Le Nouveau Testament a-t-il (encore) quelque chose à dire sur la relation du Christianisme aux autorités politiques ? La question est piégeuse, tant l’histoire de l’Église a montré des abus dans l’interprétation des textes bibliques. D’une part, la Bible a pu légitimer une prise de pouvoir de l’Église dans la société (la Chrétienté). D’autre part, elle a permis de justifier une forme d’isolationnisme vis-à-vis du monde (le « piétisme »). De même, aujourd’hui en France, le cadre de la laïcité favorise, selon la compréhension de chacun, des prises de position qui peuvent être tranchées à l’égard de ces mêmes textes bibliques. Aux deux extrémités d’un large éventail de positions, certains s’appuient dessus pour promouvoir une liberté totale de l’Église dans le domaine politique, et d’autres pour légitimer une réserve absolue en la matière. Ainsi, si tout le monde accepte que le rôle premier de l’Église chrétienne soit de proclamer l’Évangile (quelle qu’en soit sa compréhension), la société comme l’Église sont très loin d’un consensus sur la légitimité de proclamer ce message hors des murs de l’Église et du cadre « privé(1) ». De tout temps, telle ou telle idéologie s’est servie des textes bibliques pour se défendre elle-même, parfois avec de bonnes intentions, mais souvent aussi de façon malhonnête.
Tout l’enjeu, aujourd’hui comme hier, est donc d’apprendre à lire et interpréter les textes pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils disent. C’est, par exemple, en faisant l’effort de les comprendre à la lumière de leur propre contexte historique que nous pourrons les entendre et les appliquer au nôtre. Certes, l’humilité est de mise, tant la distance historique, culturelle ou linguistique est grande entre notre monde actuel et celui dans lequel ils sont apparus. Mais l’effort en vaut la chandelle. Ces textes ont encore beaucoup à nous dire, et le devoir de l’Église est de les laisser la conduire vers un rapport juste au monde, et en ce qui nous concerne dans le présent article, vers un rapport juste à la sphère politique.
Dans ce qui suit, nous proposons de passer en revue quelques textes particulièrement pertinents (bien d’autres textes auraient pu être traités) du Nouveau Testament. Des textes qui, comme nous n’argumenterons, indiquent que les auteurs néotestamentaires se souciaient de donner une juste place aux autorités dans leur rapport au monde et à Dieu.
A. Les tentations dans le désert
À l’époque de Jésus, au premier siècle en Palestine, face à l’oppression romaine, de fortes attentes sociales, politiques et militaires étaient présentes. Les évangiles, qui retracent la vie de Jésus, ne pouvaient donc les ignorer, tant les espoirs de tout un peuple reposaient sur les épaules d’un Messie, pour le moins idéalisé dans l’imaginaire collectif. Face à ces attentes à la fois excessives et confuses, Jésus va surprendre, décaler le débat et rarement manquer d’interloquer ses auditeurs. Mais, comme nous le verrons, si son message est radical, il n’est en rien simpliste.
Un premier exemple se trouve au tout début du ministère de Jésus, dans les Évangiles selon Matthieu et Luc. C’est la fameuse mise à l’épreuve dans le désert, par le diable(2). Alors que Jésus est conduit par l’Esprit au désert, il jeûne et prie pendant quarante jours, avant que le récit ne conte un dialogue, ô combien instructif, entre Jésus et le tentateur. La dimension sociopolitique de ce dialogue ne peut nous échapper.
Premièrement, le diable propose à Jésus de changer une pierre en pain : « Si tu es le fils de Dieu, dis à cette pierre de devenir du pain ». Jésus lui répond : « Il est écrit : l’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».
Jésus refuse donc, en dépit de sa faim extrême, d’abuser de son pouvoir pour se nourrir(3) ? Non, Jésus ne succombera pas à cette tentation égoïste. Notons, à ce propos, qu’en Philippiens 2.5-11, Paul montre que c’est tout le ministère de Jésus qui doit être compris sous cet angle : Jésus n’a pas « profité » de son statut divin, mais il s’est fait « esclave » en devenant semblable aux humains.
Dans cette première tentation, la dimension politique du « pain » ne doit certes pas être sous-estimée. Mais dans les seconde et troisième tentations, les implications politiques sont plus claires encore....