Introduction
Nous vivons dans un monde violent et la réponse de bien des individus et de bien des communautés (chrétiennes ou non) est forcément ambivalente. À moins d’être des psychopathes, nous détestons la violence parce qu’elle fait souffrir et parce qu’elle est destructrice. Mais en même temps, nous savons tous combien une part de ténèbres habite nos cœurs. Nous savons que la colère, la haine et l’envie attisent le feu de notre propre violence. Alors parfois, oui, en même temps que nous la détestons, nous désirons la violence, nous l’aimons, et nous la considérons comme une alternative appropriée. Avec un peu de recul, nous reconnaissons tous volontiers que notre violence n’est pas saine et nous désirons l’éradiquer de nos vies. Nous désirons devenir non violents. Mais cette démarche n’est bien évidemment pas simple ni naturelle. Bien plus, nous ne savons pas toujours par quel bout la prendre.
C’est avec cette ambivalence à l’esprit que nous nous proposons de réfléchir sur la question de la violence et de la non-violence. Ce faisant, nous nous concentrerons tout particulièrement sur la communauté chrétienne, sur sa responsabilité et sur son action, mais aussi et surtout sur sa vocation : la communauté chrétienne, l’Église, a-t-elle pour vocation d’être non violente ? Avant d’y répondre, une réflexion biblique et théologique est essentielle, car en tant que pasteurs, responsables d’Église et théologiens, c’est ce qu’on attend de nous. Beaucoup d’éléments de réflexion justes, bons et sensés sont apportés dans notre société autour de la question de la violence et de la non-violence, mais notre réflexion se doit d’aller plus loin. Elle doit être chrétienne : nous sommes appelés à porter une parole chrétienne. Or, en plaçant le Christ au cœur de nos réflexions, laissant notre espérance en Christ l’animer et la conduire, celle-ci se distinguera inévitablement et radicalement de toute autre pensée sur la non-violence, quel que soit son intérêt et quel que soit son bien-fondé. Si légitimité il y a pour une communauté chrétienne à être radicalement non violente, nous pensons donc que celle-ci doit, premièrement et fondamentalement, trouver son fondement dans le Christ.
Pour mener notre réflexion, nous placerons tout d’abord la question de la violence dans le cadre du grand récit biblique et du projet de Dieu pour sa création. Puis, dans un deuxième temps, nous nous attarderons sur Christ lui-même, évoquant premièrement son enseignement mais aussi ce qui constitue le point culminant de son ministère et de l’ensemble du récit biblique : la croix. Finalement, ce sont les liens intrinsèques entre l’enseignement et la vie de Christ, d’une part, et la vocation de la communauté chrétienne, d’autre part, qui retiendront notre attention.
La violence et le projet de Dieu pour sa création
Si la lecture de la Bible nous apprend quelque chose sur la violence, c’est que le monde que Dieu a créé n’a pas toujours été ainsi : empreint de violence. Non, le monde et ce qui le remplit, Dieu l’avait créé bon, très bon même. C’était un monde où toutes choses vivaient en harmonie les unes avec les autres, et avec Dieu. Mais très tôt dans le récit biblique, une cassure est apparue. L’homme et la femme ont cru bon de vouloir vivre leur vie indépendamment de Dieu. Ils se sont détournés, rebellés contre leur créateur et ce que celui-ci désirait pour eux (c’est ce que nous appelons bien souvent « la Chute »).
Or, le récit de la Genèse fait coïncider cette rébellion avec l’apparition de la violence dans le monde. C’est la violence qui est venue remplacer l’harmonie, l’intimité entre l’humanité et son Dieu. Juste après cette rébellion initiale d’ailleurs, Adam accuse injustement son épouse, Ève, d’être responsable de sa désobéissance. Caïn, ne supportant pas que l’offrande de son frère soit agréée par Dieu, l’assassine. Et tout s’accélère à partir de là, si bien que dès Genèse 6, nous lisons ces paroles terribles :
Le Seigneur vit que le mal des humains était grand sur la terre, et que leur cœur ne concevait jamais que des pensées mauvaises. Le Seigneur regretta d’avoir fait les humains sur la terre, et son cœur fut affligé.
Dans ce texte, nous découvrons donc que la violence est une aberration dans la création de Dieu, mais aussi que Dieu l’abhorre, qu’il ne la supporte pas. Plus encore, parce qu’elle témoigne de la rupture entre sa création et le créateur, parce qu’elle ne correspond pas à son projet originel pour cette création, la violence l’attriste profondément. Dieu veut donc que cette violence cesse. Il veut rebâtir un monde où elle n’aurait plus droit de cité.
Alors, qu’a fait Dieu ? Il s’est choisi un peuple, Israël. Oui, cela peut paraître surprenant, mais le récit biblique montre bien que c’est à travers ce peuple que Dieu a voulu « régler » le problème du mal, du péché et de la violence dans le monde. Dieu, en choisissant Israël, a mis un projet en mouvement : Israël serait la réponse divine au problème de la violence. Israël serait ce peuple, lui-même racheté et aimé de Dieu, qui serait une lumière, une bénédiction pour toutes les nations de la terre. Israël serait le moyen par lequel Dieu pourrait être réconcilié avec toute sa création. Dieu avait un projet cosmique, un projet de paix, de Shalom, pour sa création tout entière, et c’est Israël qu’il a choisi pour incarner ce projet et le mettre en application (Genèse 12.1-2).
Bien évidemment, la mise en application de ce projet n’a pas été un long fleuve tranquille. Si ce peuple était effectivement l’instrument choisi par Dieu pour être une lumière dans un monde de ténèbres et de violence, le fait est qu’Israël n’a pas été une lumière très brillante au cours de son histoire. Il s’est enorgueilli de sa position de peuple élu, s’est recentré sur lui-même et en a oublié sa vocation. Israël n’aimait pas les nations et ne désirait donc pas que celles-ci soient réconciliées avec Dieu. Mais plus encore, il était lui-même un peuple rebelle, pécheur, violent, si bien que nous nous retrouvons face à un paradoxe que la Bible n’élude absolument pas : ce peuple que Dieu s’était choisi pour régler le problème du mal et de la violence faisait lui-même partie du problème.
D’ailleurs, dans l’Ancien Testament, les prophètes n’auront de cesse d’adresser des critiques à l’égard d’Israël, tout simplement parce que la violence ne cessait d’exister dans sa vie sociale. Un texte au tout début du livre du prophète Ésaïe est particulièrement éloquent :
Qu’ai-je affaire de la multitude de vos sacrifices ? dit l’Éternel. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. Je ne prends pas plaisir au sang des taureaux, des brebis et des boucs. […] Quand vous étendez vos mains, je détourne de vous mes yeux. Quand vous multipliez les prières, je n'écoute pas : vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez de devant mes yeux la méchanceté de vos actions. Cessez de faire le mal. Apprenez à faire le bien, recherchez la justice, protégez l’opprimé. Faites droit à l’orphelin, défendez la veuve (Es 1.11-17).
Que fait Ésaïe ici ? Il dénonce tout simplement la violence sociale qui persiste en Israël. Le peuple pensait purifier sa conscience en sacrifiant des animaux, mais Dieu ne pouvait se satisfaire de sacrifices si, par ailleurs, la violence persistait en lui. Ainsi, Israël, l’instrument choisi par Dieu pour régler le problème de la violence dans le monde ne faisait, finalement, qu’y contribuer. Le moyen utilisé par Dieu pour apporter la paix était incapable de canaliser et d’éradiquer sa propre violence.
À partir de ce constat, la grande question est la suivante : comment Dieu, avec un tel peuple à son service, pourrait-il mener à bien son projet de Shalom pour toute sa création ? Nous touchons ici au cœur même de l’intrigue principale du récit biblique : Dieu parviendra-t-il à régler le problème du mal, du péché et de la violence, et à porter à bien son projet de paix pour la création ?
Heureusement, Dieu ne désespère pas devant cette situation, et il ne laisse pas non plus......