S’il est une chose que les croyants, et surtout les non-croyants ne supportent pas, c’est la complicité, sinon le désintérêt que l’Église chrétienne pourrait manifester face aux injustices dont le monde souffre. L’Église porte un message d’espérance, elle est une conscience morale. Alors pourquoi l’Église, qui est censée prêcher l’amour du prochain et pratiquer la charité, n’a-t-elle pas été en mesure de condamner avec la plus grande fermeté, la ségrégation en Amérique, l’apartheid en Afrique du sud et le nazisme en Allemagne ? A-t-elle manqué de courage ou s’est-elle tout simplement conformée au siècle présent, refusant d’empiéter sur les affaires séculières ?
La question est assez compliquée. Il faut éviter deux écueils. Le premier serait de sombrer dans l’anachronisme, autrement dit de juger les hommes qui ont vécu aux XIXe et XXe siècles avec un regard contemporain. Le deuxième consisterait à minimiser leur conduite face aux problèmes auxquels ils durent faire face. Il y a eu, certes, des silences coupables, des attitudes répréhensibles, de la pusillanimité. Cependant, il ne faudrait pas complètement enfermer l’Église dans cette dimension. Un simple regard sur l’histoire suffit pour nous convaincre que les Églises se sont mobilisées pour dénoncer l’injustice sociale et faire avancer des causes humaines.
De la ségrégation en Amérique
En Amérique, la ségrégation, qui est un système profondément injuste visant à établir une distinction entre les Afro-américains et les Blancs, est apparue après la guerre de Sécession. En effet, ce principe a été consacré par la Cour Suprême des États-Unis en 1896. Avec proclamation de l’abolition de l’esclavage par Abraham Lincoln en 1863, la situation des Noirs s’est améliorée. Ils purent voter, participer à la vie sociale et jouir de certaines libertés tant que les troupes Yankee occupèrent le Sud. Mais, dès leur départ, la condition sociopolitique de la population noire s’est brutalement dégradée. Aussitôt des lois instaurant la ségrégation furent votées. Une organisation foncièrement raciste, le Ku Klux Klan(1) fit son apparition. Fondée en 1866 par d'anciens officiers après la défaite de la Confédération sudiste, cette organisation s’est opposée farouchement à l'abolition de l'esclavage. Ses membres défendent la suprématie de la race blanche et terrorisent les Noirs par des lynchages et des violences.
Pour couronner le tout, la Cour Suprême des États-Unis, seul et unique tribunal de la nation pour reprendre les termes d’Alexis de Tocqueville, consacre en 1896 le fameux principe « séparés mais égaux ». Ce jugement révèle combien le racisme et la déconsidération de la minorité noire étaient inscrits dans l’inconscient collectif américain. Comment vouloir séparer des êtres humains dont la vie oblige à entretenir des relations interdépendantes. Coretta King dit avec ironie : « Nous travaillions dans leurs maisons, nous préparions leurs repas, nous élevions leurs enfants et nous leur étions intimement associés dans toutes les activités domestiques(2) ». En fait, l’intention était d’instituer le régime de l’infériorisation des Noirs.
On peut donc s’interroger sur la manière dont ont réagi les Églises chrétiennes. Disons d’emblée que les Églises protestantes du Sud ainsi que les Églises catholiques, ont globalement soutenu le système ségrégationniste mis en place par les lois Jim Crow(3). Les lynchages de Noirs ne furent jamais dénoncés par les Églises qui, elles, ont manifesté une grande passivité face aux injustices sociales. Une large majorité d’Églises blanches approuva le principe. Dans une interview qu’il accorde à Playboy en 1965, soit dix ans après le boycott des autobus de Montgomery, Martin Luther King revient sur l’attitude des Églises blanches. Il affirme avoir commis une erreur, celle d’avoir cru « mordicus » au soutien que lui apporteraient les pasteurs blancs dans son combat en faveur des droits civiques. Pour cela, il misait, non seulement sur leur conscience religieuse, mais également sur la justesse de la cause qu’il défendait. Peine perdue. Sa déception fut à la hauteur de ses espérances. Non seulement ses coreligionnaires n’ont pas réagi, mais d’autres sont restés les bras croisés, prétextant que l’Église n’a pas à intervenir dans les affaires séculières(4).
C’est dans ce contexte que le pasteur baptiste noir évoque le rôle de l’Église. Elle doit jouer un rôle de thermostat, c’est-à-dire, réagir et réguler la température et non de thermomètre, qui se contente tout simplement d’indiquer la température. « L’Église blanche et ses dirigeants, m’ont grandement déçu », affirme-t-il. Il poursuit par une métaphore : « le laxisme collectif de l’Église blanche m’a fait pleurer des larmes d’amour(5) ».
Parce qu’il constate que, dans les Églises blanches, la ségrégation est pratiquée avec une rigueur désarmante.
D’ailleurs, en 1963, lorsque le leader du mouvement des droits civiques, Martin Luther King et ses collaborateurs décident de se lancer contre la ville de Birmingham, en Alabama, considérée comme le bastion de la ségrégation, ils rencontrent une résistance passablement rude. King fut accusé d’extrémiste par ses collègues blancs(6).
C’est assez amusant ! Les autorités politiques et religieuses américaines, dans une large mesure, ont gardé le silence devant l’injustice de la ségrégation et dès lors que des hommes de bonne volonté décident de la combattre, alors ils décident de briser le silence pour condamner Martin Luther King. C’est dans ce contexte que le pasteur baptiste écrit ...