Introduction
Le pasteur est-il un professionnel comme un autre ? On se sentira naturellement poussé à répondre par la négative : assurément, le pastorat est une activité spécifique à plus d’un titre. Ne serait-ce que parce que le pasteur travaille pour la plus belle entreprise du monde : l’Église, projet par lequel Dieu répand le salut et la réconciliation dans le monde. Une telle activité ne saurait être tout à fait comparable aux autres. Mais, mettre le doigt sur la spécificité de l’exercice pastoral est plus ardu qu’il n’y paraît…
Il convient de commencer par définir cette activité. Au sens premier, le pasteur est celui qui garde, qui fait paître le bétail(1). Il est celui qui s’occupe du troupeau. Rapporté à l’Église, il est celui qui s’occupe de la communauté locale, qui en a la charge. Suivant les ecclésiologies ou les possibilités locales, cette activité peut être rémunérée. Elle devient alors profession, dans le sens où le pasteur en tire ses moyens d’existence.
Concrètement, cette activité s’organise généralement autour de trois grands axes : l’enseignement biblique, l’accompagnement des personnes et la direction de l’Église. Ce sont là des tâches nobles et désirables, comme le souligne l’apôtre Paul (1 Tm 3.1).
Mais on sait que la réalité est plus complexe… Seul permanent de l’Église, le pasteur se trouve sollicité pour d’autres tâches moins gratifiantes telles que l’entretien des locaux, le secrétariat ou la représentation de l’Église, dans une solitude parfois pesante. L’organisation de la vie de l’Église l’amène à travailler le soir et le week-end, en décalage avec le reste de la société et le rythme de sa famille. Il n’est pas étonnant de voir des pasteurs aspirer à pratiquer une activité « comme une autre » : avoir des horaires raisonnables, la possibilité de couper, d’avoir des vacances.
Cette aspiration/frustration vient peut-être de la société dans laquelle nous vivons, qui met le loisir en avant et dans laquelle les invitations à profiter de la vie sont nombreuses. On peut y voir l’influence de la génération Y, cette génération née entre 1981 et 1995, pour qui la qualité de vie est importante et qui s’efforce de cultiver un équilibre entre vie professionnelle et vie privée(2).
On peut estimer cette aspiration en décalage avec le modèle sacrificiel prôné par Jésus qui appelle : « si quelqu'un veut me suivre, qu'il renonce à lui-même » (Lc 14.27). Mais nous connaissons des exemples de pasteurs dont les familles ont été sacrifiées, dont les enfants n’ont pas poursuivi dans la foi ou qui ont développé une certaine amertume vis-à-vis de l’Église(3). De telles vies semblent en décalage avec l’invitation de Paul à vivre dans la joie (Ph 4.4), le repos promis par Jésus (Mt 11.28), la fécondité abondante que nous sommes appelés à répandre autour de nous (Jn 7.38).
Entre le sacrifice demandé au disciple et le repos promis par le Seigneur, il y a une tension à laquelle le pasteur est particulièrement confronté. Cette tension se ressent à travers des contraintes d’organisation inhérentes à son activité. Mais avant de lister les plus marquantes d’entre elles dans une deuxième partie, nous tenterons d’identifier la particularité profonde de cette profession.
Spécificité du rôle pastoral
Pour la plupart des personnes, dans la vie professionnelle, il y a un contrat de travail, un patron, des collègues et des clients (ou des usagers). Le pasteur n’a rien de tout cela, ce qui en fait un professionnel à part.
Une vocation plutôt qu’un contrat
À l’origine du pastorat, il y a une vocation. Si l’on devient pasteur, c’est suite de l’appel de Dieu, parce que l’on a un désir fort de prendre soin de l’Église, parce que l’on a l’impression qu’il n’y a pas d’autre choix, que c’est là qu’est notre place.
Mais je crois que cette vocation entre dans un appel plus large. Un appel non pas « professionnel », mais sur toute la vie… Comme c’est d’ailleurs le cas pour chaque chrétien. En effet, contrairement à la théologie catholique qui distingue entre sacerdoce commun et sacerdoce hiérarchique, nous croyons en un seul sacerdoce, commun à tous. La vocation pastorale ne remplace pas la vocation du chrétien, mais elle en fait partie, et la spécifie. L’appel de Dieu pour sa vie reste d’être un chrétien fidèle, serviteur dans l’Église où Dieu l’a placé, et pour le pasteur, cela prend la forme d’un ministère pastoral à plein temps.
L’appel de Dieu a plusieurs niveaux, qui s’empilent en couches successives.
Le premier niveau, la vocation première, c’est d’être un chrétien, selon ce que Dieu attend de nous. Le pasteur est appelé à prendre soin de lui, de sa foi, de son éthique, de sa vie. Or Dieu veut notre bien. En Jésus, il donne le repos, la guérison et la paix (Es 53.4-5), et ce, dès aujourd’hui. Il donne en Jésus un modèle, et on voit dans les évangiles un homme agréable, vers qui les gens allaient volontiers, un bon vivant, quelqu’un de bonne compagnie.
À côté de cette première vocation, celle de prendre soin du chrétien qu’il est, le pasteur a également une vocation familiale. Bien souvent, le pasteur s’est marié et a des enfants. De ces choix résultent des obligations : il doit être un bon conjoint, un bon parent. En un mot, prendre soin des siens. On se souviendra que dans les épîtres pastorales, quand Paul donne des conseils à Timothée ou à Tite pour le choix des responsables, c’est le portrait d’un bon père de famille qu’il dresse (1Tm 3.1-13, Tt 1.5-9). Et si tous les pasteurs ne sont pas confrontés à ces obligations familiales, tous ont des proches dont ils sont appelés à s’occuper (cf. 1 Tm 5.8). Un pasteur doit prendre soin des siens. Sa famille ne saurait être sacrifiée.
Et ce n’est qu’après ces deux niveaux de vocation qu’arrive celui de prendre soin de l’Église, de consacrer la plus grande partie de son temps à s’en occuper.
Il est important de prendre conscience que ces niveaux de vocation ne sont pas rangés les uns à côté des autres, comme sur une étagère d’où on les prendrait successivement suivant le contexte dans lequel on se trouve. C’est une vocation unique, le plan de Dieu pour la vie du pasteur. Plutôt que de tenter de compartimenter ces différents niveaux, le pasteur doit apprendre à les conjuguer. Il reste pasteur, que ce soit au bureau, en famille, ou même en vacances. Et inversement, quand il est à l’Église, il reste un conjoint, un parent et surtout lui-même avec ses forces et ses faiblesses, avec ses convictions et ses doutes, avec ses succès et ses lâchetés.
Usagers, collègues ou employeurs ?
La deuxième spécificité, c’est l’interaction avec les autres chrétiens. Ils ne sont pas seulement membres de la communauté dont le pasteur s’occupe, mais ils sont ceux avec qui il forme une Église dans laquelle ils servent ensemble.
Alors, qu’est-ce qui va au fond différencier le rôle pastoral du leur ? Premièrement la vocation. La vocation dont nous avons parlé est au cœur de cette différence. Dans sa vocation, le pasteur a reconnu un appel à s’occuper de l’Église. Appel que la communauté a reconnu également lorsqu’elle a fait appel au pasteur. Mais, dans le concret de l’action, au quotidien, dans le travail pour le Maître, cette différence peut s’oublier. Les autres chrétiens peuvent être talentueux, parfois même meilleurs que le pasteur dans des aspects de son ministère. Que ce soit au niveau théologique, au niveau de l’accompagnement, de l’organisation, ils peuvent savoir ou savoir faire autant que lui et même parfois plus. Certains d’entre eux consacrent même parfois à l’Église un temps considérable (voire déraisonnable) au prix de sacrifices parfois supérieurs à celui que consent le pasteur.
Une deuxième chose, évidente, qui différencie le pasteur des autres chrétiens dans l’Église, c’est qu’il reçoit de l’argent en échange de son service. Comment appeler cet argent reçu de la part de l’Église ? Le terme « salaire » n’est pas adapté, car le salaire intervient dans le cadre d’une relation de subordination entre un employeur et un employé. Ce cadre définit des tâches, des missions. Et quand il est rempli, l’employé est quitte : il peut percevoir son salaire et rentrer chez lui, déchargé.
Mais on s’accordera à dire qu’une telle façon de voir ne peut s’accorder avec une vocation qui touche à la vie entière ! Pour ma part, je considère comme un privilège que des chrétiens mettent en commun de l’argent afin que je puisse être disponible pour le service de l’Église(4). Alors que beaucoup s’organisent pour vivre leur appel à servir dans l’Église à côté d’une activité professionnelle, le pasteur est libéré de cette contrainte par une Église qui fait appel à lui. C’est une grâce particulière que lui fait le Seigneur pour exercer sa vocation. Mais avec cette chance, vient aussi une responsabilité : celle de bien faire.
Un patron particulier
Le pasteur ne reçoit pas de l’Église un salaire, mais un traitement. C’est que « l’entreprise » dans laquelle travaille le pasteur n’est pas l’Église locale dans laquelle il sert, mais c’est l’Église du Seigneur, répartie sur tous les continents et depuis plus de vingt siècles. C’est lui qui en est le grand patron. Ceci entraîne une relation particulière à la communauté où il sert. Car ce n’est pas elle qui le dirige ; mais Dieu qu’il sert, en la servant.
Or, Dieu est un patron bien particulier… On le voit rarement passer sur le lieu de travail. Il n’effectue pas d’arbitrage, ou de recadrage en venant rétablir les rôles de chacun. Il ne vient pas non plus faire d’évaluation annuelle, définir des objectifs ou faire un point d’avancement. Rien de tout cela. On saisit dès lors la difficulté que peut éprouver le pasteur dans la définition de son cadre de travail. Mais « difficulté » ne signifie pas « impossibilité ». Et c’est, je crois, une (très) bonne chose de se poser avec l’Église et de réfléchir pour fixer des directions, identifier des missions, réfléchir à un projet commun et au rôle de chacun dans celui-ci. En revanche, il faudra accepter que ce projet puisse varier selon ce que Dieu montrera, au temps où il nous le montrera.
Il y a là une invitation à prendre de la distance avec les injonctions de l’Église, d’autant que celles-ci peuvent parfois être contradictoires. Il est important d’écouter l’Église, de l’écouter avec humilité, mais de faire le tri devant Dieu dans ce qu’elle demande. Tout comme on peut espérer que les membres de la communauté font également le tri devant Dieu dans ce que leur dit leur pasteur.
Tout ceci met en relief l’importance de la spiritualité du pasteur afin de rester en phase avec la volonté de Dieu. C’est là un sujet à part entière. On rappellera simplement ce qu’en dit Eugène Peterson :
« Le postulat de la spiritualité est que Dieu est en train d'accomplir quelque chose avant que je le sache. Mon devoir n'est donc pas de demander à Dieu de faire ce qui, à mon avis, doit être fait, mais de prendre conscience de ce que Dieu est en train d'opérer pour que je puisse réagir à son initiative, y participer et y puiser beaucoup de plaisir(5). »
Un chrétien vulnérable
J’aimerais terminer avec une spécificité qui concerne plus le pasteur en tant que chrétien qu’en tant que professionnel : la vulnérabilité.
D’une certaine façon, le pasteur se rend vulnérable en mettant tous ses œufs dans le même panier. Les autres chrétiens conjuguent travail et Église. S’ils ont une période difficile au travail, ils peuvent accomplir des choses dans l’Église et en tirer de la joie. S’ils ont une période difficile à l’Église, ils peuvent se rabattre sur le travail et voir ici ce qu’ils arrivent à accomplir. Mais le pasteur choisit de confondre les deux : Église et travail. Pour lui, il n’y a pas d’échappatoire : si ça se passe mal au travail, c’est aussi le cas à l’Église.
Le fait de confondre les deux le pousse également à être vrai. Il n’a pas la possibilité de porter plusieurs masques, selon le lieu où il se trouve. Sans doute tous les chrétiens devraient-ils avoir les mêmes contraintes mais, dans les faits, cette séparation leur permet de souffler quand la vie du pasteur reste intense.
Il lui est d’autant plus difficile de faire une coupure que sa famille vit, elle aussi, dans l’Église. Parfois, ce sont eux qui la rappellent à lui alors qu’il essayait de s’en extraire. Le foyer n’est alors plus un havre, mais un lieu où on lui rappelle l’Église dont il aimerait se détacher un moment.
Face à cette vulnérabilité, le pasteur doit-il se protéger ? Certains défendent par exemple qu’un pasteur ne peut pas avoir d’ami dans l’Église. Un jour ou l’autre, il aura à les reprendre, à « devenir leur pasteur », et s’ils sont nos amis, ce sera trop difficile.
Il me semble difficile d’envisager les choses ainsi. En effet, si l’on met en pratique le commandement évangélique de s’aimer les uns les autres, on aura du mal à ne pas devenir amis… S’ouvrir aux relations est donc un risque obligatoire, mais il faudra certainement se souvenir que les gens sont des pécheurs(6).
Finalement, la plus grande vulnérabilité du pasteur, c’est qu’il a peut-être « moins d’Église » que les autres. Sans forcément prêcher tous les dimanches, il a moins d’occasions de participer au culte et simplement recevoir. Il n’a pas non plus de pasteur, à moins qu’il ne s’organise pour en trouver un qui sera plus loin(7).
Peut-être peut-on conclure en proposant de voir le pasteur comme un « chrétien professionnel ». Sa vocation, c’est d’être un bon chrétien, un bon conjoint, un bon parent, mais aussi un bon ami, un bon voisin… tout en servant suivant ses dons dans l’Église où son Seigneur l’a placé. Le fait que l’Église lui donne un traitement lui donne un grand privilège, celui de la disponibilité, mais aussi une plus grande responsabilité, celle d’utiliser de façon digne les moyens qu’il lui donne (Lc 12.48b).
Organisation du travail pastoral
Nous l’avons évoqué en introduction : le pasteur est confronté à des spécificités professionnelles parfois difficiles à vivre. Il se prend parfois à rêver d’un métier plus tranquille. Mais à qui se comparer ? À un médecin généraliste qui, au regard des sollicitations fait des journées de 7 h 30 à 20 h ? à une infirmière, s’épuisant dans un service en sous-effectif, rappelée régulièrement pour faire des gardes sur son temps de repos ? à un cadre à qui l’on fournit un mobile et un accès à distance pour qu’il continue de travailler de chez lui ? à ces emplois de type « Uber » où le travailleur ne sait pas s’il aura suffisamment de travail aujourd’hui ? à un patron de PME inquiet de la survie de son entreprise et de sa capacité à payer ses employés ? à un dirigeant de grand groupe qui porte la responsabilité de milliers de personnes derrière ses décisions ? à un commercial toujours en déplacement ?
L’herbe n’est pas plus verte ailleurs. Comme Frédéric de Coninck le constate, le monde du travail change. « On n'est plus censé bien faire un travail dont les règles sont clairement établies, mais faire face du mieux que l'on peut à une situation mouvante et largement imprévisible(8). » Si le pasteur se plaint parfois de ses conditions de travail, il n’est pas le seul. Ainsi, les particularités professionnelles listées ci-dessous ne sont pas l’exclusivité du pasteur. Mais il doit y faire face(9).
Impact familial
L’activité pastorale amène à travailler en décalage avec le reste de la société, avec une grosse présence le dimanche, le week-end, les soirs. C’est en effet le moment où les membres de la communauté sont disponibles, mais c’est également le moment où les autres membres de la famille pastorale se retrouvent. Qu’il est difficile alors de laisser partir le parent, le conjoint… !
L’absence d’un père ou d’une mère, le soir, pèse sur les enfants, même si l’autre parent est là, même si c’est l’heure d’aller se coucher et que cette absence n’aura pas de conséquences pratiques pour lui.
Le couple aussi est touché. Pour beaucoup de couples où les deux conjoints travaillent, le vendredi soir représente un eldorado, le soir où l’on va pouvoir se retrouver, se détendre et oublier les contraintes. Alors que pour son conjoint la pression retombe, c’est le moment où le pasteur se tourne vers le week-end, où il faudra finaliser le culte en jonglant avec les réunions du samedi. Et de la même manière, le dimanche après-midi, lorsque la pression se relâche, c’est là que les autres membres de la famille commencent à « reprendre leur charge », se plongent dans les enjeux du lendemain et de la semaine qui s’ouvre.
Ces contraintes peuvent peser. Mais le pasteur a aussi des possibilités différentes. Avoir des semaines moins contraignantes donne, par exemple, la possibilité de manger le midi avec les enfants. Ces moments peuvent être des moments privilégiés, où des échanges de qualité ont lieu. De même, accompagner les plus jeunes à l’école, aller les chercher le soir, les amener à leurs activités pendant la journée crée des habitudes, des complicités et des souvenirs.
Le pasteur peut même accompagner une sortie scolaire, séance de piscine ou représentation théâtrale. Il peut s’organiser pour le faire sans empiéter sur son jour de repos. C’est en effet l’occasion de mettre en pratique ce à quoi il encourage l’Église : être présent au monde et avoir des contacts. Il se rend disponible pour servir gratuitement son prochain, ici l’école qui en avait besoin. Et à travers lui, à travers son temps libéré, c’est son Église qui exprime sa générosité.
Trouver du temps avec son conjoint peut être plus ardu, surtout si celui-ci travaille. Le temps que le pasteur peut passer avec les enfants libère de la charge globale du couple, mais ça ne fait pas tout. Il faut de la discipline pour se retrouver comme à des rendez-vous réguliers. Diminuer le temps de travail pour se trouver un jour de la semaine en commun peut aussi être une solution.
Solitude
Le pasteur ressent particulièrement sa solitude au travers de l’absence d’un lieu : la « machine à café ». En effet, dans la pause-café, ce qui est important, ce n’est pas le café, mais les discussions qui s’engagent avec les collègues. C’est le lieu où l’on parle de ce que l’on a fait le week-end, de la dernière série qui nous enthousiasme, de la maladie du petit dernier ou bien du fait qu’il était difficile de se lever ce matin. Et le pasteur en est privé.
Cette solitude est paradoxale pour une profession où l’on est largement amené à voir des gens. Mais lors d’un entretien, le temps est structuré, avec des attentes de part et d’autre. Ce n’est pas une occasion de bavarder simplement, dans une relation gratuite telle qu’on peut la vivre devant la machine à café.
Comment y remédier ? Des lieux d’échange existent. On peut citer l’École pastorale qui permet, grâce à ses stages, non seulement d’accéder à une formation permanente, mais aussi de rencontrer des collègues… autour de « pauses café » ! Mais d’autres solutions peuvent aussi être explorées. Dans de nombreuses villes se trouvent des missionnaires ou des équipiers d’œuvres para-ecclésiales. Pourquoi ne pas créer un espace de coworking et travailler ensemble ? Une telle organisation permet d’avoir un vis-à-vis, de parler de choses et d’autres, mais aussi de temps en temps de débloquer une réflexion ou la rédaction d’une prédication sur laquelle on bute.
Finalement, on ne saurait trop recommander au pasteur de trouver pour lui-même un pasteur. Ça demande de l’organisation. Trouver quelqu’un, pas forcément dans la même ville, puis le rencontrer régulièrement, en dépit de la distance impliquée. Mais c’est un réel bénéfice que de pouvoir partager ce que l’on vit avec un vis-à-vis expérimenté qui a du recul sur notre vécu. Ses conseils avisés permettront parfois d’éviter des bêtises. Mais dans les situations compliquées, sa compréhension et sa compassion seront précieuses.
Horaires
Autre question qui vient préoccuper le pasteur : la question des horaires. En faut-il ? Faut-il compter ses heures, et si oui, que compter ? Faut-il compter la lecture personnelle de la Bible, la participation à un groupe de maison, la participation au culte, les invitations à manger, etc. ?
Résoudre cette question est compliqué. Si l’on considère le pastorat comme une vocation globale, on est pasteur tout le temps. Mais à ne pas avoir d’horaires, le pasteur risque d’être sollicité en permanence. Il arbitrera alors sa réponse au cas par cas, s’exposant à des tensions avec les personnes qui le sollicitent. Les horaires fixent un cadre dans lequel le pasteur peut être sollicité. Mais s’ils sont trop rigides, ils s’accorderont difficilement avec la réalité de sollicitations fluctuantes.
Le pasteur a le privilège d’avoir une très grande liberté dans l’organisation de son temps. Cet avantage lui permet de prendre des rendez-vous chez le médecin, faire des courses, pouvoir parer à des imprévus familiaux. Mais c’est aussi une difficulté : face à cette liberté, comment s’organiser ?
Être pasteur tout le temps ne signifie pas qu’il est disponible de la même façon à toutes les heures de la journée. Il me semble bon d’avoir des heures bloquées pour le travail, d’autres protégées pour le repos, et d’autres heures souples où l’on peut s’arranger. Je me rends compte que la régularité permet de ne pas se sentir coupable lorsqu’on ne répond pas immédiatement à une sollicitation. Et je constate qu’elle est également appréciée par l’Église qui sait à quoi s’attendre et quand elle peut solliciter son pasteur sans le déranger.
De la même manière, il peut être bon de séparer les lieux. Avoir son bureau à l’église permet de délimiter les différents temps à l’aide de l’espace. Cela permet de quitter sa tâche physiquement (à défaut souvent de pouvoir le faire toujours mentalement), et d’aménager chez soi un lieu de repos mieux protégé.
Finalement, avoir un « jour off » régulier, contribue au rythme régulier. Il peut être difficile de s’approprier ce temps, et je me souviens de l’avoir vécu comme une contrainte au début de mon ministère. Qu’il est difficile de s’interdire d’accéder à ses mails où à sa tâche quand on se sent en retard ! Mais le gain d’une journée régulière de vrai repos vaut le prix de ce combat temporaire.
Gestion des sollicitations
Le pasteur fait face à des sollicitations sans fin. Le Seigneur a lui-même prévenu : la moisson est grande et les ouvriers peu nombreux (Lc 10.2). Le pasteur n’est donc pas près d’être menacé par le chômage ! Ces sollicitations nombreuses ne sont pas forcément spécifiques au métier de pasteur. Frédéric de Coninck le souligne : « Dans toutes les professions de service, il faut poser des limites à l'investissement du servant, car les besoins et les demandes des autres sont potentiellement infinis(10). » Il est donc logique de constater que Jésus n’a pas répondu à toutes les sollicitations. On le voit renvoyer la foule (en Mt 14.22 par exemple). Si Jésus avait des limites, à plus forte raison le pasteur doit-il accepter les siennes. Il ne peut répondre à tout, le Seigneur l’a créé ainsi.
Comment alors poser des limites ?
Aujourd’hui le téléphone portable nous suit partout. Mais celui-ci a un grand avantage : contrairement aux téléphones du siècle dernier qu’il fallait décrocher pour savoir qui appelait, il est facile aujourd’hui de filtrer un interlocuteur si le moment n’est pas opportun. On peut même l’éteindre, tout comme on peut éteindre l’ordinateur ou couper la connexion Internet. Ainsi, le pasteur a la possibilité de décider quand il peut être sollicité ou non.
Par souci d’exemplarité, le pasteur pourra aussi veiller à la façon dont lui-même sollicite les autres. Si la messagerie ressemble à une bête vorace qui dévore notre temps par ses messages auxquels il faut répondre, chacun peut faire le choix de ne pas l’alimenter en envoyant moins de sollicitations ou en ralentissant le rythme des réponses.
Parmi les sollicitations, il y a la question épineuse des soirées. Les gens étant, la plupart du temps, pris en journée, les soirées sont les cibles naturelles pour organiser toute sorte de rendez-vous : entretiens pastoraux, réunions de travail et autres rencontres cultuelles. Au centre de la vie d’Église, le pasteur peut se retrouver sur-sollicité, ce qui fait peser un risque sur son sommeil. Et quand il s’en rend compte, il est souvent trop tard : les sollicitations qui auraient été déplaçables sont celles pour lesquelles il est engagé depuis le plus longtemps, et ce sont les plus urgentes qui sont proposées lorsqu’il n’y a plus de place. Sur ce point, une règle d’un nombre maximum de soirées prises par semaine peut aider à ne pas se retrouver dans une situation intenable.
Il peut aussi être utile de mener une réflexion plus générale sur les réunions d’Église. Le pasteur doit-il assister à toutes les rencontres communautaires ? Et l’Église a-t-elle pour vocation d’occuper ses membres au maximum par la multiplication des réunions, au risque de les détourner de leur famille et des contacts avec les non-chrétiens. Je crois utile de réfléchir au programme d’Église, et de discerner entre ce qui est obligatoire ou recommandé, et ce qui est facultatif. Et s’il s’agit d’une réunion facultative, le pasteur doit pouvoir avoir lui aussi le choix d’y être présent ou non.
Attention au bourreau
J’ai l’impression que, bien souvent, c’est le pasteur qui est son propre bourreau. C’est en effet lui qui accepte les sollicitations, alors qu’il avait la possibilité de les refuser. Je me souviens d’un jour où mon téléphone a sonné. C’était l’appel d’un gars envahissant, qui me sollicitait fréquemment pour des entretiens qui duraient des heures, mais sans aboutir nulle part. Alors que j’étais pris par ailleurs, j’ai quand même décroché, bougon. Le percevant, il m’a demandé : « Mais qu’est-ce que je t’ai fait ? ». J’ai alors pris conscience de ce qu’il ne m’avait rien fait. J’avais le droit de ne pas décrocher, et j’avais choisi de le faire.
Prendre conscience de son choix n’est pas confortable. Si ma famille me fait des reproches sur mes absences, je n’ai personne derrière qui me cacher. Si je croule et trouve que j’en fais trop, c’est à moi-même que je dois m’en prendre. Mais en même temps, je crois qu’être lucide sur la responsabilité que nous avons quant à la définition de notre charge de travail est un pas décisif dans le fait d’apprendre à dire non.
Dans cette recherche d’un engagement raisonnable, il faut avoir conscience que la cohabitation avec les personnes ayant un « régime ordinaire » dans l’Église peut parfois être source de tensions. Le pasteur est en effet entouré de personnes généreuses qui donnent de leur temps libre, parfois sans compter, parfois de façon déraisonnable, et parfois même avec l’encouragement du pasteur. Il peut alors se retrouver parfois face à des gens qui attendent un sacrifice similaire. Attention de ne pas glisser alors vers une surenchère malsaine de celui qui donnerait le plus. Une telle dynamique peut faire un grand mal à l’Église, si chacun dans l’Église se donne en oubliant ses devoirs envers les siens et envers soi-même.
C’est dans ce contexte que le pasteur doit veiller à garder l’équilibre général entre les différents niveaux de sa vocation. En effet, de par son investissement particulier, il est un modèle pour l’Église(11), comme le recommandait Paul à Timothée (1 Tm 4.12).
Si le pasteur répond « oui » à tout, s’il court sans cesse, s’il n’arrive pas à s’organiser, s’il vit son ministère comme une souffrance, il y a de fortes chances que l’Église vive également la vie communautaire comme un poids. Le pasteur est donc invité à cultiver un ministère joyeux, afin d’encourager l’Église à lui emboîter le pas et qu’elle aussi vive sa vocation d’Église et de témoin de manière joyeuse.
Jésus rappelle que le repos ne se trouve pas dans les mesures de protection que nous pouvons ériger, mais dans l’acceptation du joug qu’il propose (Mt 11.28-31). Se soumettre à ces contraintes, s’y adapter tout comme les autres membres de l’Église s’adaptent aux contraintes inhérentes à leurs propres travaux, est donc important non seulement pour lui, mais aussi pour la santé de la communauté. Il est un modèle, à lui d’accepter sa vocation, l’appel sur sa vie entière, et à la vivre dans le repos donné par le Seigneur.