Quelle éthique proposer à la société civile ?
Pour introduire notre travail, je vous propose une lecture du Nouveau Testament, dans l’épître de Jacques au chapitre 2, les versets 8 à 12 :
« Si donc vous accomplissez la loi royale, selon l'Écriture : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, vous faites bien. Mais si vous montrez de la partialité, vous commettez le péché, dénoncés par la loi comme transgresseurs. Celui, en effet, qui garde toute la loi, mais qui fait défaut en un seul commandement, devient coupable à l’égard de tous. Celui qui a dit : Tu ne commettras pas d'adultère, a dit aussi : Tu ne commettras pas de meurtre. Si donc tu ne commets pas d'adultère, mais que tu commettes un meurtre, tu es transgresseur de la loi. Ainsi parlez et ainsi agissez comme devant être jugés par la loi de liberté »(1).
Loi, liberté et grâce : ces trois mots du titre principal sourient au théologien comme une tentation, mais je dois résister à la tentation. Le sous-titre est suffisamment explicite, ce n’est pas un exposé de dogmatique que vous attendez de moi, c’est d’éthique que nous devons nous entretenir, et plus particulièrement de l’éthique à promouvoir dans notre société laïque sécularisée. Simplement, comme vous le savez bien - et Karl Barth le soulignait aussi fortement - l’éthique ne se sépare jamais totalement de la dogmatique. On peut considérer qu’elle en fait partie avec son originalité propre. Dès lors il est indispensable de nous livrer, pour commencer, à une brève analyse théologique. Je vais donc m'efforcer de rendre compte du sens de ces mots placés en tête, dans l’ordre : loi, grâce et liberté, traitant en un premier point des fondements théologiques de l’éthique chrétienne. Après cela, je me propose de mettre en valeur « l’universelle validité de la loi de Dieu », puis « l’adaptation au monde corrompu », ensuite évoquer le sujet des « deux royaumes ou régions », pour en venir au « sage choix des insistances » et à la « sélection des moyens ».
Nous devons couvrir un territoire immense, il s’agira donc d’un exposé très schématique qui n’entrera pas dans beaucoup de détails, mais qui vous rafraîchira la mémoire sans peut-être vous apprendre grand-chose.
1. Fondements théologiques
L’éthique biblique me paraît être assez massivement une éthique de la loi, et le passage que nous avons lu dans l’épître de Jacques en est un témoignage particulièrement éloquent. La loi, évidemment, avait d’autres connotations que celles auxquelles nous sommes habitués. Même si notre tradition est une tradition chrétienne, elle a été à bien des égards influencée, quant à la notion de loi, par d’autres facteurs que le facteur biblique.
Or la loi, c’est d’abord la Thora, c'est-à-dire l’instruction, la directive - le mot pouvant s’employer d'ailleurs pour les réponses d’un prophète aux questions de ceux qui viennent le consulter, les directives que nous donne le Seigneur en telle ou telles circonstances. C’est un des usages du mot. La Thora, rattachée de façon éminente à la figure et au ministère de Moïse, est la directive fondatrice et normative.
Dans le vocabulaire de l’Ancien Testament, et cela se prolonge dans le Nouveau Testament également, d’autres termes sont utilisés de manière à peu près synonymique - il y a des correspondances qui valent au moins grosso modo - l’éthique de la loi est éthique du commandement, éthique de la volonté de Dieu. Ce sont là les notions qui me semblent centrales lorsqu’il s’agit de savoir comment doivent marcher les humains sur la terre.
Vous le savez, dans l’histoire du christianisme, ou au-delà de ses limites, mais avec une influence sur le christianisme, d’autres perspectives ont parfois prévalu. Les éthiques du Bien vers lequel tendre et auquel s’assimiler ; du Bonheur à atteindre ; de la Vie à promouvoir ; de l’Utilité à rechercher. Ces éthiques ont parfois pris le pas sur l’éthique de la loi.
Dans la grande tradition de l’Église catholique, avec le thomisme en son axe central, c’est l’accomplissement de l’être, c'est-à-dire le bonheur, qui est la notion cardinale de l’éthique théologique. Il y a eu aussi des éthiques de la conscience, dans la mesure où l’on distingue le rôle de la conscience de celui de la loi. Il y a des éthiques de la conformation ou de la conformité à la nature.
Ces éthiques ne sont pas absentes de l’Écriture. L’éthique du Bien est présente, le bien est recommandé. « Que dois-je faire de bien, de bon ? Un seul est bon », cela est aussi un langage scripturaire. Même des éthiques dont nous pouvons nous méfier, selon l’influence qu’elles ont eue dans l’histoire de la conscience occidentale, les éthiques utilitaires, ne sont pas sans rapport avec certains accents bibliques. Le livre des Proverbes, à bien des reprises, semble nous dire « accomplis ce que Dieu commande, car c’est comme cela que tu seras en bonne santé, que tu auras le moins d’ennuis, c’est comme cela que tu réussiras. » Cet accent utilitaire n’est pas totalement ignoré de l’Écriture, il est même très présent dans la littérature sapientielle. La conformité à la nature aussi est présente : l’apôtre Paul dénonce le péché « contre nature » de l’homosexualité au premier chapitre de l’épître aux Romains.
Cependant, ces autres perspectives sur l'éthique me paraissent nettement subordonnées à l’accent majeur sur la loi, le commandement, la volonté de Dieu. Et si la nature, par exemple, a une valeur normative, c’est parce qu’elle reflète la volonté du Créateur qui s’est manifestée dans l’œuvre créatrice elle-même.
La grâce présuppose la loi, à la fois comme norme et comme régime. Je parle de régime de la loi, lorsque l’obéissance au précepte de la loi est la condition de la justification au tribunal de Dieu, de l’acquittement, de la non condamnation. C’est le sens au moins principal de la notion de « justification » dans le vocabulaire et la conceptualité biblique. Lorsque la loi est régime de justification, s’applique simplement le principe que l’apôtre Paul tire du Lévitique : « Celui qui fera ces choses vivra par elles », et il obtiendra la vie au tribunal de Dieu en vertu de cette obéissance aux commandements. Il me semble utile de souligner qu’il n’y a rien d’arbitraire, rien qui doive nous étonner dans ce régime de la loi en vue de la justification. C’est simplement la logique de la responsabilité. Qu’est-ce qu’être responsable ? Eh bien !, c’est récolter le fruit des actes que l’on pose : celui qui sème pour la chair moissonne de la chair la corruption, selon une des formules de l’apôtre Paul. C’est la logique de la responsabilité qui s’exprime lorsque la loi est conçue comme le régime sous lequel les humains sont naturellement placés.
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