "réalités spirituelles". Il peut sembler totalement étranger, insolite, et déconnecté. Il faut s'interroger sur ce fossé. Est-il totalement le fait du péché qui "voile l'entendement" de l'homme sans Dieu (2 Cor 3.14-16 ; 4.3-6) ? N'est-il pas aussi, parfois, accentué par notre difficulté à établir des "ponts" avec notre contemporain sécularisé ?
- autre lieu où le décalage est très fort : l'éthique. C'est probablement la distance qui se creuse le plus ; et qui représente le plus grand obstacle à surmonter, car touchant à des habitudes de vie parfois tellement enracinées. Nos Églises ont ici à mesurer l'exigence et le prix de bien des cheminements vers la 'Vie nouvelle", que l'on chante si souvent comme un acquis immédiat.
Je mentionne rapidement trois autres traits de la mentalité contemporaine en décalage avec les attitudes généralement prônées dans nos Églises :
- la centralité de l'individu : l'Église, appartenant à la sphère des loisirs et des activités volontaires, doit permettre la réalisation de soi dont le travail frustre si souvent. Chacun veut donc pouvoir choisir son mode de relation au groupe.
- les appartenances multiples : la réalité est éclatée, fragmentée. Se limiter à une appartenance est souvent considéré comme réducteur, soit par principe, soit pour ne se priver d'aucun enrichissement possible. D'où des appartenances multiples, "à la carte", puisant ici et là ce qu'il y a de mieux.
- la peur de rengagement : il y a là une réalité qui dépasse le "problème personnel" ; on est face au produit d'une "mentalité", qui a façonné des personnes.
Nos Églises ont à intégrer ces réalités, et à comprendre jusqu’'où elles imposent des cheminements parfois lents et exigeants. On est ici dans le domaine de la transformation par le renouvellement de l'intelligence (Rom 12.1-2), et non dans celui de l'immédiateté de la vie nouvelle. Accueillir voudra dire accueillir les cheminements.
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