Le sujet de la bienfaisance participe de celui de la position et de l’action de l’Église, des Églises, dans la société. Sans doute ne répondrons-nous pas à toutes ces questions au sujet de la bienfaisance. Mais il y a là un véritable enjeu. Depuis le Congrès de Lausanne en 1974(1), sont juxtaposés la proclamation de l’Évangile et « l’engagement socio-politique », comme signe du royaume de Dieu. Pas le second au service de la première, mais les deux au service de l’Évangile. Dans le domaine très varié de l’engagement socio-politique, j’aborde ici le seul sujet de la bienfaisance.
Dans nos Églises évangéliques, le passage à l’action – sociale – se fait, mais lentement. Alors, il vaut la peine d’y réfléchir un peu, d’autant plus que la bienfaisance est, pour l’Église elle-même, un bienfait qui peut être méconnu(2).
Une véritable mission de la communauté locale
Que les chrétiennes et les chrétiens soient engagés en tant qu’individus dans toutes sortes d’actions de bienfaisance, tout le monde – enfin j’espère – est d’accord. On reproduit ainsi, toutes proportions gardées, le modèle donné par Jésus, qui a guéri et nourri tant de personnes.
Mais la bienfaisance fait aussi partie des missions d’une communauté locale. Cette communauté est un message en soi : sa manière de communiquer, de publier, d’entrer en relation, de vivre sa vie communautaire, mais aussi les actions qu’elle mène, tout ceci constitue un message qu’elle diffuse autour d’elle. Lorsque des visiteurs assistent à un culte, ils se font une idée de ce que peut être l’Église. Mais ils regardent aussi comment l’Église met en œuvre son discours. On enseigne haut et fort qu’il faut aimer son prochain ? On ne sera crédible que si l’on joint le geste à la parole.
En matière de « geste », il faut reconnaître que nous avons une certaine culture : une Église soutient plus naturellement des missions lointaines que des actions locales, comme le décrit bien Evert Van de Poll dans l’ouvrage collectif Mission intégrale :
« On a l’impression que, dans les contextes socioculturels de ces pays [du « Sud »], les actions sociales sont plus faciles à mettre en lien avec le témoignage de l’Évangile que dans les pays occidentaux, où l’on a tendance à séparer les domaines du matériel et du spirituel. Surtout en France, où la laïcité est souvent mal interprétée comme s’il s’agissait d’une valeur(3).»
L’action locale chrétienne a derrière elle une histoire assez compliquée, comme le décrit Jacques Blandenier :
« Après avoir été très effective au 19e siècle, la conscience sociale semble s’être rétractée dans la première moitié du 20e siècle. Parmi les raisons qui peuvent être invoquées, on peut mentionner l’affaissement de l’esprit du Réveil, la réaction contre un “christianisme social” souvent prôné par des théologiens libéraux peu soucieux des questions doctrinales et d’évangélisation, ainsi que, semble-t-il, la peur d’une alliance avec un socialisme révolutionnaire inspiré du marxisme et hostile à la foi chrétienne(4). »
L’action sociale est soupçonnée d’assistanat, mais pas les missions à l’étranger, alors qu’on pourrait sans doute poser aussi cette question.
En France peut-être plus qu’à l’étranger, la bienfaisance qu’une Église entreprend s’inscrit dans un environnement déjà très riche en actions de solidarité, institutionnelles, associatives ou citoyennes, au point que certains se demandent si une Église a encore sa place dans ce domaine. Mais malheureusement, cette richesse ne permet pas de couvrir tous les besoins, qui sont en évolution permanente, et souvent à la hausse. Oui, il reste une place à occuper par les Églises ! L’association dont je suis président accomplit des missions de service public et reçoit à ce titre des subventions de fonctionnement conséquentes. Mais dans notre action, même financée, nous sommes bien obligés, faute de moyens suffisants, de recourir à des associations citoyennes non financées, pour de l’hébergement, de l’assistance alimentaire, et à des bénévoles, pour de l’aide aux devoirs, des cours de français, des convoyages, de l’accueil, de l’animation, et j’en passe. Par exemple, au moment où j’écris ces lignes, une vingtaine de professionnels de l’association suivent, dans une salle de l’Église où je suis pasteur, une formation sur la Cour nationale du droit d’asile. La semaine dernière, c’était une formation sur la géopolitique de l’Afghanistan. Simple prêt de locaux, mais qui soulage des finances plutôt malmenées… et exprime un encouragement et une reconnaissance.
En presque quarante ans de ministère pastoral, j’ai organisé de nombreuses réunions lors desquelles un missionnaire à l’étranger exposait son travail : stand présentant de l’artisanat local par exemple, matériel de présentation de la mission, etc. Mais pour les actions locales de lutte contre la précarité, de protection de l’enfance, d’accueil de femmes victimes de violence, quelles réunions ai-je animées ? Beaucoup moins, et seulement depuis que je suis président d’association. Je témoigne par là d’une certaine culture, dans laquelle plusieurs se reconnaîtront peut-être, qui met plus naturellement en lumière les actions missionnaires au loin que les actions sociales locales. Cette culture, il faut la remettre en question et inviter les chrétiens à s’intéresser à l’action sociale autant qu’ils le font pour la mission au loin. Tout est mission de l’Église !
Il faut ajouter que la réglementation française est particulièrement complexe : ...