S’interroger sur la place des pasteurs comme acteurs dans la cité peut sembler, au départ, une idée quelque peu cléricale. En effet, le socle de la théologie protestante en matière de témoignage repose sur le principe du sacerdoce universel qui nous fait « tous égaux » devant Dieu, « tous prêtres » et « tous laïcs » pour reprendre une formulation d’André Gounelle. C’est donc chaque croyant, pasteur ou non, qui est appelé à témoigner de la vie nouvelle reçue en Christ, dans ses engagements ecclésiaux comme dans ses engagements profanes, qu’ils soient familiaux, professionnels, sociaux, culturels ou citoyens. « De tout temps, les saints vivent dans le monde, écrit Luther, ils s’occupent de bien des choses domestiques et du domaine temporel, ils gèrent les affaires publiques, ils bâtissent des familles, ils cultivent les champs, font du commerce ou un autre métier(1). » Ainsi, tous les croyants exercent ce « sacerdoce du Christ » qui les fait témoins de l’Évangile dans l’Église et au cœur du monde.
Toutefois, au sein de cette prêtrise commune, Dieu en appelle quelques-uns, hommes et femmes, à exercer un service particulier, c’est-à-dire un ministère, afin de soutenir l’Église dans sa responsabilité missionnaire. Parmi ces ministères, qui peuvent être personnels ou collégiaux, celui de pasteur, ministère de la Parole, central pour les Églises de la Réforme, mais dont le rayonnement ne saurait se limiter aux frontières de la paroisse. Il faudra donc repérer, chemin faisant, en quoi la place et l’autorité spécifiques, reconnues aux pasteurs dans le service de l’Église, peuvent déborder dans le champ sociétal.
Je propose d’avancer en deux étapes.
Dans un premier temps, je voudrais rappeler les convictions du protestantisme concernant le rapport des Églises à la société, montrant en quoi y être acteur est à la fois problématique et fondamental, y compris pour les pasteurs.
Dans un deuxième temps, je pointerai quelques champs spécifiques des interventions de l’Église dans l’espace public, en indiquant, là encore, ce qui pourrait être plus particulièrement attendu du pasteur.
En conclusion, je reviendrai sur les attentes à l’égard du pasteur, dans un contexte de sécularisation, tant du point de vue de l’Église que de la société.
Un rapport problématique et fondamental à la société
La question abordée dans cette première partie pourrait être la suivante : est-il légitime que des croyants, des pasteurs, des Églises, soient acteurs dans la cité, c’est-à-dire qu’ils interviennent par des paroles et des actes dans l’espace public ? Je vais répondre à cette question à partir de deux points de vue : celui de la société et celui de l’Église.
Du point de vue de la société
Les rapports du spirituel et du temporel
Analyser les relations du protestantisme à la société, c’est rappeler sa manière spécifique d’articuler les domaines spirituel et temporel. Entre ces deux réalités, il n’y a, pour lui, ni séparation absolue, ni totale confusion, mais une distinction et une articulation, sur le mode d’une tension, douloureuse à assumer parfois, mais qui ne saurait exonérer les chrétiens, ni les Églises, de leurs responsabilités dans la société.
La Bible elle-même est déjà traversée de cette tension que l’on peut résumer par les mots de l’évangile de Jean disant que les disciples sont « dans le monde » sans être « du monde » (Jn 15.9-17). Le croyant ne saurait, en effet, absolutiser les réalités temporelles. S’il peut « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12.17), c’est précisément parce qu’il considère que César n’est pas dieu et donc, dans certains cas, « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5.29). Mais il y a aussi dans la Bible une reconnaissance de la légitimité des autorités qui gouvernent la société, appelant respect et obéissance à leur égard. Ainsi, Paul écrit aux Romains, « que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui… » (Rm 13.1-7). La 1ère épître à Timothée ajoute même à l’idée de respect celle de la prière pour les autorités, afin qu’elles remplissent bien leur tâche qui est de permettre aux hommes, et naturellement aux chrétiens, de mener dans la société « une vie calme et paisible en toute piété et dignité » (1 Tm 2.1-2). D’autres textes montreraient que, de toute façon, ni les croyants, ni les Églises, ne peuvent échapper à la réalité sociale. Parce que la foi chrétienne est la foi en un Dieu qui, en Jésus-Christ, s’est incarné dans l’Histoire, elle concerne l’être humain dans toutes ses dimensions. L’irruption de l’Évangile dans des vies personnelles, l’événement de la foi ou du salut ont forcément des conséquences dans le domaine public et même des effets politiques. La position qui consisterait à réduire la foi à une affaire « privée » n’est donc pas tenable. Luther et Calvin reformuleront cette tension dans la « Doctrine des deux règnes(2) ». Participant au règne du monde, le croyant est solidaire de la communauté humaine qu’il est appelé à servir par amour. Mais, participant au règne du Christ par la foi, il ne doit pas chercher à imposer au monde une quelconque solution chrétienne.
La théologie protestante organise le rapport du croyant à la cité des hommes dans le cadre d’une « double citoyenneté ». Le chrétien est citoyen de ce monde qu’il est appelé à construire. Du fait de sa citoyenneté séculière, il se sait responsable de l’espace public, de sa définition, de son aménagement, de son maintien. Si les Églises n’ont pas de leçons à donner aux responsables politiques, ni de programmes à leur offrir clés en main, elles ont à les encourager dans leur mission de façon constructive, leur en rappeler l’importance et la noblesse, et accompagner ceux de ses membres qui ont choisi ce service de la cité. Mais, par ailleurs, et fondamentalement, le chrétien, parce qu’il est citoyen du Royaume, est étranger sur cette terre. Sa citoyenneté spirituelle le rend libre à l’égard des réalités de ce monde dont il sait qu’on ne peut tout attendre.
C’est pourquoi les Églises protestantes interrogent toute absolutisation du politique et récusent toute forme de politisation du message chrétien. L’Église doit demeurer un lieu de distanciation critique à l’égard du champ temporel, auquel elle ne doit pas s’inféoder afin de pouvoir exercer librement son rôle de sentinelle, c’est-à-dire une forme de vigilance et parfois de résistance.
Pour toutes ces raisons, certaines Églises considèrent qu’il n’est pas souhaitable qu’un pasteur, exerçant son ministère dans une Église locale assume une fonction politique élective(3).
Il est, par contre, à mon sens tout à fait déterminant que les pasteurs aient des relations régulières avec les pouvoirs publics. Qu’ils ne se manifestent pas seulement lorsqu’ils ont quelque chose à demander, une indignation à partager ou une revendication à porter. Certes, il y a aussi le président de l’association cultuelle, mais le pasteur, en tant que ministre du culte, expert en questions religieuses, permanent de l’institution, est naturellement considéré par les pouvoirs publics comme son représentant et son porte-parole autorisé, repérable socialement et facilement accessible.
Une laïcité à défendre, à renouveler, à faire évoluer
Cette position à l’égard du politique permet de comprendre pourquoi le protestantisme est attaché à la laïcité de l’espace public. Je désigne sous ce terme la fin du pouvoir des religions sur les individus et sur la société, l’avènement d’un espace public autonome, organisé selon les seules logiques séculières. Cette libération à l’égard des tutelles religieuses a débouché, ...