Il m’a été demandé de présenter un plaidoyer pour la présence et l’action de l’Église envers ceux qui vivent en marge de la société et envers les pauvres, et d’inciter les chrétiens à davantage de compassion. Ce qui est attendu de moi, si j’ai bien compris, c’est un apport théologique en même temps qu’une démarche engagée, peut-être même interpellatrice.
L’appel à la radicalité
Il se trouve justement que plusieurs voix se sont élevées ces dernières années pour faire entendre un appel vigoureux en faveur d’un engagement plus radical de la part des chrétiens et des Églises à une vie de disciple caractérisée par l’amour du prochain, la compassion et la recherche de la justice au sein de la société. Le ton de leur message pourrait être caractérisé par celui d’une « interpellation prophétique », en référence au message des prophètes de l’Ancien Testament qui dénonçaient les injustices sociales des Royaumes d’Israël et de Juda, appelaient à se soucier des pauvres et, pour reprendre les termes d’Ésaïe 58, à ne pas se détourner de celui qui est notre propre chair. Si nous voulons entraîner les chrétiens et les Églises à être présents et à agir aux marges de la société, peut-être devrions-nous regarder dans cette direction ?
Pour caractériser cet appel à la radicalité, j’introduirai mon propos par une citation de Ron Sider :
« Nous avons besoin de repenser notre théologie. Nous avons besoin de nous demander : "Sommes-nous vraiment bibliques ?" La grâce à bon marché est vraiment au cœur du problème. La grâce à bon marché est ce qui se produit lorsque nous réduisons l’Évangile à n’être que le pardon des péchés ; lorsque nous limitons le salut à une assurance incendie contre l’enfer ; lorsque, à tort, nous regardons les personnes comme n’étant que des âmes ; lorsque nous saisissons au mieux la moitié de ce que la Bible dit à propos du péché ; lorsque nous adoptons l’individualisme, le matérialisme et le relativisme de notre culture actuelle. Nous manquons aussi d’une compréhension et d’une pratique bibliques de l’Église(1). »
Sans prétendre être exhaustif, je voudrais souligner cinq pensées qui reviennent de façon récurrente dans le courant de pensée que je cherche à décrire. La plupart d’entre elles apparaissent dans la citation de Ron Sider.
Premier trait caractéristique de cet appel à la radicalité : la volonté de prendre davantage au sérieux les exigences bibliques et, en particulier, les paroles de Jésus. Sommes-nous vraiment bibliques ?
Jésus voulait « vraiment dire ce qu’il disait », ne se lasse pas de répéter Shane Claiborne(2) qui a écrit un livre appelant à vivre comme des « simples radicaux ». Il se moque de ceux qu’il appelle des « fondamentalistes sélectifs(3) » qui ont tendance à lire la Bible littéralement, sauf quand Jésus parle de vendre ce que nous possédons et de le donner en aumône : à ce moment-là, on fait de l’exégèse et on contextualise ! Francis Chan, de son côté, fait s’équivaloir « prendre les mots de la Bible littéralement » et « prendre les paroles de Jésus au sérieux(4) ». Il affirme :
« Il est rare que les paroles de Jésus soient prises au pied de la lettre et avec tout leur sérieux. On considère qu’une telle démarche serait plutôt l’apanage des « radicaux », des gens qui seraient « déséquilibrés », qui iraient « trop loin ». Nous voulons, en majorité, une vie équilibrée que nous pouvons maîtriser, sans risques ni souffrance(5). »
Prendre ainsi Jésus et ses paroles au sérieux devrait nous amener à sortir de notre « zone de confort(6) », à nous rendre proches des pauvres et des personnes marginalisées. Quand Jésus a dit que nous avons toujours les pauvres avec nous, cela signifie donc que l’Église doit toujours vivre au milieu des pauvres(7) – sinon, on ne pourrait pas dire que nous les avons avec nous ! D’ailleurs, ajoute Claiborne en citant Tony Compolo, Jésus n’a jamais dit aux pauvres de trouver l’Église, mais il a dit à ceux qui sont dans l’Église d’aller trouver les pauvres(8).
La seconde caractéristique de cet appel à la radicalité serait la reprise de l’alternative proposée par Dietrich Bonhoeffer entre la grâce qui coûte et la grâce à bon marché(9). Sider indique que la grâce à bon marché est « tout juste au cœur du problème ». Accepter l’Évangile, ce n’est pas seulement souscrire à une assurance tout risque contre l’enfer qui nous permettrait de continuer à vivre, par ailleurs, exactement comme la société qui nous entoure(10). Il y a là un sujet de préoccupation pour plusieurs : nous qui sommes chrétiens, vivons-nous vraiment d’une manière qui se démarque des normes de notre société ?
La grâce qui coûte est une grâce qui nous transforme et nous entraîne à la suite de Jésus, quel que soit le prix à payer. Claiborne affirme que le Christ n’a pas été crucifié parce qu’il a aidé les pauvres, mais parce qu’il les a rejoints(11), qu’il s’est identifié à eux. Pour utiliser les termes d’un document plus consensuel comme l’est la Déclaration de Lausanne, « [l]e salut dont nous nous réclamons devrait nous transformer totalement dans notre façon d’assumer nos responsabilités personnelles et sociales. La foi sans les œuvres est morte » (§ 5) et encore : « … une Église qui prêche la Croix, doit porter elle-même la marque de la Croix » (§ 6).
La troisième caractéristique de cet appel à la radicalité consiste à avoir une vision « holistique » des dimensions d’une vie de disciples. Celle-ci s’étend à tous les domaines de notre vie et non pas simplement à notre relation avec Dieu ou à notre morale personnelle. Richard Stearns, le président américain de l’ONG World Vision, termine son livre intitulé Le trou dans notre Évangile, en demandant :
Quel évangile avez-vous adopté ? :
• Un évangile révolutionnaire qui est vraiment une bonne nouvelle pour un monde brisé ? ou…
• Un évangile diminué – avec un trou dedans – qui a été réduit à une transaction personnelle avec Dieu, avec peu de pouvoir pour changer quoi que ce soit en dehors de votre propre cœur(12) ?
Ce n’est pas seulement notre cœur, nous dit-on, ou notre vie privée qui doivent être transformés : nous sommes régulièrement appelés à éradiquer la pauvreté, à changer le monde, à nous engager dans une véritable révolution – non violente bien sûr(13). Jésus était révolutionnaire et radical(14), et ce à quoi il appelle n’est « rien de moins qu’une répudiation du statu quo, bien au-delà du fait d’accomplir quelques œuvres bonnes(15) ».
La quatrième caractéristique de cet appel à la radicalité aurait à voir avec l’idée d’« incarner » l’Évangile, de ne pas seulement le dire, mais aussi de le faire(16) et de l’être(17), individuellement bien sûr, mais surtout en tant que ...