« Veille Seigneur, avec ceux qui travaillent, veillent ou pleurent cette nuit
et donne mission à tes anges de garder ceux qui dorment.
Prends soin des malades, Seigneur Christ,
donne le repos à ceux qui sont fatigués,
bénis les mourants,
soulage ceux qui souffrent,
console les affligés
et préserve le bonheur de ceux qui sont dans la joie.
Nous te le demandons par ton amour. Amen. »
Cette prière traditionnelle, attribuée (probablement à tort) à Saint Augustin et extraite de Complies, la liturgie pour les offices anglicans de la nuit, constitue le cœur de l’ouvrage de Tish Harrison Warren. Prêtre de l’Église anglicane, l’auteure témoigne de ce moment où, sa vie ayant basculé à la suite d’épreuves familiales, elle s’est retrouvée dans l’impossibilité de dormir, paralysée par le chagrin et l’anxiété, au point de devenir un pasteur « qui ne peut plus prier ». C’est dans ce contexte de souffrance qu’elle a redécouvert les prières et pratiques héritées de l’Église ancienne et notamment les liturgies pour la nuit. Selon elle, ces prières et pratiques constituent des outils que Dieu nous offre, pour nous accompagner au cœur de nos épreuves et nous aider à prier à nouveau. Ainsi, la liturgie de Complies peut nous permettre de nous accrocher à Dieu même lorsque nous sommes durement éprouvés, car elle fournit des mots à nos doutes, nos chagrins, nos désillusions, telle la ligne de vie salvatrice lancée à celui qui se noie. Tish Harrison Warren affirme que, lorsque nous souffrons, ce dont nous avons besoin, ce n’est ni d’un optimisme béat ni de pratiques ecclésiales et spirituelles qui anesthésient notre peine. Au contraire, pour pouvoir marcher avec Dieu, même au cœur de nos ténèbres, il est nécessaire d’affronter notre douleur et notre vulnérabilité, de faire face à l’obscurité dans ce qu’elle peut avoir de terrifiant et d’injuste. Tish Harrison Warren nous l’affirme : lorsque nous prions pour supporter le mystère de la souffrance, le mystère de la souffrance nous apprend à prier, façonne notre foi, car, au cœur de ce mystère, se trouve l’amour de Dieu. De fait, tout au long de son ouvrage, la pasteure développe chaque vers de la prière Veille Seigneur, en accordant à chacun un chapitre du livre. Elle précise que ces différentes catégories de la vulnérabilité humaine (maladie, affliction, souffrance…) ne constituent pas de simples cases dans lesquelles chacun de nous se classe de manière distincte. Au contraire, elles se brouillent et se confondent. Mais pour Tish Harrison Warren, nous prions pour chacun de ces types de besoins, l’un après l’autre, car nous y reconnaissons toutes les facettes de la misère humaine. De fait, elle affirme que la vie chrétienne ressemble moins à une encyclopédie qu’à un poème, au centre duquel se trouve l’amour de Dieu. La prière de Complies nous fait parcourir un lent voyage à travers la souffrance humaine mais, ce que nous y découvrons, c’est que la lumière finit toujours par nous atteindre, quelle que soit la noirceur qui nous entoure. Per crucem ad lucem : par la Croix vers la lumière !
Singulier et lumineux, le livre de Tish Harrison Warren est d’une très grande richesse, tant spirituelle qu’intellectuelle. Sa réflexion, appuyée par ses nombreuses lectures et ses expériences pastorales et personnelles, nous mène à une méditation profonde sur la souffrance humaine et sur les difficultés de la vie chrétienne. La pasteure fait preuve d’une réelle délicatesse dans ses argumentations. Elle affronte sans sourciller les questions les plus insolubles, les plus désespérantes sans chercher à les édulcorer, ni à les minimiser. Son schéma de pensée est très inspirant : elle semble progresser par cercles concentriques, abordant des questions simples en apparence, puis les approfondissant et les complexifiant au fur et à mesure. Avec pour résultat de nous offrir un ouvrage qui est tout sauf triste et pesant, mais constitue au contraire un beau voyage, d’ailleurs souvent très poétique, sur le chemin de l’espérance chrétienne. Ce livre constitue aussi une belle occasion de découvrir la spiritualité anglicane, notamment pour ceux qui ne connaissent pas la richesse de ses pratiques. Tish Harrison Warren nous fait, par exemple, découvrir la liturgie de Pâques, grâce à laquelle elle nous interroge sur notre rapport à la mort, à la lumière de la croix. On pourrait peut-être objecter que certains exemples relevés par l’auteure font référence à des problématiques propres à la société américaine. Mais cela ne gêne pas trop la lecture, car notre contexte européen reste proche des situations décrites. Il s’agit en tout cas d’un très beau livre, dont on appréciera la poésie et l’originalité : comme lorsque Tish Harrison Warren retrace l’histoire de la nuit et de ses dangers, et l’impact que cela avait sur le quotidien, et sur la spiritualité de nos ancêtres. Ce livre d’une grande densité de contenu mérite sans aucun doute d’être lu, partagé et discuté. Il fournit d’ailleurs une belle matière pour une réflexion en Église, tant Tish Harrison Warren interpelle régulièrement le lecteur sur le rôle de la communauté ecclésiale dans l’accompagnement de la souffrance.
Ouvrage singulier et de grande qualité, son exploration des thèmes de la vulnérabilité, de la souffrance et de l’absence apparente de Dieu occupe, à mon sens, une place à part parmi les théodicées que nous connaissons. Per crucem ad lucem : quel beau chemin d’espérance !